Voiciun récapitulatif des exploitations d’albums que vous trouverez sur ce blog. A télécharger, essentiellement des imagiers, des fiches pour les élèves et des jeux. Un peu perdu Toujours
Cet article date de plus de trois ans. Publié le 06/05/2019 1757 Durée de la vidéo 1 min. FRANCE 3 Article rédigé par Le mois de mai 2019 est particulièrement froid. Les viticulteurs s'inquiètent pour leurs récoltes et tentent par tous les moyens de protéger leurs vignes. En ce mois de mai, il fait un froid d'automne. A l'inverse, cette année, en plein hiver, les températures étaient douces. Une météo terrible pour les viticulteurs qui tentent désormais de protéger leurs vignes du gel. Dans le Loir-et-Cher, des bougies de paraffine et des feux de branchage ont été allumés pour éloigner le froid. Il a fallu attendre 6 heures du matin, lundi 6 mai, pour que les viticulteurs commencent à souffler. Toute la nuit, un vignoble de Touraine a eu comme bruit de fond la soufflerie des 27 tours antigel. Elles servent à brasser l'air pour le réchauffer et à assécher les bourgeons pour qu'ils souffrent moins en cas de givre. En Savoie, la température au lever du jour est tombée en dessus de 0. Les vignerons ont donc allumé des feux pour réchauffer l'atmosphère. Une lutte pied à pied contre le gel qui devrait se poursuivre dans la nuit du lundi 6 au mardi 7 mai. En Savoie, comme en Alsace, un nouvel épisode de froid est annoncé.
Lobjectif visé est le travail de la compréhension et du rappel de récit à partir de textes lus ou racontés par l’enseignant, d’abord sans présentation des illustrations. L’espace
Emile Zola L'Argent I Onze heures venaient de sonner à la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenêtres donnent sur la place. D'un coup d'oeil, il parcourut les rangs de petites tables, où les convives affamés se serraient coude à coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu'il cherchait. Comme, dans la bousculade du service, un garçon passait, chargé de plats " Dites donc, M. Huret n'est pas venu ? - Non, monsieur, pas encore. " Alors, Saccard se décida, s'assit à une table que quittait un client, dans l'embrasure d'une des fenêtres. Il se croyait en retard ; et, tandis qu'on changeait la serviette, ses regards se portèrent au-dehors, épiant les passants du trottoir. Même, lorsque le couvert fut rétabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journée des premiers jours de mai. A cette heure où le monde déjeunait, elle était presque vide sous les marronniers, d'une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupés ; le long de la grille, à la station des voitures, la file des fiacres s'allongeait, d'un bout à l'autre ; et l'omnibus de la Bastille s'arrêtait au bureau, à l'angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d'aplomb, le monument en était baigné, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n'y avait encore que l'armée des chaises, en bon ordre. Mais Saccard, s'étant tourné, reconnut Mazaud, l'agent de change, à la table voisine de la sienne Il tendit la main. " Tiens ! c'est vous. Bonjour ! - Bonjour ! " répondit Mazaud, en donnant une poignée de main distraite. Petit, brun, très vif, joli homme, il venait d'hériter de la charge d'un de ses oncles, à trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu'il avait en face de lui, un gros monsieur à figure rouge et rasée, le célèbre Amadieu, que la Bourse vénérait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres étaient tombés à quinze francs, et que l'on considérait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans l'affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entêtement de brute chanceuse. Aujourd'hui que la découverte de filons réels et considérables avait fait dépasser aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions ; et son opération imbécile qui aurait dû le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il était salué, consulté surtout. D'ailleurs, il ne donnait plus d'ordres, comme satisfait, trônant désormais dans son coup de génie unique et légendaire. Mazaud devait rêver sa clientèle. Saccard, n'ayant pu obtenir d'Amadieu même un sourire, salua la table d'en face, où se trouvaient réunis trois spéculateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. " Bonjour ! ça va bien ? - Oui, pas mal... Bonjour ! " Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l'hostilité presque. Pillerault pourtant, très grand, très maigre, avec des gestes saccadés et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d'habitude la familiarité d'un joueur qui érigeait en principe le casse-cou, déclarant qu'il culbutait dans des catastrophes, chaque fois qu'il s'appliquait à réfléchir. Il était d'une nature exubérante de haussier, toujours tourné à la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravagé par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie à de continuelles craintes de cataclysme. Quant à Salmon, un très bel homme luttant contre la cinquantaine, étalant une barbe superbe, d'un noir d'encre, il passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait, il ne répondait que par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni même s'il jouait ; et sa façon d'écouter impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, après lui avoir fait une confidence, courait changer un ordre, démonté per son silence. Dans cette indifférence qu'on lui témoignait, Saccard était resté les regards fiévreux et provocants, achevant le tour de la salle. Et il n’échangea plus un signe de tête qu'avec un grand jeune homme, assis a trois tables de distance, le beau Sabatani, un Levantin, à la face longue et brune, qu'éclairaient des yeux noirs magnifiques, mais qu'une bouche mauvaise, inquiétante, gâtait. L'amabilité de ce garçon acheva de l'irriter quelque exécuté d'une Bourse étrangère, un de ces gaillards mystérieux aimé des femmes, tombé depuis le dernier automne sur le marché, qu'il avait déjà vu à l'oeuvre comme prête-nom dans un désastre de banque, et qui peu à peu conquérait la confiance de la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de correction et une bonne grâce infatigable, même pour les plus tarés. Un garçon était debout devant Saccard. " Qu'est-ce que monsieur prend ? - Ah ! oui... Ce que vous voudrez, une côtelette, des asperges. " Puis, il rappela le garçon. " Vous êtes sûr que M. Huret n'est pas venu avant moi et n'est pas reparti ? - Oh ! absolument sûr ! " Ainsi, il en était là , après la débâcle qui, en octobre, l'avait forcé une fois de plus à liquider sa situation, à vendre son hôtel du parc Monceau, pour louer un appartement les Sabatanis seuls le saluaient, son entrée dans un restaurant, où il avait régné, ne faisait plus tourner toutes les têtes, tendre toutes les mains. Il était beau joueur, il restait sans rancune, à la suite de cette dernière affaire de terrains, scandaleuse et désastreuse, dont il n'avait guère sauvé que sa peau. Mais une fièvre de revanche s'allumait dans son être ; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'être là , dès onze heures, pour lui rendre compte de la démarche dont il s'était chargé près de son frère Rougon, le ministre alors triomphant, l'exaspérait surtout contre ce dernier. Huret, député docile, créature du grand homme, n'était qu'un commissionnaire. Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, était-ce possible qu'il l'abandonnât ainsi ? Jamais il ne s'était montré bon frère. Qu'il se fût fâché après la catastrophe, qu'il eût rompu ouvertement pour n'être point compromis lui-même, cela s'expliquait ; mais, depuis six mois, n'aurait-il pas dû lui venir secrètement en aide et, maintenant, allait-il avoir le coeur de refuser le suprême coup d'épaule qu'il lui faisait demander par un tiers, n'osant le voir en personne, craignant quelque crise de colère qui l'emporterait ? Il n'avait qu'un mot à dire, il le remettrait debout, avec tout ce lâche et grand Paris sous les talons. " Quel vin désire monsieur ? demanda le sommelier. - Votre bordeaux ordinaire. " Saccard, qui laissait refroidir sa côtelette, absorbé, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer sur la nappe. C'était Massias, un gros garçon rougeaud, un remisier qu'il avait connu besogneux, et qui se glissait entre les tables, sa cote à la main. Il fut ulcéré de le voir filer devant lui, sans s'arrêter, pour aller tendre la cote à Pillerault et à Moser. Distraits, engagés dans une discussion, ceux-ci y jetèrent à peine un coup d'oeil non, ils n'avaient pas d'ordre à donner, ce serait pour une autre fois, Massias, n'osant s'attaquer au célèbre Amadieu, penché au-dessus d'une salade de homard, en train de causer à voix basse avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l'étudia longuement, puis la rendit, sans un mot. La salle s'animait. D'autres remisiers, à chaque minute, en faisaient battre les portes. Des paroles hautes s'échangeaient de loin, toute une passion d'affaires montait, à mesure que s'avançait l'heure. Et Saccard, dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la place se remplir peu à peu, les voitures et les piétons affluer ; tandis que, sur les marches de la Bourse, éclatantes de soleil, des taches noires, des hommes se montraient déjà , un à un. " Je vous répète, dit Moser de sa voix désolée, que ces élections complémentaires du 20 mars sont un symptôme des plus inquiétants... Enfin, c'est aujourd'hui Paris tout entier acquis à l'opposition. " Mais Pillerault haussait les épaules. Carnot et Garnier-Pagés de plus sur les bancs de la gauche, qu’est-ce que ça pouvait faire ? " C'est comme la question des duchés, reprit Moser, eh bien, elle est grosse de complications... Certainement ! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire la guerre à la Prusse, pour l'empêcher de s'engraisser aux dépens du Danemarck ; seulement, il y avait des moyens d'action... Oui, oui, lorsque les gros se mettent à manger les petits, on ne sait jamais où ça s'arrête... Et, quant au Mexique... Pillerault, qui était dans un de ses jours de satisfaction universelle, l'interrompit d'un éclat de rire " Ah ! non, mon cher, ne vous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique... Le Mexique, ce sera la page glorieuse du règne... Où diable prenez-vous que l’empire soit malade ? Est-ce qu'en janvier l'emprunt de trois cents millions n'a pas été couvert plus de quinze fois ? Un succès écrasant !... Tenez ! je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois ans d'ici, lorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que l'empereur vient de décider. - Je vous dis que tout va mal ! affirma désespérément Moser. - Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien ! " Salmon les regardait l'un après l'autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait écoutés, ramenait aux difficultés de sa situation personnelle cette crise où l'empire semblait entrer. Lui, une fois encore, était par terre est-ce que cet empire, qui l'avait fait, allait comme lui culbuter, croulant tout d'un coup de la destinée la plus haute à la plus misérable ? Ah ! depuis douze ans, qu'il l'avait aimé et défendu, ce régime où il s'était senti vivre, pousser, se gorger de sève, ainsi que l'arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient. Mais, si son frère voulait l'en arracher, si on le retranchait de ceux qui épuisaient le sol gras des jouissances, que tout fût donc emporté, dans la grande débâcle finale des nuits de fête ! Maintenant, il attendait ses asperges, absent de la salle où l'agitation croissait sans cesse, envahi par des souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d'apercevoir son image ; et elle l'avait surpris. L'âge ne mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n'en paraissaient guère que trente-huit, il gardait une maigreur, une vivacité de jeune homme. Même, avec les années, son visage noir et creusé de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s'était comme arrangé, avait pris le charme de cette jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc. Et, invinciblement, il se rappelait son arrivée à Paris, au lendemain du coup d'Etat, le soir d'hiver où il était tombé sur le pavé, les poches vides, affamé, ayant toute une rage d'appétits à satisfaire. Ah ! cette première course à travers les rues, lorsque, avant même de défaire sa malle, il avait eu le besoin de se lancer par la ville, avec ses bottes éculées, son paletot graisseux, pour la conquérir ! Depuis cette soirée, il était souvent monté très haut, un fleuve de millions avait coulé entre ses mains, sans que jamais il eût possédé la fortune en esclave, ainsi qu'une chose à soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matérielle. Toujours le mensonge, la fiction avait habité ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puis, voilà qu'il se retrouvait sur le pavé, comme à l'époque lointaine du départ, aussi jeune, aussi affamé, inassouvi toujours, torturé du même besoin de jouissances et de conquêtes. Il avait goûté à tout, et il ne s'était pas rassasié, n'ayant pas eu l'occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondément dans les personnes et dans les choses. A cette heure, il se sentait cette misère d'être, sur le pavé, moins qu'un débutant, qu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et une fièvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquérir, de monter plus haut qu'il n'était jamais monté, de poser enfin le pied sur la cité conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l'édifice solide de la fortune, la vraie royauté de l'or trônant sur des sacs pleins ! La voix de Moser qui s'élevait de nouveau, aigre et très aiguÃ, tira un instant Saccard de ses réflexions. " L'expédition du Mexique coûte quatorze millions par mois, c'est Thiers qui l'a prouvé... Et il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la majorité est ébranlée. Ils sont trente et quelques maintenant, à gauche. L'empereur lui-même comprend bien que le pouvoir absolu devient impossible, puisqu'il se fait le promoteur de la liberté. " Pillerault ne répondait plus, se contentait de ricaner d'un air de mépris. " Oui, je sais, le marché vous paraÃt solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin... On a trop démoli et trop reconstruit, à Paris, voyez-vous ! Les grands travaux ont épuisé l'épargne. Quant aux puissantes maisons de crédit qui vous semblent si prospères, attendez qu'une d'elles fasse le saut, et vous les verrez toutes culbuter à la file... Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleurs, qu'on vient de fonder pour améliorer la condition des ouvriers, m'effraie beaucoup, moi. Il y a, en France, une protestation, un mouvement révolutionnaire qui s'accentue chaque jour... Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crèvera. " Alors ce fut une protestation bruyante. Ce sacré Moser avait sa crise de foie, décidément. Mais lui-même, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, où Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, à causer très bas. Peu à peu, la salle entière s'inquiétait de ces longues confidences. Qu'avaient-ils à se dire, pour chuchoter ainsi ? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, préparait un coup. Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa également la voix. " Vous savez, les Anglais veulent empêcher qu'on travaille là -bas. On pourrait bien avoir la guerre. " Cette fois, Pillerault fut ébranlé, par l'énormité même de la nouvelle. C'était incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquérant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyé un ultimatum, demandant la cessation immédiate des travaux. Amadieu, évidemment, ne causait que de ça avec Mazaud, à qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'éleva dans l'air chargé d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remuées. Et, à ce moment, ce qui porta l'émotion à son comble, ce fut l'entrée brusque d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un garçon à figure tendre, mangée d'une épaisse barbe châtaine. Il se précipita, un paquet de fiches à la main, et les remit au patron, en lui parlant à l'oreille. " Bon ! " répondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet. Puis, tirant sa montre " Bientôt midi ! Dites à Berthier de m'attendre. Et soyez là vous- même, montez chercher les dépêches. " Lorsque Flory s'en fut allé, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira d'autres fiches de sa poche, qu'il posa sur la nappe, à côté de son assiette ; et, à chaque minute, un client qui partait se penchait au passage, lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier, entre deux bouchées. La fausse nouvelle, venue on ne savait d'où, née de rien, grossissait comme une nuée d'orage. " Vous vendez, n'est-ce pas ? " demanda Moser à Salmon.. Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisé de finesse, qu'il en resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterre, qu'il ne savait même pas avoir inventé. " Moi, j'achète tant qu'on voudra " , conclut Pillerault, avec sa témérité vaniteuse de joueur sans méthode. Les tempes chauffées par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de déjeuner, dans l'étroite salle, Saccard s'était décidé à manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt à se résoudre, il hésitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impérieuse nécessité de faire peau neuve, et il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps législatif ne l’aurait-il pas mené au conseil des ministres, comme son frère ? Ce qu'il reprochait à la spéculation, c'était la continuelle instabilité, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnées jamais il n'avait dormi sur le million réel, ne devant rien à personne. Et, à cette heure où il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, après une vie si extraordinaire de luxe et de gêne, il sortait vidé, brûlé, de ces dix années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans lesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassé de colossales fortunes. Oui, peut-être s'était-il trompé sur ses véritables aptitudes, peut-être triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son activité, sa foi ardente. Tout allait dépendre de la réponse de son frère. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien ! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore à personne, l'affaire énorme qu'il rêvait depuis des semaines et qui l'effrayait lui-même, tellement elle était vaste, faite, si elle réussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde. Pillerault élevait la voix. " Mazaud, est-ce fini, l'exécution de Schlosser ? - Oui, répondit l'agent de change, l'affiche sera mise aujourd'hui... Que voulez-vous ? c'est toujours ennuyeux, mais j'avais reçu les renseignements les plus inquiétants et je l'ai escompté le premier. Il faut bien, de temps à autre, donner un coup de balai. - On m'a affirmé, dit Moser, que vos collègues, Jacoby et Delarocque, y étaient pour des sommes rondes. " L'agent eut un geste vague. " Bah ! c'est la part du feu... Ce Schlosser devait être d'une bande, et il en sera quitte pour aller écumer la Bourse de Berlin ou de Vienne. " Les yeux de Saccard s'étaient portés sur Sabatani, dont un hasard lui avait révélé l'association secrète avec Schlosser tous deux jouaient le jeu connu, l'un à la hausse, l'autre à la baisse sur une même valeur, celui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice de l'autre, et disparaÃtre. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du déjeuner fin qu'il venait de faire. Puis, avec sa grâce caressante d'Oriental mâtiné d'Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il était le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci écrivit sur une fiche. " Il vend ses Suez " , murmura Moser. Et, tout haut, cédant à un besoin, malade de doute " Hein ? que pensez-vous du Suez ? " Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les têtes des tables voisines se tournèrent. La question résumait l’anxiété croissante. Mais le dos d’Arnadieu qui avait simplement invité Mazaud pour lui recommander un de ses neveux, restait impénétrable, n'ayant rien à dire ; tandis que l'agent, que les ordres de vente qu'il recevait commençaient à étonner, se contentait de hocher la tête, par une habitude professionnelle de discrétion. " Le Suez, c'est très bon ! " déclara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir, se dérangea de son chemin, pour serrer galamment la main de Saccard. Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignée de main, si souple, si fondante, presque féminine.. Dans son incertitude de la route à prendre, de sa vie à refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui étaient là . Ah ! si on l'y forçait, comme il les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succès a fait le génie ! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix s'enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hâte qui les dévorait tous d'être là -bas, au jeu, si une débâcle devait se produire sur le Suez. Et, par la fenêtre, au milieu de la place sillonnée de fiacres, encombrée de piétons, il voyait les marches ensoleillées de la Bourse comme mouchetées maintenant d'une montée continue d'insectes humains, des hommes correctement vêtus de noir, qui peu à peu garnissaient la colonnade ; pendant que, derrière les grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rôdant sous les marronniers. Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tête. " Je vous demande pardon, mon cher. Il m’a été impossible de venir plus tôt. " Enfin, c’était Huret, un normand du Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé, qui jouait l’homme simple. Tout de suite, il se fit servir n’importe quoi, le plat du jour, avec un légume. " Eh bien " demanda sèchement Saccard, qui se contenait. Mais l’autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant à manger, avançant la face et baissant la voix " Et bien, j’ai vu le grand homme... Oui, chez lui, ce matin... Oh ! il a été très gentil, très gentil pour vous. " Il s’arrêta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche. " Alors ? - Alors, mon cher, voici... Il veut bien faire pour vous tout ce qu’il pourra, il vous trouvera une très jolie situation, mais pas en France... Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maÃtre, un vrai petit prince. " Saccard était devenu blême. " Dites donc, c’est pour rire, vous vous fichez du monde !... Pourquoi pas tout de suite la déportation !... Ah ! Il veut se débarrasser de moi. Qu’il prenne garde que je finisse par le gêner pour de bon ! " Huret restait la bouche pleine, conciliant. " Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire. - Que je me laisse supprimer, n’est-ce pas ?... Tenez ! tout à l’heure, on disait que l’empire n’aurait bientôt plus une faute à commettre. Oui, la guerre d’Italie, le Mexique, l’attitude vis-à -vis de la Prusse. Ma parole, c’est la vérité !... Vous ferez tant de bêtises et de folies, que la France entière se lèvera pour vous flanquer dehors " Du coup, le député, la fidèle créature du ministre, s’inquiéta, palissant, regardant autour de lui. " Ah ! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre... Rougon est un honnête homme, il n'y a pas de danger, tant qu'il sera là ... Non, n'ajoutez rien, vous le méconnaissez, je tiens à le dire. " Violemment, étouffant sa voix entre ses dents serrées, Saccard l'interrompit. " Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble... Oui ou non, veut- il me patronner ici, à Paris ? - A Paris, jamais ! " Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, très calme, Huret, qui connaissait ses colères, continuait à avaler de grosses bouchées de pain et le laissait aller, de peur d'un esclandre. Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte émotion. Gundermann venait d'entrer, le banquier roi, le maÃtre de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l'énorme tête chauve, au nez épais, aux yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement et une fatigue immenses. Jamais il n'allait à la Bourse, affectant même de n'y pas envoyer de représentant officiel ; jamais non plus il ne déjeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-là , de se montrer au restaurant Champeaux, où il s'asseyait à une des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait. Tout de suite, le personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eau, et tous les convives présents s'aplatirent. Moser, l'air anéanti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait à son gré la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluait, n'ayant foi qu'en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et Mazaud, qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers étaient ainsi en train de partir, qui restèrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour d’échines respectueuses, au milieu de la débandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vénération prendre le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter à ses lèvres décolorées. Autrefois, dans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau ; Saccard avait eu des discussions, toute une brouille même avec Gundermann. Ils ne pouvaient s’entendre, l'un passionné et jouisseur, l'autre sobre et d’une froide logique. Aussi le premier, dans sa colère, exaspéré encore par cette entrée triomphale, s’en allait-il, lorsque l'autre l'appela. " Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai ? vous les affaires... Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux. " Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite taille, il répliqua d'une voie aiguà comme une épée " Je fonde une maison de crédit au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientôt. " Et il sortit, laissant derrière lui le brouhaha ardent de la salle, où tout le monde se bousculait, pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah ! réussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient lui tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l'or, et l'abattre peut-être un jour ! Il n'était pas décidé à lancer sa grande affaire, il demeurait surpris de la phrase que le besoin de répondre lui avait tirée. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant que son frère l'abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le rejeter à la lutte, comme le taureau saignant est ramené dans l'arène ? Un instant, il resta frémissant, au bord du trottoir. C'était l'heure active où la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu, les deux artères engorgées qui charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place, des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant le pavé, au milieu des remous d'une cohue de piétons. Sans arrêt, les deux files de fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient ; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient en un rang pressé, que dominaient les cochers, guides en main, prêts à fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le péristyle étaient noirs d'un fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse, installée déjà sous l'horloge et fonctionnant, montait la clameur de l'offre et de la demande, ce bruit de marée de l'agio, victorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là , ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui, au bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyé par la bousculade des gens pressés, il rêvait une fois de plus la royauté de l'or, dans ce quartier de toutes les fièvres, où la Bourse, d'une heure à trois, bat comme un coeur énorme, au milieu. Mais, depuis sa déconfiture, il n'avait point osé rentrer à la Bourse ; et, ce jour-là encore, un sentiment de vanité souffrante, la certitude d'y être accueilli, en vaincu, l'empêchait de monter les marches. Comme les amants chassés de l'alcôve d'une maÃtresse, qu'ils désirent davantage, même en croyant l'exécrer, il revenait fatalement là , il faisait le tour de la colonnade sous des prétextes, traversant le jardin, marchant d'un pas de promeneur, à l’ombre des marronniers. Dans cette sorte de square poussiéreux, sans gazon ni fleurs, où grouillait sur les bancs, parmi les urinoirs et les kiosques à journaux, un mélangé de spéculateurs louches et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant des poupons, il affectait une flânerie désintéressée, levait les yeux, guettait, avec la furieuse pensée qu'il faisait le siège du monument, qu'il l'enserrait d'un cercle étroit, pour y rentrer un jour en triomphateur. Il pénétra dans l'angle de droite, sous les arbres qui font face à la rue de la Banque, et tout de suite il tomba sur la petite bourse des valeurs déclassées les " Pieds humides " , comme on appelle avec un ironique mépris ces joueurs de la brocante, qui cotent en plein vent, dans la boue des jours pluvieux, les titres des compagnies mortes. Il y avait là , en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils desséchés d'oiseaux voraces, une extraordinaire réunion de nez typiques, rapprochés les uns des autres, ainsi que sur une proie, s'acharnant au milieu de cris gutturaux, et comme près de se dévorer entre eux. Il passait, lorsqu'il aperçut un peu à l'écart un gros homme, en train de regarder au soleil un rubis, qu'il levait en l'air, délicatement, entre ses doigts énormes et sales. " Tiens, Busch !... Vous me faites songer que je voulais monter chez vous. " Busch, qui tenait un cabinet d'affaires, rue Feydeau, au coin de la rue Vivienne, lui avait, à plusieurs reprises, été d'une utilité grande, en des circonstances difficiles. Il restait extasié, à examiner l'eau de la pierre précieuse, sa large face plate renversée, ses gros yeux gris comme éteints par la lumière vive ; et l'on voyait, roulée en corde, la cravate blanche qu'il portait toujours ; tandis que sa redingote d'occasion, anciennement superbe, mais extraordinairement râpée et, maculée de taches, remontait jusque dans ses cheveux pâles, qui tombaient en mèches rares et rebelles de son crâne nu. Son chapeau, roussi par le soleil, lavé par les averses, n'avait plus d'âge. Enfin, il se décida à redescendre sur terre. " Ah ! monsieur Saccard, vous faites un petit tour par ici.. - Oui... C'est une lettre en langue russe, une lettre d'un banquier russe, établi à Constantinople. Alors, j'ai pensé à votre frère, pour me la traduire. " Busch, qui, d'un mouvement inconscient et tendre, roulait toujours le rubis dans sa main droite, tendit la gauche, en disant que, le soir même, la traduction serait envoyée. Mais Saccard expliqua qu'il s'agissait seulement de dix lignes. " Je vais monter, votre frère me lira ça tout de suite... " Et il fut interrompu par l'arrivée d'une femme énorme, Mme Méchain, bien connue des habitués de la Bourse, une de ces enragées et misérables joueuses, dont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffi et rouge, aux minces yeux bleus, au petit nez perdu, à la petite bouche d'où sortait une voix flûtée d'enfant, semblait déborder du vieux chapeau mauve, noué de travers par des brides grenat ; et la gorge géante, et le ventre hydropique, crevaient la robe de popeline verte, mangée de boue, tournée au jaune. Elle tenait au bras un antique sac de cuir noir, immense, aussi profond qu'une valise, qu'elle ne quittait jamais. Ce jour-là , le sac gonflé, plein à crever, la tirait à droite, penchée comme un arbre. " Vous voilà , dit Busch qui devait l'attendre. - Oui, et j'ai reçu les papiers de Vendôme, je les apporte. - Bon ! filons chez moi... Rien à faire aujourd'hui, ici " Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber là les titres délassés, les actions des sociétés mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs qu'ils se disputent à vingt sous, à dix sous, dans le vague espoir d'un relèvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise scélérate, qu'ils cèdent avec bénéfice aux banquiers désireux de gonfler leur passif. Dans les batailles meurtrières de la finance, la Méchain était le corbeau qui suivait les armées en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison de crédit ne se fondait, sans qu'elle apparût, avec son sac, sans qu'elle flairât l'air, attendant les cadavres, même aux heures prospères des émissions triomphantes ; car elle savait bien que la déroute était fatale, que le jour du massacre viendrait, où il y aurait des morts à manger, des titres à ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d'une banque, eut un léger frisson, fut traversé d'un pressentiment, à voir ce sac, ce charnier des valeurs dépréciées, dans lequel passait tout le sale papier balayé de la Bourse. Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard le retint. " Alors, je puis monter, je suis certain de trouver votre frère ? " Les yeux du juif s'adoucirent, exprimèrent une surprise inquiète. " Mon frère, mais certainement ! Où voulez-vous qu’il soit ? - Très bien, à tout à l'heure ! " Et, Saccard, les laissant s'éloigner, poursuivit sa marche lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame des Victoires. Ce côté de la place est un des plus fréquentés, occupé par des fonds de commerce, des industries en chambre, dont les enseignes d'or flambaient sous le soleil. Des stores battaient aux balcons, toute une famille de province restait béante, à la fenêtre d'un hôtel meublé. Machinalement, il avait levé la tête, regardé ces gens dont l'ahurissement le faisait sourire, en le réconfortant par cette pensée qu'il y aurait toujours, dans les départements, des actionnaires. Derrière son dos, la clameur de la Bourse, le bruit de la marée lointaine continuait, l'obsédait, ainsi qu'une menace d'engloutissement qui allait le rejoindre. Mais une nouvelle rencontre l'arrêta. " Comment, Jordan, vous à la Bourse ? " s'écria-t-il, en serrant la main d'un grand jeune homme brun, aux petites moustaches, à l'air décidé et volontaire. Jordan, dont le père, un banquier de Marseille, s'était autrefois suicidé, à la suite de spéculations désastreuses, battait depuis dix ans le pavé de Paris, enragé de littérature, dans une lutte brave contre la misère noire. Un de ses cousins, installé à Plassans, où il connaissait la famille de Saccard, l'avait autrefois recommandé à ce dernier, lorsque celui-ci recevait tout Paris, dans son hôtel du parc Monceau. " Oh ! à la Bourse, jamais ! " répondÃt le jeune homme, avec un geste violent, comme s'il chassait le souvenir tragique de son père. Puis, se remettant à sourire " Vous savez que je me suis marié... Oui, avec une petite amie d'enfance. On nous avait fiancés aux jours où j'étais riche, et elle s'est entêtée à vouloir quand même du pauvre diable que je suis devenu. - Parfaitement, j'ai reçu la lettre de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vous que j'ai été en rapport, autrefois, avec votre beau-père, M. Maugendre, lorsqu'il avait sa manufacture de bâches, à la Villette. Il a dû y gagner une jolie fortune. " Cette conversation avait lieu prés d'un banc, et Jordan l’interrompit, pour présenter un monsieur gros et court, à l'aspect militaire, qui se trouvait assis, et avec lequel il causait, lors de la rencontre. " Monsieur le capitaine Chave, un oncle de ma femme... Mme Maugendre, ma belle-mère, est une Chave, de Marseille " Le capitaine s'était levé, et Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectique, au cou raidi par l'usage du col de crin, un de ces types d'infimes joueurs au comptant, qu'on était certain de rencontrer tous les jours là , d'une heure à trois. C'est un jeu de gagne-petit, un gain presque assuré de quinze à vingt francs, qu'il faut réaliser dans la même Bourse. Jordan avait ajouté avec son bon rire expliquant sa présence " Un boursier féroce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant. - Dame ! dit simplement le capitaine, il faut bien jouer, puisque le gouvernement, avec sa pension, me laisse crever de faim. " Ensuite, Saccard, que le jeune homme intéressait par sa bravoure à vivre, lui demanda si les choses de la littérature marchaient. Et Jordan, s'égayant encore, raconta l'installation de son pauvre ménage à un cinquième de l'avenue de Clichy ; car les Maugendre, qui se défiaient d'un poète, croyant avoir beaucoup fait en consentant au mariage, n'avaient rien donné, sous le prétexte que leur fille, après eux, aurait leur fortune intacte, engraissée d'économies. Non, la littérature ne nourrit pas son homme, il avait en projet un roman qu'il ne trouvait pas le temps d'écrire, et il était entré forcément dans le journalisme, où il bâclait tout ce qui concernait son état, depuis des chroniques, jusqu'à des comptes rendus de tribunaux et même des faits divers. " Eh bien, dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j'aurai peut- être besoin de vous. Venez donc me voir. " Après avoir salué, il tourna derrière la Bourse. Là , enfin, la clameur lointaine, les abois du jeu cessèrent, ne furent qu'une rumeur vague, perdue dans le grondement de la place. De ce côté, les marches étaient également envahies de monde ; mais le cabinet des agents de change, dont on voyait les tentures rouges par les hautes fenêtres, isolait du vacarme de la grande salle la colonnade, où des spéculateurs, les délicats, les riches, s'étaient assis commodément à l'ombre, quelques-uns seuls, d'autres par petits groupes, transformant en une sorte de club ce vaste péristyle ouvert au plein ciel. C'était un peu, ce derrière du monument, comme l'envers d'un théâtre, l'entrée des artistes, avec la rue louche et relativement tranquille, cette rue Notre-Dame-des-Victoires, occupée toute par des marchands de vin, des cafés, des brasseries, des tavernes, grouillant d'une clientèle spéciale, étrangement mêlée. Les enseignes indiquaient aussi la végétation mauvaise, poussée au bord d'un grand cloaque voisin des compagnies d'assurances mal famées, des journaux financiers de brigandage, des sociétés, des banques, des agences, des comptoirs, la série entière des modestes coupe-gorge, installés dans des boutiques ou à des entresols, larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée partout, des hommes rôdaient, attendaient, ainsi qu'à la corne d'un bois. Saccard s'était arrêté à l'intérieur des grilles. Levant les yeux sur la porte qui conduit au cabinet des agents de d'ange, avec le regard aigu d'un chef d'armée examinant sous toutes ses faces la place dont il veut tenter l'assaut, lorsqu’un grand gaillard, qui sortait d'une taverne, traversa la rue et vint s'incliner très bas. " Ah ! monsieur Saccard, n'avez-vous rien pour moi ? J'ai quitté définitivement le Crédit mobilier, je cherche une situation. " Jantrou était un ancien professeur, venu de Bordeaux à Paris, à la suite d'une histoire restée louche. Obligé de quitter l'Université, déclassé, mais beau garçon avec sa barbe noire en éventail et sa calvitie précoce, d'ailleurs lettré, intelligent et aimable, il était débarqué à la Bourse vers vingt-huit ans, s'y était traÃné et sali pendant dix années comme remisier, en n'y gagnant guère que l'argent nécessaire a ses vices. Et, aujourd'hui, tout à fait chauve, se désolant ainsi qu'une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l'occasion qui devait le lancer au succès, à la fortune. Saccard, à le voir si humble, se rappela avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux décidément, les tarés et les ratés seuls lui restaient. Mais il n'était pas sans estime pour l'intelligence vive de celui-ci, et il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves avec les désespérés, ceux qui osent tout, ayant tout à gagner. Il se montra bonhomme. " Une situation, répéta-t-il. Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir. - Rue Saint-Lazare, maintenant, n'est-ce pas ? - Oui, rue Saint-Lazare. Le matin. " Ils causèrent. Jantrou était très animé contre la Bourse, répétant qu'il fallait être un coquin pour y réussir, avec la rancune d'un homme qui n'avait pas eu la coquinerie chanceuse. C'était fini, il voulait tenter autre chose, il lui semblait que, grâce à sa culture universitaire, à sa connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans l’administration. Saccard l'approuvait d'un hochement de tête. Et, comme ils étaient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu'à la rue Brongniart, tous deux s'intéressèrent à un coupé sombre, d'un attelage très correct, qui était arrêté dans cette rue, le cheval tourné vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perché, demeurait d'une immobilité de pierre, ils avaient remarqué qu'une tête de femme, à deux reprises, paraissait a la portière et disparaissait, vivement. Tout d'un coup, la tête se pencha, s'oublia, avec un long regard d'impatience en arrière, du côté de la Bourse. " La baronne Sandorff " , murmura Saccard. C'était une tête brune très étrange, des yeux noirs brûlants sous des paupières meurtries, un visage de passion à la bouche saignante, et que gâtait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d'une maturité précoce, pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante habillée par les grands couturiers du règne. " Oui, la baronne, répéta Jantrou. Je l'ai connue, quand elle était jeune fille, chez son père, le comte de Ladricourt. Oh ! un enragé joueur, et d'une brutalité révoltante. J'allais prendre ses ordres chaque matin, il a failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleuré, celui-là , quand il est mort d'un coup de sang, ruiné, à la suite d'une série de liquidations lamentables... La petite alors à dû se résoudre à épouser le baron Sandorff, conseiller à l'ambassade d'Autriche, qui avait trente-cinq ans de plus qu'elle, et qu'elle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu. - Je sais " , dit simplement Saccard. De nouveau, la tête de la baronne avait replongé dans le coupé. Mais, presque aussitôt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place. " Elle joue, n'est-ce pas ? - Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de crise, on peut la voir la, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiévreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres... Et, tenez ! c'était Massias qu'elle attendait le voici qui la rejoint. " En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa cote a la main, et ils le virent qui s'accoudait a la portière du coupé, y plongeant la tête a son tour, en grande conférence avec la baronne. Puis, comme ils s'écartaient un peu, pour ne pas être surpris dans leur espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils l'appelèrent. Lui, d'abord, jeta un regard de côté, s'assurant que le coin de la rue le cachait ; ensuite, il s'arrêta net, essoufflé, son visage fleuri congestionné, gai quand même, avec ses gros yeux bleus d'une limpidité enfantine. " Mais qu'est-ce qu'ils ont ? cria-t-il. Voilà le Suez qui dégringole. On parle d'une guerre avec l'Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionne, et qui vient on ne sait d'où... Je vous le demande un peu, la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventé ça ? A moins que ça ne se soit inventé tout seul... Enfin, un vrai coup de chien. " Jantrou cligna des yeux. " La dame mord toujours ? - Oh ! enragée ! Je porte ses ordres a Nathansohn. " Saccard, qui écoutait, fit tout haut une réflexion. " Tiens ! c'est vrai, on m'a dit que Nathansohn était entré à la coulisse. - Un garçon très gentil, Nathansohn, déclara Jantrou, et qui mérite de réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier... Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son père, un Autrichien, est établi à Besançon, horloger, je crois... Vous savez que ça l'a pris un jour, là - bas, au Crédit, en voyant comment ça se manigançait. Il s'est dit que ce n'était pas si malin, qu'il n'y avait qu'à avoir une chambre et à ouvrir un guichet ; et il a ouvert un guichet... Vous êtes content, vous, Massias ? - Oh ! content ! Vous y avez passé, vous avez raison de dire qu'il faut être juif ; sans ça, inutile de chercher à comprendre, on n'y a pas la main, c'est la déveine noire... Quel sale métier ! Mais on y est, on y reste. Et puis, j'ai encore de bonnes jambes, j’espère tout de même. " Et il repartit, courant et riant. On le disait fils d'un magistrat de Lyon, frappé d'indignité, tombé lui-même à la Bourse, après la disparition de son père, n'ayant pas voulu continuer ses études de droit. Saccard et Jantrou, à petits pas, revinrent vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvèrent le coupé de la baronne ; mais les glaces étaient levées, la voiture mystérieuse paraissait vide, tandis que l'immobilité du cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu'au dernier cours. " Elle est diablement excitante, reprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron. " Jantrou eut un sourire singulier. " Oh ! le baron, il y a longtemps qu'il en a assez, je crois. Il est très ladre, dit-on... Alors, vous savez avec qui elle s'est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais ? - Non. - Avec Delcambre. - Delcambre, le procureur général ! ce grand homme sec, si jaune, si rigide !... Ah ! je voudrais bien les voir ensemble ! " Et tous deux, très égayés, très allumés, se séparèrent avec une vigoureuse poignée de main, après que l’un ait rappelé à l'autre qu'il se permettrait d'aller le voir prochainement. Dès qu'il se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui déferlait avec l’entêtement du flux à son retour. Il avait tourné le coin, il descendait vers la rue Vivienne, par ce côté de la place que l'absence de cafés rend sévère. Il longea commerce, le bureau de poste, les grandes agences d’annonces, de plus en plus assourdi et enfiévré, à mesure qu’il revenait devant la façade principale ; et, quand il put enfiler le péristyle d'un regard oblique, il fit une nouvelle pause comme s'il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d'investissement passionné dont il l'enserrait. Là , sur cet élargissement du pavé, la vie s'étalait, éclatait un flot de consommateurs envahissait les cafés, la boutique du pâtissier ne désemplissait pas, les étalages attroupaient la foule, celui d’un orfèvre surtout, flambant de grosses pièces d'argenterie. Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piétons augmentât, dans un enchevêtrement inextricable ; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers, en ligne, barraient le trottoir presque d’un bout à l'autre de la grille. Mais ses yeux s’étaient fixés sur les marches hautes, où des redingotes s’égrenaient au plein soleil. Puis, ils remontèrent vers les colonnes dans la masse compacte, un grouillement noir, à peine éclairé par les taches pâles des visages. Tous étaient debout, on ne voyait pas les chaises, le rond que faisait la coulisse, assise sous l'horloge, ne se devinait qu’à une sorte de bouillonnement, une furie de gestes et de paroles dont l'air frémissait. Vers la gauche, le groupe des banquiers occupés à des arbitrages, à des opérations sur le change et sur les chèques anglais, restait plus calme, sans cesse traversé par la queue de monde qui entrait, allant au télégraphe. Jusque sous les galeries latérales, les spéculateurs débordaient, s'écrasaient ; et, entre les colonnes, appuyés aux rampes de fer, il y en avait qui présentaient le ventre ou le dos, comme chez eux, contre le velours d'une loge. La trépidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait, agitait la Bourse entière, dans un vacillement de flamme. Brusquement, il reconnut le remisier Massias qui descendait les marches à toutes jambes, puis qui sauta dans sa voiture, dont le cocher lança le cheval au galop. Alors, Saccard sentit ses poings se serrer. Violemment, il s'arracha, il tourna dans la rue Vivienne, traversant la chaussée pour gagner le coin de la rue Feydeau, où se trouvait la maison de Busch. Il venait de se rappeler la lettre russe qu'il avait à se faire traduire. Mais, comme il entrait, un jeune homme, planté devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chaussée, le salua ; et il reconnut Gustave Sédille, le fils d'un fabricant de soie de la rue des Jeûneurs, que son père avait placé chez Mazaud, pour étudier le mécanisme des affaires financières. Il sourit paternellement à ce grand garçon élégant, se doutant bien de ce qu'il faisait là , en faction. La papeterie Conin fournissait de carnets toute la Bourse, depuis que la petite Mme Conin y aidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait jamais de son arrière-boutique, s'occupait de la fabrication, tandis qu'elle, toujours, allait et venait, servant au comptoir, faisant les courses dehors. Elle était grasse, blonde, rose, un vrai petit mouton frisé, avec des cheveux de soie pâle, très gracieuse, très câline, et d'une continuelle gaieté. Elle aimait bien son mari, disait-on, ce qui ne l'empêchait pas, quand un boursier de la clientèle lui plaisait, d'être tendre ; mais pas pour de l'argent, uniquement pour le plaisir, et une seule fois, dans une maison amie du voisinage, à ce que racontait la légende. En tout cas, les heureux qu'elle faisait devaient se montrer discrets et reconnaissants, car elle restait adorée, fêtée, sans un vilain bruit autour d'elle. Et la papeterie continuait de prospérer, c'était un coin de vrai bonheur. En passant, Saccard aperçut Mme Conin qui souriait à Gustave à travers les vitres. Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation délicieuse de caresse. Enfin ; il monta. Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut, au cinquième étage, un étroit logement composé de deux chambres et d'une cuisine. Né à Nancy, de parents allemands, il était débarqué là de sa ville natale, il y avait peu à peu étendu son cercle d'affaires, d'une extraordinaire complication, sans éprouver le besoin d'un cabinet plus grand, abandonnant à son frère Sigismond la pièce sur la rue, se contentant de la petite pièce sur la cour, où les paperasses ; les dossiers, les paquets de toutes sortes s'empilaient tellement, que la place d'une unique chaise, contre le bureau, se trouvait réservée. Une de ses grosses affaires était bien le trafic sur les valeurs dépréciées ; il les centralisait, il servait d’intermédiaire entre la petite Bourse et les " Pieds humides " et les banqueroutiers, qui ont des trous à combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les cours, achetant directement parfois, alimenté surtout par les stocks qu'on lui apportait. Mais, outre l'usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres précieuses, il s'occupait particulièrement de l'achat des créances. C'était là ce qui emplissait son cabinet à en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes. Dès qu'il apprenait une faillite, il accourait, rôdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des créances désespérées. Lui-même publiait des annonces, attirait les créanciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de véritables hottes, le tas sans cesse accru d'un chiffonnier de la dette billets impayés, traités inexécutés, reconnaissances restées vaines, engagements non tenus. Puis, là -dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gâté, ce qui demandait un flair spécial, très délicat. Dans cette mer de créanciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop éparpiller son effort. En principe, il professait que toute créance, même la plus compromise, peut redevenir bonne, et il avait une série de dossiers admirablement classés, auxquels correspondait un répertoire des noms, qu'il relisait de temps à autre, pour s'entretenir la mémoire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus près ceux qu'il sentait avoir des chances de fortune prochaine son enquête dénudait les gens, pénétrait les secrets de famille, prenait note des parentés riches, des moyens d'existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des années souvent, il laissait ainsi mûrir un homme, pour l'étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fièvre de recherches continuelles, l'oeil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quêtant les adresses comme un chien quête le gibier. Et, dès qu'il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait féroce, les mangeait de frais, les vidait jusqu'au sang, tirant cent francs de ce qu'il avait payé dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur, forcé de gagner avec ceux qu'il empoignait ce qu'il prétendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu'une fumée. Dans cette chasse aux débiteurs, la Méchain était une des aides que Busch aimait le mieux à employer ; car, s'il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs à ses ordres, il vivait dans la défiance de ce personnel, mal famé et affamé ; tandis que la Méchain avait pignon sur rue, possédait derrière la butte Montmartre toute une cité, la Cité de Naples, un vaste terrain planté de huttes branlantes qu'elle louait au mois un coin d'épouvantable misère, des meurt-de-faim en tas dans l'ordure, des trous à pourceau qu'on se disputait et dont elle balayait sans pitié les locataires avec leur fumier, dès qu'ils ne payaient plus. Ce qui la dévorait, ce qui lui mangeait les bénéfices de sa cité, c'était sa passion malheureuse du jeu. Et elle avait aussi le goût des plaies d'argent, des ruines, des incendies, au milieu desquels on peut voler des bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d'un renseignement à prendre, d'un débiteur à déloger, elle y mettait parfois du sien, se dépensait pour le plaisir. Elle se disait veuve, mais personne n'avait connu son mari. Elle venait on ne savait d'où, et elle paraissait avoir eu toujours cinquante ans, débordante, avec sa mince voix de petite fille. Ce jour-là , dès que la Méchain se trouva assise sur l'unique chaise, le cabinet fut plein, comme bouché par ce dernier paquet de chair, tombé à cette place. Devant son bureau, Busch, prisonnier, semblait enfoui, ne laissant émerger que sa tête carrée, au-dessus de la mer des dossiers. " Voici, dit-elle en vidant son vieux sac de l'énorme tas de papiers qui le gonflait, voici ce que Fayeux m'envoie de Vendôme... Il a tout acheté pour vous, dans cette faillite Charpier que vous m'aviez dit de lui signaler... Cent dix francs. Fayeux, qu'elle appelait son cousin, venait d'installer là -bas un bureau de receveur de rentes. Il avait pour négoce avoué de toucher les coupons des petits rentiers du pays ; et, dépositaire de ces coupons et de l'argent, il jouait frénétiquement. " Ça ne vaut pas grand-chose, la province, murmura Busch, mais on y fait des trouvailles tout de même. " Il flairait les papiers, les triait déjà d'une main experte, les classait en gros d'après une première estimation, à l'odeur. Sa face plate se rembrunissait, il eut une moue désappointée. " Hum ! il n'y a pas gras, rien à mordre. Heureusement que ça n'a pas coûté cher... Voici des billets... Encore des billets... Si ce sont des jeunes gens, et s'ils sont venus à Paris, nous les rattraperons peut- être... " Mais il eut une légère exclamation de surprise. " Tiens ! qu'est-ce que c'est que ça ? " Il venait de lire, au bas d'une feuille de papier timbre, la signature du comte de Beauvilliers, et la feuille ne portait que trois lignes, d'une grosse écriture sénile. " Je m'engage à payer la somme de dix mille francs mademoiselle Léonie Cron, le jour de sa majorité. " " Le comte de Beauvilliers, reprit-il lentement, réfléchissant tout haut, oui, il a eu des fermes, tout un domaine, du côté de Vendôme... Il est mort d'un accident de chasse, il a laissé une femme et deux enfants dans la gêne. J'ai eu des billets autrefois, qu'ils ont payés difficilement... Un farceur, un pas-grand-chose... " Tout d'un coup, il éclata d'un gros rire, reconstruisant l'histoire. " Ah ! le vieux filou, c'est lui qui a fichu dedans la petite !... Elle ne voulait pas, et il l'aura décidée avec ce chiffon de papier, qui était légalement sans valeur. Puis, il est mort... Voyons, c'est daté de 1854, il y a dix ans. La fille doit être majeure, que diable ! Comment cette reconnaissance pouvait-elle se trouver entre les mains de Charpier ?... Un marchand de grains, ce Charpier, qui prêtait à la petite semaine. Sans doute la fille lui a laissé ça en dépôt pour quelques écus ; ou bien peut-être s'était-il chargé du recouvrement... - Mais, interrompit la Méchain, c'est très bon, ça, un vrai coup ! Busch haussa dédaigneusement les épaules. " Eh ! non, je vous dis qu'en droit ça ne vaut rien... Que je présente ça aux héritiers, et ils peuvent m'envoyer promener, car il faudrait faire la preuve que l'argent est réellement dû... Seulement, si nous retrouvons la fille, j'espère les amener à être gentils et à s'entendre avec nous, pour éviter un tapage désagréable... Comprenez- vous ? cherchez cette Léonie Cron, écrivez à Fayeux pour qu'il nous déniche là -bas. Ensuite, nous verrons à rire. " Il avait fait des papiers deux tas qu'il se promettait d'examiner à fond, quand il serait seul, et il restait immobile, les mains ouvertes, une sur chaque tas. Après un silence, la Méchain reprit " Je me suis occupée des billets Jordan... J'ai bien cru que j'avais retrouvé notre homme. Il a été employé quelque part, il écrit maintenant dans les journaux. Mais on vous reçoit si mal, dans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois qu'il ne signe pas ses articles de son vrai nom. " Sans une parole, Busch avait allongé le bras pour prendre, à sa place alphabétique, le dossier Jordan. C'étaient six billets de cinquante francs, datés de cinq années déjà et échelonnés de mois en mois, une somme totale de trois cents francs, que le jeune homme avait souscrite à un tailleur, aux jours de misère. Impayés à leur présentation, les billets s'étaient grossis de frais énormes, et le dossier débordait d'une formidable procédure. A cette heure, la dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes. " Si c'est un garçon d'avenir, murmura Busch, nous le pincerons toujours. " Puis, une liaison d'idées se faisant sans doute en lui, il s'écria " Et dites donc, l'affaire Sicardot, nous l'abandonnons ? " La Méchain leva au ciel ses gros bras éplorés. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous de désespoir. " Ah ! Seigneur Dieu ! gémit-elle de sa voix de flûte, j'y laisserai ma peau ! " L'affaire Sicardot était toute une histoire romanesque qu'elle aimait conter. Une petite-cousine à elle, Rosalie Chavaille, la fille tardive d'une soeur de son père avait été prise à seize ans, un soir, sur les marches de l'escalier, dans une maison de la rue de la Harpe, où elle et sa mère occupaient un petit logement au sixième. Le pis était que le monsieur, un homme marié, débarqué depuis huit jours à peine, avec sa femme, dans une chambre que sous-louait une dame du second, s'était montré si amoureux, que la pauvre Rosalie, renversée d'une main trop prompte contre l'angle d'une marche, avait eu l'épaule démise. De là , juste colère de la mère, qui avait failli faire un esclandre affreux, malgré les larmes de la petite, avouant qu'elle avait bien voulu, que c'était un accident et qu'elle aurait trop de peine, si l'on envoyait le monsieur en prison. Alors, la mère, se taisant, s'était contentée d'exiger de celui-ci une somme de six cents francs, répartie en douze billets, cinquante francs par mois, pendant une année ; et il n'avait pas eu de marché vilain, c’était même modeste, car sa fille, qui finissait son apprentissage de couturière, ne gagnait plus rien, malade, au lit, coûtant gros, si mal soignée d'ailleurs, que, les muscles de son bras s'étant rétractés, elle devenait infirme. Avant la fin du premier mois, le monsieur avait disparu, sans laisser son adresse. Et les malheurs continuaient, tapaient dru comme grêle " Rosalie accouchait d'un garçon, perdait sa mère, tombait à une sale vie, à une misère noire. Echouée à la Cité de Naples, chez sa petite-cousine, elle avait traÃné les rues jusqu'à vingt-six ans, ne pouvant se servir de son bras, vendant parfois des citrons aux Halles, disparaissant pendant des semaines avec des hommes, qui la renvoyaient ivre et bleue de coups. Enfin, l'année d'auparavant, elle avait eu la chance de crever, des suites d'une bordée plus aventureuse que les autres. Et la Méchain avait dû garder l'enfant, Victor ; et il ne restait de toute cette aventure que les douze billets unpayés, signés Sicardot. On n'avait jamais pu en savoir davantage le monsieur s'appelait Sicardot. D’un nouveau geste, Busch prit le dossier Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n'avait été fait, il n'y avait là que les douze billets. " Encore si Victor était gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant épouvantable... Ah ! c'est dur de faire des héritages pareils, un gamin qui finira sur l'échafaud, et ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien ! " Busch tenait ses gros yeux pâles obstinément fixés sur les billets. Que de fois il les avait étudiés ainsi, espérant, dans un détail inaperçu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du papier timbré, découvrir un indice. Il prétendait que cette écriture pointue et fine ne devait pas lui être inconnue. " C'est curieux, répétait-il une fois encore, j'ai certainement vu déjà des a et des o pareils, si allongés, qu'ils ressemblent à des i . " Juste à ce moment, on frappa ; et il pria la Méchain d'allonger la main pour ouvrir ; car la pièce donnait directement sur l'escalier. Il fallait la traverser si l'on voulais gagner l'autre, celle qui avait vue sur la rue. Quant à la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l'autre côté du palier. " Entrez, monsieur. " Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, égayé intérieurement par la plaque de cuivre, vissée sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot Contentieux. " Ah ! oui, monsieur Saccard, vous venez pour cette traduction... Mon frère est là , dans l'autre pièce... Entrez, entrez donc. " Mais la Méchain bouchait absolument le passage, et elle dévisageait le nouveau venu, l'air de plus en plus surpris. Il fallut tout une manoeuvre lui recula dans l'escalier, elle-même sortit, s'effaçant sur le palier, de façon qu'il pût entrer et gagner enfin la chambre voisine, où il disparut. Pendant ces mouvements compliqués, elle ne l'avait pas quitté des yeux. " Oh ! souffla-t-elle, oppressée, ce M. Saccard, je ne l'avais jamais tant vu... Victor est tout son portrait. " Busch sans comprendre d'abord, la regardait. Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron étouffé. " Tonnerre de Dieu ! c'est ça, je savais bien que j'avais vu ça quelque part ! " Et, cette fois, il se leva, bouleversa les dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait écrite, l'année précédente, pour lui demander du temps en faveur d'une dame insolvable. Vivement, il compara l'écriture des billets à celle de cette lettre c'étaient bien les mêmes a et les mêmes o , devenus avec le temps plus aigus encore et il y avait aussi une identité de majuscules évidente. " C'est lui, c'est lui, répétait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? " Mais, dans sa mémoire, une histoire confuse s’éveillait, le passé de Saccard, qu'un agent d'affaires Larsonneau, millionnaire aujourd'hui, lui avait conté. Saccard tombant à Paris au lendemain du coup d’Etat, venant exploiter la puissance naissante de son frère Rougon, et d’abord sa misère dans les rues noires de l’ancien Quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, à la faveur d'un louche mariage quand il avait eu la chance d’enterrer sa femme. C'était lors de ces débuts difficiles qu’il avait changé son nom de Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de cette première femme, qui se nommait Sicardot. " Oui, oui, Sicardot, je me souviens parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer le nom du nom de sa femme. Sans doute le ménage avait donné ce nom, en descendant rue de la Harpe. Et puis, le bougre prenait toutes sortes de précautions, devait déménager à la moindre alerte... Ah ! il ne guettait pas que les écus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers ! C'est bête, ça finira par lui jouer un vilain tour. - Chut ! chut, reprit la Méchain. Nous le tenons, et on peut bien dire qu'il y a un bon Dieu. Enfin, je vas donc être récompensée de tout ce que j'ai fait pour ce pauvre petit Victor, que j'aime bien tout de même, allez, quoiqu'il soit indécrottable. " Elle rayonnait, ses yeux minces pétillaient dans la graisse fondante de son visage. Mais Busch, après le coup de fièvre de cette solution longtemps cherchée, que le hasard lui apportait, se refroidissait à la réflexion, hochait la tête. Sans doute Saccard, bien que ruiné pour le moment, était encore bon à tondre. On pouvait tomber sur un père moins avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi ? il ne savait certainement pas lui-même qu'il avait un fils, il pourrait nier, malgré cette ressemblance extraordinaire qui stupéfiait la Méchain. Du reste, il était une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passé à personne, de sorte que, même s'il acceptait le petit, aucune peur, aucune menace n'était à exploiter contre lui. Quant à ne tirer de sa paternité que les six cents francs des billets, c'était en vérité trop misérable, ça ne valait pas la peine d'avoir été si miraculeusement aidé par le hasard. Non, non ! il fallait réfléchir, nourrir ça, trouver le moyen de couper la moisson en pleine maturité. " Ne nous pressons pas, conclut Busch. D'ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever. " Et, avant de congédier la Méchain, il acheva d'examiner avec elle les menues affaires dont elle était chargée, une jeune femme qui avait engagé ses bijoux pour un amant, un gendre dont la dette serait payée par sa belle-mère, sa maÃtresse, si l'on savait s'y prendre, enfin les variétés les plus délicates du recouvrement si complexe et si difficile des créances. Saccard, en entrant dans la chambre voisine, était resté quelques secondes ébloui par la clarté blanche de la fenêtre, aux vitres ensoleillées, sans rideaux. Cette pièce, tapissée d'un papier pâle à fleurettes bleues, était nue simplement un petit lit de fer dans un coin, une table de sapin au milieu, et deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauche, des planches à peine rabotées servaient de bibliothèque, chargées de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais la grande lumière du ciel, à ces hauteurs, mettait dans cette nudité comme une gaieté de jeunesse, un rire de fraÃcheur ingénue. Et le frère de Busch, Sigismond, un garçon de trente- cinq ans, imberbe, aux cheveux châtains, longs et rares, se trouvait là , assis devant la table, son vaste front bossu dans sa maigre main, si absorbé par la lecture d'un manuscrit, qu'il ne tourna point la tête, n'ayant pas entendu la porte s'ouvrir. C'était une intelligence, ce Sigismond, élevé dans les universités allemandes, qui, outre le français, sa langue maternelle, parlait l'allemand, l'anglais et le russe. En 1849, à Cologne, il avait connu Karl Marx, était devenu le rédacteur le plus aimé de sa Nouvelle Gazette rhénane ; et, dès ce moment, sa religion s'était fixée, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entière à l'idée d'une prochaine rénovation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maÃtre, banni d'Allemagne, forcé de s'exiler de Paris à la suite des journées de Juin, vivait à Londres, écrivait, s'efforçait d'organiser le parti, lui végétait de son côté, dans ses rêves, tellement insoucieux de sa vie matérielle, qu'il serait sûrement mort de faim, si son frère ne l'avait recueilli, rue Feydeau, près de la Bourse, en lui donnant la pensée d'utiliser sa connaissance des langues pour s'établir traducteur. Ce frère aÃné adorait son cadet, d'une passion maternelle, loup féroce aux débiteurs, très capable de voler dix sous dans le sang d'un homme, mais tout de suite attendri aux larmes, d'une tendresse passionnée et minutieuse de femme, dès qu'il s'agissait de ce grand garçon distrait, resté enfant. Il lui avait donné la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menait leur étrange ménage, balayant, faisant les lits, s'occupant de la nourriture qu'un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Lui, si actif, la tête bourrée de mille affaires, le tolérait oisif, car les traductions ne marchaient pas, entravées de travaux personnels ; et il lui défendait même de travailler, inquiet d'une petite toux mauvaise ; et malgré son dur amour de l'argent, sa cupidité assassine qui mettait dans la conquête de l'argent l'unique raison de vivre, il souriait indulgemment des théories du révolutionnaire, il lui abandonnait le capital comme un joujou à un gamin, quitte à le lui voir briser. Sigismond, de son côté, ne savait même pas ce que son frère faisait dans la pièce voisine. Il ignorait tout de cet effroyable négoce sur les valeurs déclassées et sur l'achat des créances, il vivait plus haut, dans un songe souverain de justice. L'idée de charité le blessait, le jetait hors de lui la charité, c'était l'aumône, l'inégalité consacrée par la bonté ; et il n'admettait que la justice ; les droits de chacun reconquis, posés en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussi, à la suite de Karl Marx, avec lequel il était en continuelle correspondance, épuisait-il ses jours à étudier cette organisation, modifiant, améliorant sans cesse sur le papier la société de demain, couvrant de chiffres d'immenses pages, basant sur la science l'échafaudage compliqué de l'universel bonheur. Il retirait le capital aux uns pour le répartir entre tous les autres, il remuait les milliards, déplaçait d'un trait de plume la fortune du monde ; et cela, dans cette chambre nue, sans une autre passion que son rêve, sans un besoin de jouissance à satisfaire, d'une frugalité telle, que son frère devait se fâcher pour qu'il bût du vin et mangeât de la viande. Il voulait que le travail de tout homme, mesuré selon ses forces, assurât le contentement de ses appétits lui, se tuait à la besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exalté dans l'étude, dégagé de la vie matérielle, très doux et très pur. Depuis le dernier automne, il toussait de plus en plus, la phtisie l'envahissant qu'il daignât même s'en apercevoir et se soigner. Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond enfin leva ses grands yeux vagues, et s'étonna, bien qu'il connût le visiteur. " C'est pour une lettre à traduire. " La surprise du jeune homme augmentait, car il avait découragé les clients, les banquiers, les spéculateurs, les agents de change, tout ce monde de la Bourse, qui reçoit particulièrement d'Angleterre et d'Allemagne, une correspondance nombreuse, des circulaires, des statuts de société. " Oui, une lettre en langue russe. Oh ! dix lignes seulement. " Alors, il tendit la main, le russe étant resté sa spécialité, lui seul le traduisant couramment, au milieu des autres traducteurs du quartier, qui vivaient de l'allemand et de l'anglais. La rareté des documents russes, sur le marché de Paris, expliquait ses longs chômages. Tout haut, il lut la lettre, en français. C'était, en trois phrases, une réponse favorable d'un banquier de Constantinople, un simple oui, dans une affaire. " Ah ! merci " , s'écria Saccard, qui parut enchanté. Et il pria Sigismond d'écrire les quelques lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut pris d'un terrible accès de toux, qu'il étouffa dans son mouchoir, pour ne pas déranger son frère, qui accourait, dès qu'il l'entendait tousser ainsi. Puis, la crise passée, il se leva, alla ouvrir la fenêtre toute grande, étouffant, voulant respirer l'air. Saccard, qui l'avait suivi, jeta un coup d'oeil dehors, eut une légère exclamation. " Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! qu'elle est drôle, d’ici " Jamais, en effet, il ne l'avait vue sous un si singulier aspect, à vol d'oiseau, avec les quatre vastes pentes de zinc de sa toiture, extraordinairement développées, hérissées d'une forêt de tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaient, pareilles à des lances gigantesques menaçant le ciel. Et le monument lui-même n'était plus qu'un cube de pierre, strié régulièrement par les colonnes, un cube d'un gris sale, nu et laid, planté d'un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches et le péristyle l'étonnaient, piquetés de fourmis noires, toute une fourmilière en révolution, s'agitant, se donnant un mouvement énorme, qu'on ne s'expliquait plus, de si haut, et qu'on prenait en pitié. " Comme ça rapetisse ! reprit-il. On dirait qu'on va tous les prendre dans la main, d'une poignée. " Puis, connaissant les idées de son interlocuteur, il ajouta en riant " Quand balayez-vous tout ça, d'un coup de pied ? " Sigismond haussa les épaules. " A quoi bon ? vous vous démolissez bien vous-mêmes. " Et, peu à peu, il s'anima, il déborda du sujet dont il était plein. Un besoin de prosélytisme le lançait, au moindre mot, dans l'exposition de son système. " Oui, oui, vous travaillez pour nous, sans vous en douter... Vous êtes là quelques usurpateurs, qui expropriez la masse du peuple ; et quand vous serez gorgés, nous n'aurons qu'à vous exproprier à notre tour... Tout accaparement, toute centralisation conduit au collectivisme. Vous nous donnez une leçon pratique, de même que les grandes propriétés absorbant les lopins de terre, les grands producteurs dévorant les ouvriers en chambre, les grandes maisons de crédit et les grands magasins tuant toute concurrence, s'engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiques, sont un acheminement lent, mais certain, vers le nouvel état social... Nous attendons que tout craque, que le mode de production actuelle ait abouti au malaise intolérable des ses dernières conséquences. Alors, les bourgeois et les paysans eux-mêmes nous aideront. " Saccard, intéressé, le regardait avec une vague inquiétude, bien qu’il le prÃt pour un fou. " Mais enfin, expliquez-moi, qu’est-ce que c’est que votre collectivisme ? Le collectivisme, c’est la transformation des capitaux privés, vivant des luttes de la concurrence, en un capital social unitaire, exploité par le travail de tous.... Imaginez une société où les instruments de la production sont la propriété de tous, où tout le monde travaille selon son intelligence et sa vigueur, et où les produits de cette coopération sociale sont distribués à chacun, au prorata de son effort. Rien n’est plus simple, n’est-ce pas ? une production commune dans les usines, les chantiers et les ateliers de la nation ; puis, un échange, un paiement en nature. Si il y a surcroÃt de production, on le met dans des entrepôts publics, d’où il est repris pour combler les déficits qui peuvent se produire. C'est une balance à faire... Et cela, comme d’un coup de hache, abat l’arbre pourri. Plus de concurrence, plus de capital privé, donc plus d’affaires d’aucune sorte, ni commerce, ni marchés, ni Bourses. L’idée de gain n’a plus aucun sens. Les sources de la spéculation, les rentes gagnées sans travail, sont taries. Oh ! oh ! interrompit Saccard, ça changerait diablement les habitudes de bien du monde ! Mais ceux qui ont des rentes aujourd’hui, qu’en faite vous ? Ainsi, Gundermann, vous lui prenez son milliard ? - Nullement, nous ne sommes pas des voleurs. Nous le rachèterions son milliard, toutes ses valeurs, ses titres de rente, par de bons de jouissance, divisés en annuités. Et vous imaginez-vous ce capital immense remplacé ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation en moins de cent années, les descendants de votre Gundermann seraient réduits, comme les autres citoyens, au travail personnel ; car les annuités finiraient bien par s'épuiser, et ils n'auraient pu capitaliser leurs économies forcées, le trop-plein de cet écrasement de provisions, en admettant même qu'on conserve intact le droit d'héritage... Je vous dis que cela balaie d'un coup, non seulement les affaires individuelles, les sociétés d'actionnaires, les associations de capitaux privés, mais encore toutes les sources indirectes de rentes, tous les systèmes de crédit, prêts, loyers, fermages... Il n'y a plus, comme mesure de la valeur, que le travail. Le salaire se trouve naturellement supprimé, n'étant pas, dans l'état capitaliste actuel, équivalent au produit exact du travail, puisqu'il ne représente jamais que ce qui est strictement nécessaire au travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnaÃtre que l'état actuel est seul coupable, que le patron le plus honnête est bien forcé de suivre la dure loi de la concurrence, d'exploiter ses ouvriers, s'il veut vivre. C'est notre système social entier à détruire... Ah ! Gundermann étouffant sous l'accablement de ses bons de jouissance ! les héritiers de Gundermann n'arrivant pas à tout manger, obligés de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l'outil, comme les camarades ! " Et Sigismond éclata d'un bon rire d'enfant en récréation, toujours debout près de la fenêtre, les regards sur la Bourse, où grouillait la noire fourmilière du jeu. Des rougeurs ardentes montaient à ses pommettes, il n'avait d'autre amusement que de s'imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain. Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rêveur éveillé disait vrai, pourtant ? s'il avait deviné l'avenir ? Il expliquait des choses qui semblaient très claires et sensées. " Bah ! murmura-t-il pour se rassurer, tout ça n'arrivera pas l'année prochaine. - Certes ! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommes dans la période transitoire, la période d'agitation. Peut-être y aura-t- il des violences révolutionnaires, elles sont souvent inévitables. Mais les exagérations, les emportements sont passagers... Oh ! je ne me dissimule pas les grandes difficultés immédiates. Tout cet avenir rêvé semble impossible, on n'arrive pas à donner aux gens une idée raisonnable de cette société future, cette société de juste travail, dont les moeurs seront si différentes des nôtres. C'est comme un autre monde dans une autre planète... Et puis, il faut bien le confesser, la réorganisation n'est pas prête, nous cherchons encore. Moi, qui ne dors plus guère, j'y épuise mes nuits. Par exemple, il est certain qu'on peut nous dire " Si les choses sont ce qu'elles sont, c'est que la logique des faits humains les a faites ainsi. " Dès lors, quel labeur pour ramener le fleuve à sa source et le diriger dans une autre vallée !... Certainement, l'état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste, que l'émulation, l'intérêt personnel rend d'une fécondité de production sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l'idée de gain sera détruite ? Là est, pour moi, le doute, l'angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s'y décide un jour... Mais nous vaincrons, parce que nous sommes la justice. Tenez ! vous voyez ce monument devant vous... Vous le voyez ? " - La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! oui, je la vois ! - Eh bien, ce serait bête de la faire sauter, qu'on la rebâtirait ailleurs... Seulement, je vous prédis qu'elle sautera d'elle-même, quand l'Etat l'aura expropriée, devenu logiquement l'unique et universelle banque de la nation ; et, qui sait ? elle servira alors d'entrepôt public à nos richesses trop grandes, un des greniers d'abondance où nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours de fête ! " D'un geste large, Sigismond ouvrait cet avenir de bonheur général et moyen. Et il s'était tellement exalté, qu'un nouvel accès de toux le secoua, revenu à sa table, les coudes parmi ses papiers, la tête entre les mains, pour étouffer le râle déchiré de sa gorge. Mais, cette fois, il ne se calmait pas. Brusquement, la porte s'ouvrit, Busch accourut, ayant congédié la Méchain, l'air bouleversé, souffrant lui-même de cette toux abominable. Tout de suite, il s'était penché, avait pris son frère dans ses grands bras, comme un enfant dont on berce la douleur. " Voyons, mon petit, qu'est-ce que tu as encore, à t'étrangler ? Tu sais, je veux que tu fasses venir un médecin. Ce n'est pas raisonnable... Tu auras trop causé, c’est sûr. " Et il regardait d'un oeil oblique Saccard, resté au milieu de la pièce, décidément bousculé par ce qu'il venait d'entendre, dans la bouche de ce grand diable, si passionné et si malade, qui, de sa fenêtre, là -haut, devait jeter un sort sur la Bourse, avec ses histoires de tout balayer pour tout reconstruire. " Merci, je vous laisse, dit le visiteur, ayant hâte d'être dehors. Envoyez-moi ma lettre, avec les dix lignes de traduction... J'en attends d'autres, nous réglerons le tout ensemble. " Mais, la crise étant finie, Busch le retint un instant encore. " A propos, la dame qui était là tout à l’heure vous a connu autrefois, oh, il y a longtemps. - Ah ! Où donc ? - Rue de la harpe, en 52 " Si maÃtre qu'il fût de lui, Saccard devint pâle. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce n'était point qu'il se rappelât à cette minute, la gamine culbutée dans l'escalier il ne l’avait même pas sue enceinte, il ignorait l'existence de l'enfant. Mais le rappel des misérables années de ses débuts lui était toujours désagréable. " Rue de la Harpe, oh ! je n'y ai habité que huit jours lors de mon arrivée à Paris, le temps de rechercher un logement... Au revoir ! ! - Au revoir ! " accentua Busch, qui se trompa, voyant un aveu dans cet embarras, et qui déjà cherchait de quelle façon large il exploiterait l'aventure. De nouveau dans la rue, Saccard retourna machinalement vers la place de la Bourse. Il était tout frissonnant, il ne regarda même pas la petite Mme Conin, dont la jolie figure blonde souriait, à la porte de la papeterie. Sur la place, l'agitation avait grandi, la clameur du jeu venait battre les trottoirs grouillant de monde, avec la violence débridée d'une marée haute. C'était le coup de gueule de trois heures moins un quart, la bataille des derniers cours, l'enragement à savoir qui s'en irait les mains pleines. Et, debout à l'angle de la rue de la Bourse en face du péristyle, il croyait reconnaÃtre, dans la bousculade confuse, sous les colonnes, le baissier Moser et le haussier Pillerault, tous les deux aux prises ; tandis qu’il s'imaginait entendre, sortie du fond de la grande salle, la voix aiguà de l'agent de change Mazaud, que couvraient par moments les éclats de Nathansohn, assis sous l’horloge, à la coulisse. Mais une voiture, qui rasait le ruisseau, faillit l'éclabousser. Massias sauta, avant même que le cocher eût arrêté, monta les marches d'un bond, apportant, hors d'haleine, le dernier ordre d'un client. Et lui, toujours immobile et debout, les yeux sur la mêlée, là -haut, remâchait sa vie, hanté par le souvenir de ses débuts, que la question de Busch venait de réveiller. Il se rappelait la rue de la Harpe, puis la rue Saint-Jacques, où il avait traÃné ses bottes éculées d'aventurier conquérant, débarqué à Paris pour le soumettre ; et une fureur le reprenait, à l'idée qu'il ne l'avait pas soumis encore, qu'il était de nouveau sur le pavé, guettant la fortune, inassouvi, torturé d'une faim de jouissance telle, que jamais il n'en avait souffert davantage. Ce fou de Sigismond le disait avec raison le travail ne peut faire vivre, les misérables et les imbéciles travaillent seuls, pour engraisser les autres. Il n'y avait que le jeu, le jeu qui, du soir au lendemain, donne d'un coup le bien- être, le luxe, la vie large, la vie tout entière. Si ce vieux monde social devait crouler un jour, est-ce qu'un homme comme lui n'allait pas encore trouver le temps et la place de combler ses désirs, avant l'effondrement ? Mais un passant le coudoya, qui ne se retourna même pas pour s'excuser. Il reconnut Gundermann faisant sa petite promenade de santé, il le regarda entrer chez un confiseur, d'où ce roi de l'or rapportait parfois une boÃte de bonbons d'un franc à ses petites-filles. Et ce coup de coude, à cette minute, dans la fièvre dont l’accès montait en lui, depuis qu'il tournait ainsi autour de la Bourse, coude, à cette minute, dans la fièvre dont l'accès montait fut comme le cinglement, la poussée dernière qui le décida. Il avait achevé d'enserrer la place, il donnerait l'assaut. C'était le serment d'une lutte sans merci il ne quitterait pas la France, il braverait son frère, il jouerait la partie suprême, une bataille de terrible audace, qui lui mettrait Paris sous les talons, ou qui le jetterait au ruisseau, les reins cassés. Jusqu'à la fermeture, Saccard s'entêta, debout à son poste d'observation et de menace. Il regarda le péristyle se vider, les marches se couvrir de la lente débandade de tout ce monde échauffé et las. Autour de lui, l'encombrement du pavé et des trottoirs continuait, un flot ininterrompu de gens, l'éternelle foule à exploiter, les actionnaires de demain, qui ne pouvaient passer devant cette grande loterie de la spéculation, sans tourner la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là , ce mystère des opérations financières, d'autant plus attirant pour les cervelles françaises, que très peu d'entre elles le pénètrent. II - Après sa dernière et désastreuse affaire de terrains, lorsque Saccard dut quitter son palais du parc Monceau, qu'il abandonnait à ses créanciers, pour éviter une catastrophe plus grande, son idée fut d'abord de se réfugier chez son fils Maxime. Celui-ci, depuis la mort de sa femme, qui dormait dans un petit cimetière de la Lombardie, occupait seul un hôtel de l'avenue de l'Impératrice, où il avait organisé sa vie avec un sage et féroce égoïsme ; il y mangeait la fortune de la morte sans une faute, en garçon de faible santé que le vice avait précocement mûri ; et, d'une voix nette, il refusa à son père de le prendre chez lui, pour continuer à vivre tous deux en bon accord, expliquait-il de son air souriant et avisé. Dès lors, Saccard songea à une autre retraite. Il allait louer une petite maison à Passy, un asile bourgeois de commerçant retiré, lorsqu'il se souvint que le rez-de-chaussée et le premier étage de l'hôtel d'Orviedo, rue Saint-Lazare, n'étaient toujours pas occupés, portes et fenêtres closes. La princesse d'Orviedo, installée dans trois chambres du second depuis la mort de son mari, n'avait pas même fait mettre d'écriteau à la porte cochère, que les herbes envahissaient. Une porte basse, à l'autre bout de la façade, menait au deuxième étage, par un escalier de service. Et, souvent en rapport d'affaires avec la princesse, dans les visites qu'il lui rendait, il s'était étonné de la négligence qu'elle apportait à tirer un parti convenable de son immeuble. Mais elle hochait la tête, elle avait sur les choses de l'argent des idées à elle. Pourtant, lorsqu'il se présenta pour louer en son nom, elle consentit tout de suite, elle lui céda, moyennant un loyer dérisoire de dix mille francs, ce rez-de-chaussée et ce premier étage somptueux, d'installation princière, qui en valait certainement le double. On se souvenait du faste affiché par le prince d'Orviedo. C'était dans le coup de fièvre de son immense fortune financière, lorsqu'il était venu d'Espagne, débarquant à Paris au milieu d'une pluie de millions, qu'il avait acheté et fait réparer cet hôtel, en l'attendant le palais de marbre et d'or dont il rêvait d'étonner le monde. La construction datait du siècle dernier, une de ces maisons de plaisance, bâties au milieu de vastes jardins par des seigneurs galants ; mais, démolie en partie, rebâtie dans de plus sévères proportions, elle n'avait gardé, de son parc d'autrefois, qu'une large cour bordée d'écuries et de remises, que la rue projetée du Cardinal-Fesch allait sûrement emporter. Le prince la tenait de la succession d'une demoiselle Saint-Germain, dont la propriété s'étendait jadis jusqu'à la rue des Trois-Frères, l'ancien prolongement de la rue Taitbout. D'ailleurs, l'hôtel avait conservé son entrée sur la rue Saint-Lazare, côte à côte avec une grande bâtisse de la même époque, la Folie-Beauvilliers d'autrefois, que les Beauvilliers occupaient encore, à la suite d'une ruine lente ; et eux possédaient un reste d'admirable jardin, des arbres magnifiques, condamnés aussi à disparaÃtre, dans le bouleversement prochain du quartier. Au milieu de son désastre, Saccard traÃnait une queue de serviteurs, les débris de son trop nombreux personnel un valet de chambre, un chef de cuisine et sa femme, chargée de la lingerie, une autre femme restée on ne savait pourquoi, un cocher et deux palefreniers ; et il encombra les écuries et les remises, y mit deux chevaux, trois voitures, installa au rez-de-chaussée un réfectoire pour ses gens. C'était l'homme qui n'avait pas cinq cents francs solides dans sa caisse, mais qui vivait sur un pied de deux ou trois cent mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sa personne les vastes appartements du premier étage, les trois salons, les cinq chambres à coucher, sans compter l'immense salle à manger, où l'on dressait une table de cinquante couverts. Là , autrefois, une porte ouvrait sur un escalier intérieur, conduisant au second étage, dans une autre salle à manger, plus petite ; et la princesse, qui avait récemment loué cette partie du second à un ingénieur, M. Hamelin, un célibataire vivant avec sa soeur, s'était contentée de faire condamner la porte, à l'aide de deux fortes vis. Elle partageait ainsi l'ancien escalier de service avec ce locataire, tandis que Saccard avait seul la jouissance du grand escalier. Il meubla en partie quelques pièces de ses dépouilles du parc Monceau, laissa les autres vides, parvint quand même à rendre la vie à cette enfilade de murailles tristes et nues, dont une main obstinée semblait avoir arraché jusqu'aux moindres bouts de tenture, dès le lendemain de la mort du prince. Et il put recommencer le rêve d'une grande fortune. La princesse d'Orviedo était alors une des curieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze ans, elle s'était résignée à épouser le prince, qu'elle n'aimait point, pour obéir à un ordre formel de sa mère, la duchesse de Combeville. A cette époque, cette jeune fille de vingt ans avait un grand renom de beauté et de sagesse, très religieuse, un peu trop grave, bien qu'aimant le monde avec passion. Elle ignorait les singulières histoires qui couraient sur le prince, les origines de sa royale fortune évaluée à trois cents millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coin des bois, à main armée, comme les nobles aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse, dans la poche du pauvre monde crédule, parmi les effondrements et la mort. Là -bas en Espagne, ici en France, le prince s'était, pendant vingt années, fait sa part du lion dans toutes les grandes canailleries restées légendaires. Bien que ne soupçonnant rien de la boue et du sang où il venait de ramasser tant de millions, elle avait éprouvé pour lui, dès la première rencontre, une répugnance que sa religion devait rester impuissante à vaincre ; et, bientôt, une rancune sourde, grandissante, s'était jointe à cette antipathie, celle de n'avoir pas un enfant de ce mariage subi par obéissance. La maternité lui aurait suffi, elle adorait les enfants, elle en arrivait à la haine contre cet homme qui, après avoir désespéré l'amante, ne pouvait même contenter la mère. C'était à ce moment qu'on avait vu la princesse se jeter dans un luxe inouï, aveugler Paris de l'éclat de ses fêtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on, jalousaient. Puis, brusquement, au lendemain de la mort du prince, foudroyé par une apoplexie, l'hôtel de la rue Saint-Lazare était tombé à un silence absolu, à une nuit complète. Plus une lumière, plus un bruit, les portes et les fenêtres demeuraient closes, et la rumeur se répandait que la princesse, après avoir déménagé violemment le rez-de-chaussée et le premier étage, s'était retirée comme une recluse, dans trois petites pièces du second, avec une ancienne femme de chambre de sa mère, la vielle Sophie, qui l'avait élevée. Quand elle avait reparu, elle était vêtue d'une simple robe de laine noire, les cheveux cachés sous un fichu de dentelle, petite et grasse toujours, avec son front étroit, son joli visage rond aux dents de perles entre des lèvres serrées, mais ayant déjà le teint jaune, le visage muet, enfoncé dans une volonté unique, d'une religieuse cloÃtrée depuis longtemps. Elle venait d'avoir trente ans, elle n'avait plus vécu depuis lors que pour des oeuvres immenses de charité. Dans Paris, la surprise était grande, et il circula toutes sortes d'histoires extraordinaires. La princesse avait hérité de la fortune totale, les fameux trois cents millions dont la chronique des journaux eux-mêmes s'occupait. Et la légende qui finit par s'établir fut romantique. Un homme, un inconnu vêtu de noir, racontait-on, comme la princesse allait se mettre au lit, était un soir apparu tout d'un coup dans sa chambre, sans qu'elle eût jamais compris par quelle porte secrète il avait pu entrer ; et ce que cet homme lui avait dit, personne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir révélé l'origine abominable des trois cents millions, en exigeant peut-être d'elle le serment de réparer tant d'iniquités, si elle voulait éviter d'affreuses catastrophes. Ensuite, l'homme avait disparu. Depuis cinq ans qu'elle se trouvait veuve, était-ce en effet pour obéir à un ordre venu de l'au- delà , était-ce plutôt dans une simple révolte d'honnêteté, lorsqu'elle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vérité était qu'elle ne vivait plus que dans une ardente fièvre de renoncement et de réparation. Chez cette femme qui n'avait pas été amante et qui n'avait pu être mère, toutes les tendresses refoulées, surtout l'amour avorté de l'enfant, s'épanouissaient en une véritable passion pour les pauvres, pour les faibles, les déshérités, les souffrants, ceux dont elle croyait détenir les millions volés, ceux à qui elle jurait de les restituer royalement, en pluie d'aumônes. Dès lors, l'idée fixe s'empara d'elle, le clou de l'obsession entra dans son crâne elle ne se considéra plus que comme un banquier, chez qui les pauvres avaient déposé trois cents millions, pour qu'ils fussent employés au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu'un comptable, un homme d'affaires, vivant dans les chiffres, au milieu d'un peuple de notaires, d'ouvriers et d'architectes. Au-dehors, elle avait installé tout un vaste bureau avec une vingtaine d'employés. Chez elle, dans ses trois pièces étroites, elle ne recevait que quatre ou cinq intermédiaires, ses lieutenants ; et elle passait là ses journées, à un bureau, comme un directeur de grandes entreprises, cloÃtrée loin des importuns, parmi un amoncellement paperasses qui la débordait. Son rêve était de soulager toutes les misères, depuis l'enfant qui souffre d'être né jusqu'au vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq années, jetant l'or à pleines mains, elle avait fondé, à la Villette, la Crèche Sainte-Marie, avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits bleus pour les plus grands, une vaste et claire installation que fréquentaient déjà trois cents enfants ; un orphelinat à Saint-Mandé, l'Orphelinat Saint-Joseph, où cent garçons et cent filles recevaient une éducation et une instruction telles qu'on les donne dans les familles bourgeoises ; enfin, un asile pour les vieillards à Châtillon, pouvant admettre cinquante hommes et cinquante femmes, et un hôpital de deux cents lits dans un faubourg, l'Hôpital Saint-Marceau, dont on venait seulement d'ouvrir les salles. Mais son oeuvre préférée, celle qui absorbait en ce moment tout son coeur, était l'Oeuvre du Travail, une création à elle, une maison qui devait remplacer la maison de correction, où trois cents enfants, cent cinquante filles et cent cinquante garçons, ramassés sur le pavé de Paris, dans la débauche et dans le crime, étaient régénérés par de bons soins et par l'apprentissage d'un métier. Ces diverses fondations, des dons considérables, une prodigalité folle dans la charité, lui avaient dévoré près de cents millions en cinq ans. Encore quelques années de ce train, et elle serait ruinée, sans avoir réservé même la petite rente nécessaire au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Lorsque sa vieille bonne, Sophie, sortant de son continuel silence, la grondait d'un mot rude, en lui prophétisant qu'elle mourrait sur la paille, elle avait un faible sourire, le seul qui parût désormais sur ses lèvres décolorées, un divin sourire d'espérance. Ce fut justement à l'occasion de l'Oeuvre du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse d'Orviedo. Il était un des propriétaires du terrain qu'elle acheta pour cette oeuvre, un ancien jardin planté de beaux arbres, qui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait en bordure, le long du boulevard Bineau. Il l'avait séduite par la façon vive dont il traitait les affaires, elle voulut le revoir, à la suite de certaines difficultés avec ses entrepreneurs. Lui-même s'était intéressé aux travaux, l'imagination prise, charmé du plan grandiose qu'elle imposait à l'architecte deux ailes monumentales, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, reliées entre elles par un corps de logis, contenant la chapelle, la communauté, l'administration, tous les services ; et chaque aile avait son préau immense, ses ateliers, ses dépendances de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnait, dans son propre goût du grand et du fastueux, c'était le luxe déployé, la construction énorme et faite de matériaux à défier les siècles, les marbres prodigués, une cuisine revêtue de faïence où l'on aurait fait cuire un boeuf, des réfectoires gigantesques aux riches lambris de chêne, des dortoirs inondés de lumière, égayés de claires peintures, une lingerie, une salle de bains, une infirmerie installées avec des raffinements excessifs ; et, partout, des dégagements vastes, des escaliers, des corridors, aérés l'été, chauffés l'hiver ; et la maison entière baignant dans le soleil, une gaieté de jeunesse, un bien-être de grosse fortune. Quand l'architecte, inquiet, trouvant toute cette magnificence inutile, parlait de la dépense, la princesse l'arrêtait d'un mot elle avait eu le luxe, elle voulait le donner aux pauvres, pour qu'ils en jouissent à leur tour, eux qui font le luxe des riches. Son idée fixe était faite de ce rêve combler les misérables, les coucher dans les lits, les asseoir à la table des heureux de ce monde, non plus l'aumône d'une croûte de pain, d'un grabat de hasard, mais la vie large au travers de palais où ils seraient chez eux, prenant leur revanche, goûtant les jouissances des triomphateurs. Seulement, dans ce gaspillage, au milieu des devis énormes, elle était abominablement volée ; une nuée d'entrepreneurs vivaient d'elle, sans compter les pertes dues à la mauvaise surveillance ; on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les yeux, en la priant de le laisser tirer les comptes au clair, absolument désintéressé d'ailleurs, pour l'unique plaisir de régler cette folle danse de millions qui l'enthousiasmait. Jamais il ne s'était montré si scrupuleusement honnête. Il fut, dans cette affaire colossale et compliquée, le plus actif, le plus probe des collaborateurs, donnant son temps, son argent même, simplement récompensé par cette joie des sommes considérables qui lui passaient entre les mains. On ne connaissait guère que lui à l'Oeuvre du Travail, où la princesse n'allait jamais, pas plus qu'elle n'allait visiter ses autres fondations, cachée au fond de ses trois petites pièces, comme la bonne déesse invisible ; et lui, adoré, il y était béni, accablé de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas vouloir. Sans doute, depuis cette époque, Saccard nourrissait un vague projet, qui, tout d'un coup, lorsqu'il fut installé dans l'hôtel d'Orviedo comme locataire, prit la netteté aiguà d'un désir. Pourquoi ne se consacrerait-il pas tout entier à l'administration des bonnes oeuvres de la princesse ? Dans l'heure de doute où il était, vaincu de la spéculation, ne sachant quelle fortune refaire, cela lui apparaissait comme une incarnation nouvelle, une brusque montée d'apothéose devenir le dispensateur de cette royale charité, canaliser ce flot d'or qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millions, quelles oeuvres à créer encore, quelle cité du miracle à faire sortir du sol ! Sans compter que, lui, les ferait fructifier, ces millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien les employer qu'il en tirerait un monde. Alors, avec sa passion, tout s'élargit, il ne vécut plus que de cette pensée grisante, les répandre en aumônes sans fin, en noyer la France heureuse ; et il s'attendrissait, car il était d'une probité parfaite, pas un sou ne lui demeurait aux doigts. Ce fut, dans son crâne de visionnaire, une idylle géante, l'idylle d'un inconscient, où ne se mêlait aucun désir de racheter ses anciens brigandages financiers. D'autant plus que, tout de même, au bout, il y avait le rêve de sa vie entière, sa conquête de Paris. Etre le roi de la charité, le Dieu adoré de la multitude des pauvres, devenir unique et populaire, occuper de lui le monde, cela dépassait son ambition. Quels prodiges ne réaliserait-il pas, s'il employait à être bon ses facultés d'homme d'affaires, sa ruse, son obstination, son manque complet de préjugés ! Et il aurait la force irrésistible qui gagne les batailles, l'argent, l'argent à pleins coffres, l'argent qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant de bien, le jour où l'on mettrait à donner son orgueil et son plaisir ! Puis, agrandissant encore son projet, Saccard en arriva à se demander pourquoi il n'épouserait pas la princesse d'Orviedo. Cela fixerait les positions, empêcherait les interprétations mauvaises. Pendant un mois, il manoeuvra adroitement, exposa des plans superbes, crut se rendre indispensable ; et un jour, d'une voix tranquille, redevenu naïf, il fit sa proposition, développa son grand projet. C'était une véritable association qu'il offrait, il se donnait comme le liquidateur des sommes volées par le prince, il s'engageait à les rendre aux pauvres, décuplées. D'ailleurs, la princesse, dans son éternelle robe noire, avec son fichu de dentelle sur la tête, l'écouta attentivement, sans qu'une émotion quelconque animât sa face jaune. Elle était très frappée des avantages que pourrait avoir une association pareille, indifférente, du reste, aux autres considérations. Puis, ayant remis sa réponse au lendemain, elle finit par refuser sans doute elle avait réfléchi qu'elle ne serait plus seule maÃtresse de ses aumônes, et elle entendait en disposer en souveraine absolue, même follement. Mais elle expliqua qu'elle serait heureuse de le garder comme conseiller, elle montra combien précieuse elle estimait sa collaboration, en le priant de continuer à s'occuper de l'Oeuvre du Travail, dont il était le véritable directeur. Toute une semaine, Saccard éprouva un violent chagrin, ainsi qu'à la perte d'une idée chère ; non pas qu'il se sentÃt retomber au gouffre du brigandage ; mais, de même qu'une romance sentimentale met des larmes aux yeux des ivrognes les plus abjects, cette colossale idylle du bien fait à coups de millions avait attendri sa vieille âme de corsaire. Il tombait une fois encore, et de très haut il lui semblait être détrôné. Par l'argent, il avait toujours voulu, en même temps que la satisfaction de ses appétits, la magnificence d'une vie princière ; et jamais il ne l'avait eue, assez haute. Il s'enrageait, à mesure que chacune de ses chutes emportait un espoir. Aussi, lorsque son projet croula devant le refus tranquille et net de la princesse, se trouva-t-il rejeté à une furieuse envie de bataille. Se battre, être le plus fort dans la dure guerre de la spéculation, manger les autres pour ne pas qu'ils vous mangent, c'était, après sa soif de splendeur et de jouissance, la grande cause, l'unique cause de sa passion des affaires. S'il ne thésaurisait pas, il avait l'autre joie, la lutte des gros chiffres, les fortunes lancées comme des corps d'armée, les chocs des millions adverses, avec les déroutes, avec les victoires, qui le grisaient. Et tout de suite reparut sa haine de Gundermann, son effréné besoin de revanche abattre Gundermann, cela le hantait d'un désir chimérique, chaque fois qu'il était par terre, vaincu. S'il sentait l'enfantillage d'une pareille tentative, ne pourrait-il du moins l'entamer, se faire une place en face de lui, le forcer au partage, comme ces monarques de contrées voisines et d'égale puissance, qui se traitent de cousins ? Ce fut alors que, de nouveau, la Bourse l'attira, la tête emplie d'affaires à lancer, sollicité en tous sens par des projets contraires, dans une telle fièvre, qu'il ne sut que décider, jusqu'au jour où une idée suprême, démesurée, se dégagea des autres et s'empara peu à peu de lui tout entier. Depuis qu'il habitait l'hôtel d'Orviedo, Saccard apercevait parfois la soeur de l'ingénieur Hamelin qui habitait le petit appartement du second, une femme d'une taille admirable, Mme Caroline, comme on la nommait familièrement. Surtout, ce qui l'avait frappé, à la première rencontre, c'était ses cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d'un si singulier effet sur ce front de femme jeune encore, âgée de trente-six ans à peine. Dès vingt-cinq ans, elle était ainsi devenue toute blanche. Ses sourcils, restés noirs et très fournis, gardaient une jeunesse, une étrangeté vive à son visage encadré d'hermine. Elle n'avait jamais été jolie, avec son menton et son nez trop forts, sa bouche large dont les grosses lèvres exprimaient une bonté exquise. Mais, certainement, cette toison blanche, cette blancheur envolée de fins cheveux de soie, adoucissait sa physionomie un peu dure, lui donnait un charme souriant de grand-mère, dans une fraÃcheur et une force de belle amoureuse. Elle était grande, solide, la démarche franche et très noble. Chaque fois qu'il la rencontrait, Saccard, plus petit qu'elle, la suivait des yeux, intéressé, enviant sourdement cette taille haute, cette carrure saine. Et, peu à peu, par l'entourage, il connut toute l'histoire des Hamelin. Ils étaient, Caroline et Georges, les enfants d'un médecin de Montpellier, savant remarquable, catholique exalté, mort sans fortune. Lorsque le père s'en alla, la fille avait dix-huit ans, le garçon dix-neuf ; et, comme celui-ci venait d'entrer à l'Ecole polytechnique, elle le suivit à Paris, où elle se plaça institutrice. Ce fut elle qui lui glissa des pièces de cent sous, qui l'entretint d'argent de poche, pendant les deux années de cours ; plus tard, lorsque, sorti dans un mauvais rang, il dut battre le pavé, ce fut elle encore qui le soutint, en attendant qu'il trouvât une situation. Ces deux enfants s'adoraient, faisaient le rêve de ne se quitter jamais. Pourtant, un mariage inespéré s'étant présenté, la bonne grâce et l'intelligence vive de la jeune fille ayant conquis un brasseur millionnaire, dans la maison où elle était en place, Georges voulut qu'elle acceptât ce dont il se repentit cruellement, car, au bout de quelques années de ménage, Caroline fut obligée d'exiger une séparation pour ne pas être tuée par son mari, qui buvait et la poursuivait avec un couteau, dans des crises d'imbécile jalousie. Elle était alors âgée de vingt-six ans, elle se retrouvait pauvre, s'étant obstinée à ne réclamer aucune pension de l'homme qu'elle quittait. Mais son frère avait enfin, après bien des tentatives, mis la main sur une besogne qui lui plaisait il allait partir pour l'Egypte, avec la Commission chargée des premières études du canal de Suez ; et il emmena sa soeur, elle s'installa vaillamment à Alexandrie, recommença à donner des leçons, pendant que lui courait le pays. Ils restèrent ainsi en Egypte jusqu'en 1859, ils assistèrent aux premiers coups de pioche sur la plage de Port- Saïd une maigre équipe de cent cinquante terrassiers à peine, perdue au milieu des sables, commandée par une poignée d'ingénieurs. Puis, Hamelin, envoyé en Syrie pour assurer les approvisionnements, y resta, à la suite d'une fâcherie avec ses chefs. Il fit venir Caroline à Beyrouth, où d'autres élèves l'attendaient, il se lança dans une grosse affaire, patronnée par une compagnie française, le tracé d'une route carrossable de Beyrouth à Damas, la première, l'unique voie ouverte à travers les gorges du Liban ; et ils vécurent encore trois années là , jusqu'à l'achèvement de la route, lui visitant les montagnes, s'absentant deux mois pour un voyage à Constantinople, à travers le Taurus, elle le suivant dès qu'elle pouvait s'échapper, épousant les projets de réveil qu'il faisait, à battre cette vieille terre endormie sous la cendre des civilisations mortes. Il avait amassé tout un portefeuille débordant d'idées et de plans, il sentait l'impérieuse nécessité de rentrer en France, s'il voulait donner un corps à ce vaste ensemble d'entreprises, former des sociétés, trouver des capitaux. Et, après neuf années de séjour en Orient, ils partirent, ils eurent la curiosité de repasser par l'Egypte, où les travaux du canal de Suez les enthousiasmèrent une ville avait poussé en quatre ans dans les sables de la plage de Port-Saïd, tout un peuple s'agitait là , les fourmis humaines s'étaient multipliées, changeaient la face de la terre. Mais, à Paris, une malchance noire attendait Hamelin. Depuis quinze mois, il s'y débattait avec ses projets, sans pouvoir communiquer sa foi à personne, trop modeste, peu bavard, échoué à ce deuxième étage de l'hôtel d'Orviedo, dans un petit appartement de cinq pièces qu'il louait douze cents francs, plus loin du succès que lorsqu'il courait les monts et les plaines de l'Asie. Leurs économies s'épuisaient rapidement, le frère et la soeur en arrivaient à une grande gêne. Ce fut même ce qui intéressa Saccard, cette tristesse croissante de Mme Caroline, dont la belle gaieté s'assombrissait du découragement où elle voyait tomber son frère. Dans leur ménage, elle était un peu l'homme. Georges, qui lui ressemblait beaucoup physiquement, en plus frêle, avec des facultés de travail rares ; mais il s'absorbait dans ses études, il ne fallait point l'en sortir. Jamais il n'avait voulu se marier, n'en éprouvant pas le besoin, adorant sa soeur, ce qui lui suffisait. Il devait avoir des maÃtresses d'un jour, qu'on ne connaissait pas. Et cet ancien piocheur de l'Ecole polytechnique, aux conceptions si vastes, d'un zèle si ardent pour tout ce qu'il entreprenait, montrait parfois une telle naïveté, qu'on l'aurait jugé un peu sot. Elevé dans le catholicisme le plus étroit, il avait gardé sa religion d'enfant, il pratiquait, très convaincu ; tandis que sa soeur s'était reprise par une lecture immense, par toute la vaste instruction qu'elle se donnait à son côté, aux longues heures où il s'enfonçait dans ses travaux techniques. Elle parlait quatre langues, elle avait lu les économistes, les philosophes, passionnée un instant pour les théories socialistes et évolutionnistes ; mais elle s'était calmée, elle devait surtout à ses voyages, à son long séjour parmi des civilisations lointaines, une grande tolérance, un bel équilibre de sagesse. Si elle ne croyait plus, elle demeurait très respectueuse de la foi de son frère. Entre eux, il y avait eu une explication, et jamais ils n'en avaient reparlé. Elle était une intelligence, dans sa simplicité et sa bonhomie ; et, d'un courage à vivre extraordinaire, d'une bravoure joyeuse qui résistait aux cruautés du sort, elle avait coutume de dire qu'un seul chagrin était resté saignant en elle, celui de n'avoir pas eu d'enfant. Saccard put rendre à Hamelin un service, un petit travail qu'il lui procura, des commanditaires qui avaient besoin d'un ingénieur pour un rapport sur le rendement d'une machine nouvelle. Et il força ainsi l'intimité du frère et de la soeur, il monta fréquemment passer une heure entre eux, dans leur salon, leur seule grande pièce, qu'ils avaient transformée en cabinet de travail. Cette pièce restait d'une nudité absolue, meublée seulement d'une longue table à dessiner, d'une autre table plus petite, encombrée de papiers, et d'une demi-douzaine de chaises. Sur la cheminée, des livres s'empilaient. Mais, aux murs, une décoration improvisée égayait ce vide, une série de plans, une suite d'aquarelles claires, chaque feuille fixée avec quatre clous. C'était son portefeuille de projets qu'Hamelin avait ainsi étalé, les notes prises en Syrie, toute sa fortune future ; et les aquarelles étaient de Mme Caroline, des vues de là -bas, des types, des costumes, ce qu'elle avait remarqué et croqué en accompagnant son frère, avec un sens très personnel de coloriste, sans aucune prétention d'ailleurs. Deux larges fenêtres, ouvrant sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers, éclairaient d'une lumière vive cette débandade de dessins, qui évoquait une vie autre, le rêve d'une antique société tombant en poudre, que les épures, aux lignes fermes et mathématiques, semblaient vouloir remettre debout, comme sous l'étayement du solide échafaudage de la science moderne. Et quand il se fut rendu utile, avec cette dépense d'activité qui le faisait charmant, Saccard s'oublia surtout devant les plans et les aquarelles, séduit, demandant sans cesse de nouvelles explications. Dans sa tête, tout un vaste lançage germait déjà . Un matin, il trouva Mme Caroline seule, assise à la petite table dont elle avait fait son bureau. Elle était mortellement triste, les mains abandonnées parmi les papiers. " Que voulez-vous ? cela tourne décidément mal... je suis brave pourtant. Mais tout va nous manquer à la fois ; et ce qui me navre, c'est l'impuissance ou le malheur réduit mon pauvre frère, car il n'est vaillant, il n'a de force qu'au travail... J'avais songé à me replacer institutrice quelque part, pour l'aider au moins. J'ai cherché et je n'ai rien trouvé... Pourtant, je ne puis pas me mettre à faire des ménages. " Jamais Saccard ne l'avait vue ainsi démontée, abattue. " Que diable ! vous n'en êtes pas là ! " cria-t-il. Elle hocha la tête, elle se montrait amère contre la vie, qu'elle acceptait d'habitude si gaillardement, même mauvaise. Et Hamelin étant rentré à ce moment, rapportant la nouvelle d'un dernier échec, elle eut de grosses larmes lentes, elle ne parla plus, les poings serrés, à sa table, les yeux perdus devant elle. " Et dire, laissa échapper Hamelin, qu'il y a, là -bas, des millions qui nous attendent, si quelqu'un voulait seulement m'aider à les gagner ! " Saccard s'était planté devant une épure représentant l'élévation d'un pavillon construit au centre de vastes magasins. " Qu'est-ce donc ? demanda-t-il. - Oh ! je me suis amusé, expliqua l'ingénieur. C'est un projet d'habitation " là -bas, à Beyrouth, pour le directeur de la Compagnie que j'ai rêvée, vous savez, la Compagnie générale des Paquebots réunis. " Il s'animait, il donna de nouveaux détails. Pendant son séjour en Orient, il avait constaté combien le service des transports était défectueux. Les quelques sociétés, installées à Marseille, se tuaient par la concurrence, n'arrivaient pas à avoir le matériel suffisant et confortable ; et une de ses premières idées, à la base même de tout l'ensemble de ses entreprises, était de syndiquer ces sociétés, de les réunir en une vaste Compagnie, pourvue de millions, qui exploiterait la Méditerranée entière et s'en assurerait la royauté, en établissant des lignes pour tous les ports de l'Afrique, de l'Espagne, de l'Italie, de la Grèce, de l'Egypte, de l'Asie, jusqu'au fond de la mer Noire. Rien n'était à la fois, d'un organisateur de plus de flair, ni d'un meilleur citoyen c'était l'Orient conquis, donné à la France, sans compter qu'il rapprochait ainsi la Syrie, où allait s'ouvrir le vaste champ de ses opérations. " Les syndicats, murmura Saccard, l'avenir semble être là , aujourd'hui... C'est une forme si puissante de l'association ! Trois ou quatre petites entreprises, qui végètent isolément, deviennent d'une vitalité et d'une prospérité irrésistibles, si elles se réunissent... Oui, demain est aux gros capitaux, aux efforts centralisés des grandes masses. Toute l'industrie, tout le commerce finiront par n'être qu'un immense bazar unique, où l'on s'approvisionnera de tout. " Il s'était arrêté encore, debout cette fois devant une aquarelle qui représentait un site sauvage, une gorge aride, que bouchait un écroulement gigantesque de rochers, couronnés de broussailles. " Oh ! oh ! reprit-il, voici le bout du monde. On ne doit pas être coudoyé par les passants dans ce coin-là . - Une gorge du Carmel, répondit Hamelin Ma soeur a pris ça, pendant les études que j'ai faites de ce côté. " Et il ajouta simplement " Tenez ! entre les calcaires crétacés et les porphyres qui ont relevé ces calcaires, sur tout le flanc de la montagne, il y a là un filon d'argent sulfuré considérable, oui ! une mine d'argent dont l'exploitation, d'après mes calculs, assurerait des bénéfices énormes. - Une mine d'argent " , répéta vivement Saccard. Mme Caroline, les yeux toujours au loin, dans sa tristesse, avait entendu ; et, comme si une vision se fût évoquée " Le Carmel, ah ! quel désert, quelles journées de solitude ! C'est plein de myrtes et de genêts, cela sent bon l'air tiède en est embaumé. Et il y a des aigles, sans cesse, qui planent très haut... Mais tout cet argent qui dort dans ce sépulcre, à côté de tant de misère. On voudrait des foules heureuses, des chantiers, des villes naissantes, un peuple régénéré par le travail. - Une route serait facilement ouverte du Carmel à Saint-Jean-d'Acre, continua Hamelin. Et je crois bien qu'on découvrirait également du fer, car il abonde dans les montagnes du pays... J'ai aussi étudié un nouveau mode d'extraction, qui réaliserait d'importantes économies. Tout est prêt, il ne s'agit plus que de trouver des capitaux. - La Société des mines d'argent du Carmel ! " murmura Saccard. Mais c'était maintenant l'ingénieur qui, les regards levés, allait d'un plan à l'autre, repris par le labeur de toute sa vie, enfiévré à la pensée de l'avenir éclatant qui dormait là , pendant que la gêne le paralysait. " Et ce ne sont que les petites affaires du début, reprit-il. Regardez cette série de plans, c'est ici le grand coup, tout un système de chemins de fer traversant l'Asie Mineure, de part en part... Le manque de communications commodes et rapides, telle est la cause première de la stagnation où croupit ce pays si riche. Vous n'y trouveriez pas une voie carrossable, les voyages et les transports s'y font toujours à dos de mulet ou de chameau... Imaginez alors quelle révolution, si des lignes ferrées pénétraient jusqu'aux confins du désert ! Ce serait l'industrie et le commerce décuplés, la civilisation victorieuse, l'Europe s'ouvrant enfin les portes de l'Orient... Oh ! pour peu que cela vous intéresse, nous en causerons en détail. Et vous verrez, vous verrez ! " Tout de suite, du reste, il ne put s'empêcher d'entrer dans des explications. C'était surtout pendant son voyage à Constantinople, qu'il avait étudié le tracé de son système de chemins de fer. La grande, l'unique difficulté se trouvait dans la traversée des monts Taurus ; mais il avait parcouru les différents cols, il affirmait la possibilité d'un tracé direct et relativement peu dispendieux. D'ailleurs, il ne songeait pas à exécuter d'un coup le système complet. Lorsqu'on aurait obtenu du sultan la concession totale, il serait sage de n'entreprendre d'abord que la branche mère, la ligne de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, on songerait à l'embranchement de Smyrne à Angora, et à celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas. " Plus tard, plus tard encore... " , continua-t-il. Et il n'acheva pas, il se contentait de sourire, n'osant dire jusqu'où il avait poussé l'audace de ses projets. C'était le rêve. " Ah ! les plaines au pied du Taurus, reprit Mme Caroline de sa voix lente de dormeuse éveillée, quel paradis délicieux ! On n'a qu'à gratter la terre, les moissons poussent, débordantes. Les arbres fruitiers, les pêchers, les cerisiers, les figuiers, les amandiers, cassent sous les fruits. Et quels champs d'oliviers et de mûriers, pareils à de grands bois ! Et quelle existence naturelle et facile, dans cet air léger, constamment bleu ! " Saccard se mit à rire, de ce rire aigu de bel appétit, qu'il avait lorsqu'il flairait la fortune. Et, comme Hamelin parlait encore d'autres projets, notamment de la création d'une banque à Constantinople, en disant un mot des relations toutes-puissantes qu'il y avait laissées, surtout près du grand vizir, il l'interrompit gaiement. " Mais c'est un pays de cocagne, on en vendrait ! " Puis, très familier, appuyant les deux mains aux épaules de Mme Caroline, toujours assise " Ne vous désespérez donc pas, madame ! Je vous aime bien, vous verrez que je ferai avec votre frère quelque chose de très bon pour nous tous... Ayez de la patience. Attendez. " Pendant le mois qui suivit, Saccard procura de nouveau à l'ingénieur quelques petits travaux ; et, s'il ne reparlait plus des grandes affaires, il devait y penser constamment, préoccupé, hésitant devant l'ampleur écrasante des entreprises. Mais ce qui resserra davantage le lien naissant de leur intimité, ce fut la façon toute naturelle dont Mme Caroline vint à s'occuper de son intérieur d'homme seul, dévoré de frais inutiles, d'autant plus mal servi qu'il avait davantage de serviteurs. Lui, si habile au-dehors, réputé pour sa main vigoureuse et adroite dans le gâchis des grands vols, laissait aller chez lui tout à la débandade, insoucieux du coulage effrayant qui triplait ses dépenses ; et l'absence d'une femme se faisait aussi cruellement sentir, jusque dans les plus petites choses. Lorsque Mme Caroline s'aperçut du pillage, elle lui donna d'abord des conseils, puis finit par s'entremettre et lui faire réaliser deux ou trois économies ; si bien qu'en riant, un jour, il lui offrit d'être son intendante pourquoi pas ? elle avait cherché une place d'institutrice, elle pouvait bien accepter une situation honorable pour elle, qui lui permettrait d'attendre. L'offre, faite en manière de plaisanterie, devint sérieuse. N'était-ce pas une façon de s'occuper, de soulager son frère, avec les trois cents francs que Saccard voulait donner par mois ? Et elle accepta, elle réforma la maison en huit jours, renvoya le chef et sa femme pour ne prendre qu'une cuisinière, qui, avec le valet de chambre et le cocher, devait suffire au service. Elle ne garda aussi qu'un cheval et une voiture, prit la haute main sur tout, examina les comptes avec un soin si scrupuleux, qu'à la fin de la première quinzaine elle avait obtenu une réduction de moitié. Il était ravi, il plaisantait en disant que c'était lui qui la volait maintenant, et qu'elle aurait dû exiger un tant pour cent sur tous les bénéfices qu'elle lui faisait faire. Alors, une vie très étroite avait commencé. Saccard venait d'avoir l'idée de faire enlever les vis qui condamnaient la porte de communication entre les deux appartements, et l'on remontait librement, d'une salle à manger dans l'autre, par l'escalier intérieur ; de sorte que, pendant que son frère travaillait en haut, enfermé du matin au soir pour mettre en ordre ses dossiers d'Orient, Mme Caroline, laissant son propre ménage aux soins de l'unique bonne qui les servait, descendait à chaque heure de la journée, donner des ordres, comme chez elle. C'était devenu la joie de Saccard, la continuelle apparition de cette grande belle femme, qui traversait les pièces de son pas solide et superbe, avec la gaieté toujours inattendue de ses cheveux blancs, envolés autour de son jeune visage. Elle était de nouveau très gaie, elle avait retrouvé sa bravoure à vivre, depuis qu'elle se sentait utile, occupant ses heures, continuellement debout. Sans affectation de simplicité, elle ne portait plus qu'une robe noire, dans la poche de laquelle on entendait la sonnerie claire du trousseau de clefs ; et cela l'amusait certainement, elle la savante, la philosophe, de n'être plus qu'une bonne femme de ménage, la gouvernante d'un prodigue, qu'elle se mettait à aimer, comme on aime les enfants mauvais sujets. Lui, un instant très séduit, calculant qu'il n'y avait après tout qu'une différence de quatorze ans entre eux, s'était demandé ce qu'il arriverait, s'il la prenait un beau soir entre ses bras. Etait-il admissible que, depuis dix ans, depuis sa fuite forcée de chez son mari, dont elle avait reçu autant de coups que de caresses, elle eût vécu en guerrière voyageuse, sans voir un homme ? Peut-être les voyages l'avaient-ils protégée. Cependant, il savait qu'un ami de son frère, un M. Beaudoin, un négociant resté à Beyrouth, et dont le retour était prochain, l'avait beaucoup aimée, au point d'attendre pour l'épouser la mort de son mari, qu'on venait d'enfermer dans une maison de santé, fou d'alcoolisme. Evidemment, ce mariage n'aurait fait que régulariser une situation bien excusable, presque légitime. Dès lors, puisqu'il devait y en avoir eu un, pourquoi n'aurait-il pas été le second ? Mais Saccard en restait au raisonnement, la trouvant si bonne camarade, que la femme souvent disparaissait. Lorsque, à la voir passer, avec sa taille admirable, il se posait sa question savoir ce qu'il arriverait s'il l'embrassait, il se répondait qu'il arriverait des choses fort ordinaires, ennuyeuses peut-être ; et il remettait l'expérience à plus tard, il lui donnait des poignées de main vigoureuses, heureux de sa cordialité. Puis, tout d'un coup, Mme Caroline retomba à un grand chagrin. Un matin, elle descendit abattue, très pâle, les yeux gros ; et il ne put rien apprendre d'elle ; il cessa de l'interroger devant son obstination à dire qu'elle n'avait rien, qu'elle était comme tous les jours. Ce fut le lendemain seulement qu'il comprit, en trouvant en haut une lettre de faire part, la lettre qui annonçait le mariage de M. Beaudoin avec la fille d'un consul anglais, très jeune et immensément riche. Le coup avait dû être d'autant plus dur, que la nouvelle était arrivée par cette lettre banale, sans aucune préparation, sans même un adieu. C'était tout un écroulement dans l'existence de la malheureuse femme, la perte de l'espoir lointain où elle se raccrochait, aux heures de désastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautés abominables, elle avait justement appris, l'avant-veille, que son mari était mort, elle venait enfin de croire, pendant quarante-huit heures, à la réalisation prochaine de son rêve. Sa vie s'effondrait, elle en restait anéantie. Le soir même, une autre stupeur l'attendait comme, à son habitude, avant de remonter se coucher, elle entrait chez Saccard causer des ordres du lendemain, il lui parla de son malheur, si doucement, qu'elle éclata en sanglots ; puis, dans cet attendrissement invincible, dans une sorte de paralysie de sa volonté, elle se trouva entre ses bras, elle lui appartint, sans joie ni pour l'un ni pour l'autre. Quand elle se reprit, elle n'eut pas de révolte, mais sa tristesse en fut accrue, à l'infini. Pourquoi avait- elle laissé s'accomplir cette chose ? elle n'aimait pas cet homme, lui- même ne devait pas l'aimer. Ce n'était point qu'il lui parût d'un âge et d'une figure indignes de tendresse ; sans beauté certes, et vieux déjà , il l'intéressait par la mobilité de ses traits, par l'activité de toute sa petite personne noire ; et, l'ignorant encore, elle voulait le croire serviable, d'une intelligence supérieure, capable de réaliser les grandes entreprises de son frère, avec l'honnêteté moyenne de tout le monde. Seulement, quelle chute imbécile ! Elle, si sage, si instruite par la dure expérience, si maÃtresse d'elle-même, avoir ainsi succombé, sans savoir pourquoi ni comment, dans une crise de larmes, en grisette sentimentale ! Le pis était qu'elle le sentait, autant qu'elle, étonné, presque fâché de l'aventure. Lorsque, cherchant à la consoler, il lui avait parlé de M. Beaudoin comment d'un amant ancien, dont la basse trahison ne méritait que l'oubli, et qu'elle s'était récriée, en jurant que jamais rien ne s'était passé entre eux, il avait d'abord cru qu'elle mentait, par une fierté de femme ; mais elle était revenue sur ce serment avec tant de force, elle montrait des yeux si beaux, si clairs de franchise, qu'il avait fini par être convaincu de la vérité de cette histoire, elle par droiture et dignité se gardant pour le jour des noces, l'homme patientant deux années, puis se lassant et en épousant une autre, quelque occasion trop tentante de jeunesse et de richesse. Et le singulier était que cette découverte, cette conviction qui aurait dû passionner Saccard, l'emplissait au contraire d'une sorte d'embarras, tellement il comprenait la fatalité sotte de sa bonne fortune. Du reste, ils ne recommencèrent pas, puisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en avoir l'envie. Pendant quinze jours, Mme Caroline resta ainsi affreusement triste. La force de vivre, cette impulsion qui fait de la vie une nécessité et une joie, l'avait abandonnée. Elle vaquait à ses occupations si multiples, mais comme absente, sans s'illusionner même sur la raison et l'intérêt des choses. C'était la machine humaine travaillant dans le désespoir du néant de tout. Et, au milieu de ce naufrage de sa bravoure et de sa gaieté, elle ne goûtait qu'une distraction, celle de passer toutes ses heures libres le front aux vitres d'une fenêtre du grand cabinet de travail, les regards fixés sur le jardin de l'hôtel voisin, cet hôtel Beauvilliers, où, depuis les premiers jours de son installation, elle devinait une détresse, une de ces misères cachées, si navrantes dans leur effort à sauvegarder les apparences. Il y avait là aussi des êtres qui souffraient, et son chagrin était comme trempé de ces larmes, elle agonisait de mélancolie, jusqu'à se croire insensible et morte dans la douleur des autres. Ces Beauvilliers, qui autrefois, sans compter leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjou, possédaient, rue de Grenelle, un hôtel magnifique, n'avaient plus à Paris que cette ancienne maison de plaisance, bâtie en dehors de la ville au commencement du siècle dernier, et qui se trouvait aujourd'hui enclavée parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare. Les quelques beaux arbres du jardin restaient là comme au fond d'un puits, la mousse mangeait les marches du perron, émietté et fendu. On eût dit un coin de nature mis en prison, un coin doux et morne, d'une muette désespérance, où le soleil ne descendait plus qu'en un jour verdâtre, dont le frisson glaçait les épaules. Et, dans cette paix humide de cave, en haut de ce perron disjoint, la première personne que Mme Caroline avait aperçue était la comtesse de Beauvilliers, une grande femme maigre de soixante ans, toute blanche, l'air très noble, un peu surannée. Avec son grand nez droit, ses lèvres minces, son cou particulièrement long, elle avait l'air d'un cygne très ancien, d'une douceur désolée. Puis, derrière elle, presque aussitôt, s'était montrée sa fille, Alice de Beauvilliers, âgée de vingt-cinq ans, mais si appauvrie, qu'on l'aurait prise pour une fillette, sans le teint gâté et les traits déjà tirés du visage. C'était la mère encore, chétive, moins l'aristocratique noblesse, le cou allongé jusqu'à la disgrâce, n'ayant plus que le charme pitoyable d'une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de Beauvilliers, s'était engagé dans les zouaves pontificaux, à la suite de la bataille de Castelfidardo, perdue par Lamoricière. Tous les jours, lorsqu'il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l'une derrière l'autre, elles descendaient le perron, faisaient le tour de l'étroite pelouse centrale, sans échanger une parole ; il n'y avait que des bordures de lierre, les fleurs n'auraient pas poussé, ou peut-être auraient-elles coûté trop cher. Et cette promenade lente, sans doute une simple promenade de santé, par ces deux femmes si pâles, sous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fêtes et que les bourgeoises maisons du voisinage étouffaient, prenait une mélancolique douleur, comme si elles eussent promené le deuil des vieilles choses mortes. Alors, intéressée, Mme Caroline avait guetté ses voisines par une sympathie tendre, sans curiosité mauvaise ; et, peu à peu, dominant le jardin, elle pénétra leur vie, qu'elles cachaient avec un soin jaloux, sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'écurie, une voiture sous la remise, que soignait un vieux domestique, à la fois valet de chambre, cocher et concierge ; de même qu'il y avait une cuisinière, qui servait aussi de femme de chambre ; mais, si la voiture sortait de la grand-porte, correctement attelée, menant ces dames à leurs courses, si la table gardait un certain luxe, l'hiver, aux dÃners de quinzaine où venaient quelques amis, par quels longs jeûnes, par quelles sordides économies de chaque heure était achetée cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangar, à l'abri des yeux, c'étaient de continuels lavages, pour réduire la note de la blanchisseuse, de pauvres nippes usées par le savon, rapiécées fil à fil ; c'étaient quatre légumes épluchés pour le repas du soir, du pain qu'on faisait rassir sur une planche, afin d'en manger moins ; c'étaient toutes sortes de pratiques avaricieuses, infimes et touchantes, le vieux cocher recousant les bottines trouées de mademoiselle, la cuisinière noircissant a l'encre les bouts de gants trop défraÃchis de madame ; et les robes de la mère qui passaient à la fille après d'ingénues transformations, et les chapeaux qui duraient des années, grâce à des échanges de fleurs et de rubans. Lorsqu'on n'attendait personne, les salons de réception, au rez-de-chaussée, étaient fermés soigneusement, ainsi que les grandes chambres du premier étage ; car, de toute cette vaste habitation, les deux femmes n'occupaient plus qu'une étroite pièce, dont elles avaient fait leur salle à manger et leur boudoir. Quand la fenêtre s'entrouvrait, on pouvait apercevoir la comtesse raccommodant son linge, comme une petite bourgeoise besogneuse ; tandis que la jeune fille, entre son piano et sa boÃte d'aquarelle, tricotait des bas et des mitaines pour sa mère. Un jour de gros orage, toutes deux furent vues descendant au jardin, ramassant le sable que la violence de la pluie emportait. Maintenant, Mme Caroline savait leur histoire. La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de son mari, qui était un débauché, et dont elle ne s'était jamais plainte. Un soir, on le lui avait rapporté, à Vendôme, râlant, avec un coup de feu au travers du corps. On avait parlé d'un accident de chasse quelque balle envoyée par un garde jaloux, dont il devait avoir pris la femme ou la fille. Et le pis était que s'anéantissait avec lui cette fortune des Beauvilliers, autrefois colossale, assise sur des terres immenses, des domaines royaux, que la Révolution avait déjà trouvée amoindrie, et que son père et lui venaient d'achever. De ces vastes biens fonciers, une seule ferme demeurait, les Aublets, à quelques lieues de Vendôme, rapportant environ quinze mille francs de rente, l'unique ressource de la veuve et de ses deux enfants. L'hôtel de la rue de Grenelle était depuis longtemps vendu, celui de la rue Saint-Lazare mangeait la grosse part des quinze mille francs de la ferme, écrasé d'hypothèques, menacé d'être mis en vente à son tour, si l'on ne payait pas les intérêts ; et il ne restait guère que six ou sept mille francs pour l'entretien de quatre personnes, ce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y avait déjà huit ans, lorsqu'elle était devenue veuve, avec un garçon de vingt ans et une fille de dix-sept, au milieu de l'écroulement de sa maison, la comtesse s'était raidie dans son orgueil nobiliaire, en se jurant qu'elle vivrait de pain plutôt que de déchoir. Dès lors, elle n'avait plus eu qu'une pensée, se tenir debout à son rang, marier sa fille à un homme d'égale noblesse, faire de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causé d'abord de mortelles inquiétudes, à la suite de quelques folies de jeunesse, des dettes qu'il fallut payer ; mais, averti de leur situation en un solennel entretien, il n'avait pas recommencé, coeur tendre au fond, simplement oisif et nul, écarté de tout emploi, sans place possible dans la société contemporaine. Maintenant, soldat du pape, il était toujours pour elle une cause d'angoisse secrète, car il manquait de santé, délicat sous son apparence fière, de sang épuisé et pauvre, ce qui lui rendait le climat de Rome dangereux. Quant au mariage d'Alice, il tardait tellement, que la triste mère en avait les yeux pleins de larmes, quand elle la regardait, vieillie déjà , se flétrissant à attendre. Avec son air d'insignifiance mélancolique, elle n'était point sotte, elle aspirait ardemment à la vie, à un homme qui l'aurait aimée, à du bonheur ; mais, ne voulant pas désoler davantage la maison, elle feignait d'avoir renoncé à tout, plaisantant le mariage, disant qu'elle avait la vocation d'être vieille fille ; et, la nuit, elle sanglotait dans son oreiller, elle croyait mourir de la douleur d'être seule. La comtesse, par ses miracles d'avarice, était pourtant arrivée à mettre de côté vingt mille francs, toute la dot d'Alice ; elle avait également sauvé du naufrage quelques bijoux, un bracelet, des bagues, des boucles d'oreilles, qu'on pouvait estimer à une dizaine de mille francs ; dot bien maigre, corbeille de noces dont elle n'osait même parler, à peine de quoi faire face aux dépenses immédiates, si l'épouseur attendu se présentait. Et, cependant, elle ne voulait pas désespérer, luttant quand même, n'abandonnant pas un des privilèges de sa naissance, toujours aussi haute et de fortune convenable, incapable de sortir à pied et de retrancher un entre-mets un soir de réception, mais rognant sur sa vie cachée, se condamnant à des semaines de pommes de terre sans beurre, pour ajouter cinquante francs à la dot éternellement insuffisante de sa fille. C'était un douloureux et puéril héroïsme quotidien, tandis que, chaque jour, la maison croulait un peu plus sur leurs têtes. Cependant, jusque-là , Mme Caroline n'avait point eu l'occasion de parler à la comtesse et à sa fille. Elle finissait par connaÃtre les détails les plus intimes de leur vie, ceux qu'elles croyaient cacher au monde entier, et il n'y avait eu encore entre elles que des échanges de regards, ces regards qui se tournent dans une brusque sensation de sympathie, derrière soi. La princesse d'Orviedo devait les rapprocher. Elle avait eu l'idée de créer, pour son Oeuvre du Travail, une sorte de commission de surveillance, composée de dix dames, qui se réunissaient deux fois par mois, visitaient l'Oeuvre en détail, contrôlaient tous les services. Comme elle s'était réservé de choisir elle-même ces dames, elle avait désigné, parmi les premières, Mme de Beauvilliers, une de ses grandes amies d'autrefois, devenue simplement sa voisine, aujourd'hui qu'elle s'était retirée du monde. Et il était arrivé que, la commission de surveillance ayant brusquement perdu son secrétaire, Saccard, qui gardait la haute main sur l'administration de l'établissement, venait d'avoir l'idée de recommander Mme Caroline, comme un secrétaire modèle, qu'on ne trouverait nulle part en effet, la besogne était assez pénible, il y avait beaucoup d'écritures, même des soins matériels qui répugnaient un peu à ces dames ; et, dès le début, Mme Caroline s'était révélée une hospitalière admirable, que sa maternité inassouvie, son amour désespéré des enfants, enflammait d'une tendresse active pour tous ces pauvres êtres, qu'on tâchait de sauver du ruisseau parisien. Donc, à la dernière séance de la commission, elle s'était rencontrée avec la comtesse de Beauvilliers ; mais celle-ci ne lui avait adressé qu'un salut un peu froid, cachant sa secrète gêne, ayant sans doute la sensation qu'elle avait en elle un témoin de sa misère. Toutes deux, maintenant, se saluaient, chaque fois que leurs yeux se rencontraient et qu'il y aurait eu une trop grosse impolitesse à feindre de ne pas se reconnaÃtre. Un jour, dans le grand cabinet, pendant qu'Hamelin rectifiait un plan d'après de nouveaux calculs, et que Saccard, debout, suivait son travail, Mme Caroline, devant la fenêtre, comme à son habitude, regardait la comtesse et sa fille faire leur tour de jardin. Ce matin- là , elle leur voyait, aux pieds, des savates qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées contre une borne. " Ah ! les pauvres femmes ! murmura-t-elle, que cela doit être terrible, cette comédie du luxe qu'elles se croient forcées de jouer. " Et elle se reculait, se cachait derrière le rideau de vitrage, de peur que la mère ne l'aperçût et ne souffrit davantage d'être ainsi guettée. Elle-même s'était apaisée, depuis trois semaines qu'elle s'oubliait, chaque matin, à cette fenêtre le grand chagrin de son abandon s'endormait, il semblait que la vue du désastre des autres lui fit accepter plus courageusement le sien, cet écroulement qu'elle avait cru être celui de toute sa vie. De nouveau, elle se surprenait à rire. Un instant encore, elle suivit les deux femmes dans le jardin vert de mousse, d'un air de profonde songerie. Puis, se retournant vers Saccard, vivement " Dites-moi donc pourquoi je ne peux pas être triste... Non, ça ne dure pas, ça n'a jamais duré, je ne peux pas être triste, quoi qu'il m'arrive... Est-ce de l'égoïsme ? Vraiment, je ne crois pas. Ce serait trop vilain, et d'ailleurs j'ai beau être gaie, j'ai le coeur fendu tout de même au spectacle de la moindre douleur. Arrangez cela, je suis gaie et je pleurerais sur tous les malheurs qui passent, si je ne me retenais, comprenant que le moindre morceau de pain ferait bien mieux leur affaire que mes larmes inutiles. " En disant cela, elle riait de son beau rire de bravoure, en vaillante qui préférait l'action aux apitoiements bavards. " Dieu sait pourtant, continua-t-elle, si j'ai eu lieu de désespérer de tout. Ah ! la chance ne m'a pas gâtée jusqu'ici... Après mon mariage, dans l'enfer où je suis tombée, injuriée, battue, j'ai bien cru qu'il ne me restait qu'à me jeter à l'eau. Je ne m'y suis pas jetée, j'étais vibrante d'allégresse, gonflée d'un espoir immense, quinze jours après, quand je suis partie avec mon frère pour l'Orient... Et, lors de notre retour à Paris, lorsque tout a failli nous manquer, j'ai eu des nuits abominables, où je nous voyais mourant de faim sur nos beaux projets. Nous ne sommes pas morts, je me suis remise à rêver des choses énormes, des choses heureuses qui me faisaient rire parfois toute seule... Et, dernièrement, quand j'ai reçu ce coup affreux dont je n'ose parler encore, mon coeur a été comme déraciné ; oui, je l'ai positivement senti qui ne battait plus ; je l'ai cru fini, je me suis crue finie, anéantie moi-même. Puis, pas du tout ! voici que l'existence me reprend, je ris aujourd'hui, demain, j'espérerai ! je voudrai vivre encore, vivre toujours... Est-ce extraordinaire, de ne pas pouvoir être triste longtemps ! " Saccard, qui riait lui aussi, haussa les épaules. " Bah ! vous êtes comme tout le monde. C'est l'existence, ça. - Croyez-vous, s'écria-t-elle, étonnée. Il me semble, à moi, qu'il y a des gens si tristes, qui ne sont jamais gais, qui se rendent la vie impossible, tellement ils se la peignent en noir... Oh ! ce n'est pas que je m'abuse sur la douceur et la beauté qu'elle offre. Elle a été trop dure, je l'ai trop vue de près, partout et librement. Elle est exécrable, quand elle n'est pas ignoble. Mais, que voulez-vous ! je l'aime. Pourquoi ? je n'en sais rien. Autour de moi, tout a beau péricliter, s'effondrer, je suis quand même, dès le lendemain, gaie et confiante sur les ruines... J'ai pensé souvent que mon cas est, en petit, celui de l'humanité, qui vit, certes, dans une misère affreuse, mais que ragaillardit la jeunesse de chaque génération. A la suite de chacune des crises qui m'abattent, c'est comme jeunesse nouvelle, un printemps dont les promesses de sève me réchauffent et me relèvent le coeur. Cela est tellement vrai, que, après une grosse peine, si je sors dans la rue, au soleil, tout de suite je me remets à aimer, à espérer, à être heureuse. Et l'âge n'a pas de prise sur moi, j'ai la naïveté de vieillir sans m'en apercevoir... Voyez-vous, j'ai beaucoup trop lu pour une femme, je ne sais plus du tout où je vais, pas plus, d'ailleurs, que ce vaste monde ne le sait lui-même. Seulement, c'est malgré moi, il me semble que je vais, que nous allons tous à quelque chose de très bien et de parfaitement gai. " Elle finissait par tourner à la plaisanterie, émue pourtant, voulant cacher l'attendrissement de son espoir ; tandis que son frère, qui avait levé la tête, la regardait avec une adoration pleine de gratitude. " Oh ! toi, déclara-t-il, tu es faite pour les catastrophes, tu es l'amour de la vie ! " Dans ces quotidiennes causeries du matin, une fièvre s'était peu à peu déclarée, et si Mme Caroline retournait à cette joie naturelle, inhérente à sa santé même, cela provenait du courage que leur apportait Saccard, avec sa flamme active des grandes affaires. C'était chose presque décidée, on allait exploiter le fameux portefeuille. Sous les éclats de sa voix aiguÃ, tout s'animait, s'exagérait. D'abord, on mettait la main sur la Méditerranée, on la conquérait, par la Compagnie générale des Paquebots réunis ; et il énumérait les ports de tous les pays du littoral où l'on créerait des stations, et il mêlait des souvenirs classiques effacés à son enthousiasme d'agioteur, célébrant cette mer, la seule que le monde ancien eût connue, cette mer bleue autour de laquelle la civilisation a fleuri, dont les flots ont baigné les antiques villes, Athènes, Rome, Tyr, Alexandrie, Carthage, Marseille, toutes celles qui ont fait l'Europe. Puis, lorsqu'on s'était assuré ce vaste chemin de l'Orient, on débutait là -bas, en Syrie, par la petite affaire de la Société des mines d'argent du Carmel, rien que quelques millions à gagner en passant, mais un excellent lançage, car cette idée d'une mine d'argent, de l'argent trouvé dans la terre, ramassé à la pelle, était toujours passionnante pour le public, surtout quand on pouvait y accrocher l'enseigne d'un nom prodigieux et retentissant comme celui du Carmel. Il y avait aussi là -bas des mines de charbon, du charbon à fleur de roche, qui vaudrait de l'or, lorsque le pays se couvrirait d'usines ; sans compter les autres menues entreprises qui serviraient d'entractes, des créations de banques, des syndicats pour les industries florissantes, une exploitation des vastes forêts du Liban, dont les arbres géants pourrissent sur place, faute de routes. Enfin, il arrivait au gros morceau, à la Compagnie des chemins de fer d'Orient, et là , il délirait, car ce réseau de lignes ferrées, jeté d'un bout à l'autre sur l'Asie Mineure, comme un filet, c'était pour lui la spéculation, la vie de l'argent, prenant d'un coup ce vieux monde, ainsi qu'une proie nouvelle, encore intacte, d'une richesse incalculable, cachée sous l'ignorance et la crasse des siècles. Il en flairait le trésor, il hennissait comme un cheval de guerre, à l'odeur de la bataille. Mme Caroline, d'un bon sens si solide, très réfractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se laissait pourtant aller à cet enthousiasme, n'en voyait plus nettement l'outrance. A la vérité, cela caressait en elle sa tendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays, où elle s'était crue heureuse ; et, sans calcul, par un contre-effet logique, c'était elle, ses descriptions colorées, ses renseignements débordants, qui fouettaient de plus en plus la fièvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouth, elle avait habité trois ans, elle ne tarissait pas Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue de terre, entre des grèves de sable rouge et des écroulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons en amphithéâtre, au milieu de vastes jardins, un paradis délicieux planté d'orangers, de citronniers et de palmiers. Puis, c'étaient toutes les villes de la côte, au nord Antioche, déchue de sa splendeur, au sud Saida, l'ancienne Sidon, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Tyr, la Sour actuelle, qui les résume toutes, Tyr dont les marchands étaient des rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui, avec son port comblé par les sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussière de palais, où ne se dressent, misérables et éparses, que quelques cabanes de pécheurs. Elle avait accompagné son frère partout, elle connaissait Alep, Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'à Trézibonde ; elle avait vécu un mois à Jérusalem, endormie dans le trafic des lieux saints, puis deux autres mois à Damas, la reine de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallées et les montagnes, les villages des Maronites et des Druses perchés sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les champs cultivés et les champs stériles. Et, des moindres coins, des déserts muets comme des grandes villes, elle avait rapporté la même admiration pour l'inépuisable, la luxuriante nature, la même colère contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dédaignées ou gâchées ! Elle disait les charges qui écrasent le commerce et l'industrie, cette loi imbécile qui empêche de consacrer les capitaux à l'agriculture, au- delà d'un certain chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se sert avant Jésus-Christ, et l'ignorance où croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes, pareils à des enfants idiots, arrêtés dans leur croissance. Autrefois, la côte se trouvait trop petite, les villes se touchaient ; maintenant, la vie s'en est allée vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense cimetière abandonné. Pas d'écoles, pas de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel administratif exécrable, des impôts trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme ; sans compter les continuelles secousses des guerres viles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors, elle se fâchait, elle demandait s'il était permis de gâter ainsi l'oeuvre de la nature, une terre bénie, d'un charme exquis, où tous les climats se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempérés des montagnes, les neiges éternelles des hauts sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espérance la faisaient se passionner, à l'idée du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spéculation pouvaient frapper cette vieille terre endormie, pour la réveiller. " Tenez ! criait Saccard, cette gorge du Carmel, que vous avez dessinée là , où il n'y a que des pierres et des lentisques, eh bien, dès que la mine d'argent sera en exploitation, il y poussera d'abord un village, puis une ville... Et tous ces ports encombrés de sable, nous les nettoierons, nous les protégerons de fortes jetées. Des navires de haut bord stationneront où des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Et, dans ces plaines dépeuplées, ces cols déserts, que nos lignes ferrées traverseront, vous verrez toute une résurrection, oui ! les champs se défricher, des routes et des canaux s'établir, des cités nouvelles sortir du sol, la vie enfin revenir comme elle revient à un corps malade, lorsque, dans les veines appauvries, on active la circulation d'un sang nouveau... Oui ! l'argent fera des prodiges. " Et, devant l'évocation de cette voix perçante, Mme Caroline voyait réellement se lever la civilisation prédite. Ces épures sèches, ces tracés linéaires s'animaient, se peuplaient c'était le rêve qu'elle avait fait parfois d'un Orient débarbouillé de sa crasse, tiré de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel charmant, avec tous les raffinement de la science. Déjà , elle avait assisté au miracle, ce Port- Saïd qui, en si peu d'années, venait de pousser sur une plage nue, d'abord des cabanes pour abriter les quelques ouvriers de la première heure, puis la cité de deux mille âmes, la cité de dix mille âmes, des maisons, des magasins immenses, une jetée gigantesque, de la vie et du bien-être créés avec entêtement par les fourmis humaines. Et c'était bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrésistible, la poussée sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d'agir, d'aller devant soi, sans savoir au juste où l'on va, mais d'aller plus à l'aise, dans des conditions meilleures ; et le globe bouleversé par la fourmilière qui refait sa maison, et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l'homme décuplé, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argent, aidant la science, faisait le progrès. Hamelin, qui écoutait en souriant, avait eu alors un mot sage. " Tout cela, c'est la poésie des résultats, et nous n'en sommes même pas à la prose de la mise en oeuvre. " Mais Saccard ne s'échauffait que par l'outrance de ses conceptions, et ce fut pis le jour où, s'étant mis à lire des livres sur l'Orient, il ouvrit une histoire de l'expédition d'Egypte. Déjà , le souvenir des Croisades le hantait, ce retour de l'Occident vers l'Orient, son berceau, ce grand mouvement qui avait ramené l'extrême Europe aux pays d'origine, en pleine floraison encore, et où il y avait tant à apprendre. Seulement, la haute figure de Napoléon le frappa davantage, allant guerroyer là -bas, dans un but grandiose et mystérieux. S'il parlait de conquérir l'Egypte, d'y installer un établissement français, de donner ainsi à la France le commerce du Levant, il ne disait certainement pas tout ; et Saccard voulait voir, dans le côté de l'expédition qui est resté vague et énigmatique, il ne savait au juste quel projet de colossale ambition, un immense empire reconstruit, Napoléon couronné à Constantinople, empereur d'Orient et des Indes, réalisant le rêve d'Alexandre, plus grand que César et Charlemagne. Ne disait-il pas, à Sainte-Hélène, en parlant de Sidney, le général anglais qui l'avait arrêté devant Saint-Jean-d'Acre " Cet homme m'a fait manquer ma fortune ? " Et ce que les Croisades avaient tenté, ce que Napoléon n'avait pu accomplir, c'était cette pensée gigantesque de la conquête de l'Orient qui enflammait Saccard, mais une conquête raisonnée, réalisée par la double force de la science et de l'argent. Puisque la civilisation était allée de l'est en l'ouest, pourquoi donc ne reviendrait-elle pas vers l'est, retournant au premier jardin de l'humanité, à cet Eden de la presqu'Ãle hindoustanique, qui dormait dans la fatigue des siècles ? Ce serait une nouvelle jeunesse, il galvanisait le paradis terrestre, le refaisait habitable par la vapeur et l'électricité, replaçait l'Asie Mineure comme centre du vieux monde, comme point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce n'étaient plus des millions à gagner, mais des milliards et des milliards. Dès lors, chaque matin, Hamelin et lui eurent de longues conférences. Si l'espoir était vaste, les difficultés se présentaient, nombreuses, énormes. L'ingénieur, qui justement était à Beyrouth, en 1862, pendant l'horrible boucherie que les Druses firent des chrétiens maronites, et qui nécessita l'intervention de la France, ne cachait pas les obstacles qu'on rencontrerait parmi ces populations en continuelle bataille, livrées au bon plaisir des autorités locales. Seulement, il avait, à Constantinople, de puissantes relations, il s'était assuré l'appui du grand vizir, Fuad-Pacha, homme de réel mérite, partisan déclaré des réformes ; et il se flattait d'obtenir de lui toutes les concessions nécessaires. D'autre part, bien qu'il prophétisât la banqueroute fatale de l'empire Ottoman, il voyait plutôt une circonstance favorable dans ce besoin effréné d'argent, ces emprunts qui se suivaient d'année en année un gouvernement besogneux, s'il n'offre pas de garantie personnelle, est tout prêt à s'entendre avec les entreprises particulières, dès qu'il y trouve le moindre bénéfice. Et n'était-ce pas une manière pratique de trancher l'éternelle et encombrante question d'Orient, en intéressant l'empire à de grands travaux civilisateurs, en l'amenant au progrès, pour qu'il ne fût plus cette monstrueuse borne, plantée entre l'Europe et l'Asie ? Quel beau rôle patriotique joueraient là des compagnies françaises ! Puis, un matin, tranquillement, Hamelin aborda le programme secret auquel il faisait parfois allusion, ce qu'il appelait, en souriant, le couronnement de l'édifice. " Alors, quand nous serons les maÃtres, nous referons le royaume de Palestine, et nous y mettrons le pape... D'abord, on pourra se contenter de Jérusalem, avec Jaffa comme port de mer. Puis, la Syrie sera déclarée indépendante, et on la joindra... Vous savez que les temps sont proches où la papauté ne pourra rester dans Rome, sous les révoltantes humiliations qu'on lui prépare. C'est pour ce jour-là qu'il nous faudra être prêts. " Saccard, béant, l'écoutait dire ces choses d'une voix simple, avec sa foi profonde de catholique. Lui-même ne reculait pas devant les imaginations extravagantes, mai jamais il ne serait allé jusqu'à celle- ci. Cet homme de science, d'apparence si froide, le stupéfiait. Il cria " C'est fou ! La Porte ne donnera pas Jérusalem. - Oh ! pourquoi ? reprit paisiblement Hamelin. Elle a tant besoin d'argent ! Jérusalem l'ennuie, ce sera un bon débarras. Souvent, elle ne sait quel parti prendre, entre les diverses communions qui se disputent la possession des sanctuaires... D'ailleurs, le pape aurait en Syrie un véritable appui parmi les Maronites, car vous n'ignorez pas qu'il a installé, à Rome, un collège pour leurs prêtres... Enfin, j'ai bien réfléchi, j'ai tout prévu, et ce sera l'ère nouvelle, l'ère triomphale du catholicisme. Peut-être dira-t-on que c'est aller trop loin, que le pape se trouvera comme séparé, désintéressé des affaires de l'Europe. Mais de quel éclat, de quelle autorité ne rayonnera-t-il pas, lorsqu'il trônera aux lieux saints, parlant au nom du Christ, de la terre sacrée où le Christ a parlé ! C'est là qu'est son patrimoine, c'est là que doit être son royaume. Et, soyez tranquille, nous le ferons puissant et solide, ce royaume, nous le mettrons à l'abri des perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur une vaste banque dont les catholiques du monde entier se disputeront les actions. " Saccard, qui s'était mis a sourire, déjà séduit par l'énormité du projet, sans être convaincu, ne put s'empêcher de baptiser cette banque, dans un cri joyeux de trouvaille. " Le trésor du Saint-Sépulcre, hein ? superbe ! l'affaire est là ! " Mais il rencontra le regard raisonnable de Mme Caroline, qui souriait elle aussi, sceptique, un peu fâchée même ; et il eut honte de son enthousiasme. " N'importe, mon cher Hamelin, nous ferons bien de tenir secret ce couronnement de l'édifice, comme vous dites. On se moquerait de nous. Et puis, notre programme est déjà terriblement chargé, il est bon d'en réserver les conséquences extrêmes, la fin glorieuse, aux seuls initiés. - Sans doute, telle a toujours été mon intention, déclara l'ingénieur. Ceci sera le mystère. " Et ce fut sur ce mot, ce jour-là , que l'exploitation du portefeuille, la mise en oeuvre de toute l'énorme série des projets fut définitivement résolue. On commencerait par créer une modeste maison de crédit pour lancer les premières affaires ; puis, le succès aidant, peu à peu on se rendrait maÃtre du marché, on conquerrait le monde. Le lendemain, comme Saccard était monté chez la princesse d'Orviedo, pour prendre un ordre au sujet de l'Oeuvre du Travail, le souvenir lui revint du rêve qu'il avait caressé un moment, d'être le prince époux de cette reine de l'aumône, simple dispensateur et administrateur de la fortune des pauvres. Et il sourit, car il trouvait cela un peu niais, à cette heure. Il était bâti pour faire de la vie et non pour panser les blessures que la vie a faites. Enfin, il allait se retrouver sur son chantier, en plein dans la bataille des intérêts, dans cette course au bonheur qui a été la marche même de l'humanité, de siècle en siècle, vers plus de joie et plus de lumière. Ce même jour, il trouva Mme Caroline seule, dans le cabinet aux épures. Elle était debout devant une des fenêtres, retenue là par une apparition de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, dans le jardin voisin, à une heure inaccoutumée. Les deux femmes lisaient une lettre, d'un air de grande tristesse sans doute une lettre du fils, de Ferdinand, dont la situation ne devait pas être brillante, à Rome. " Regardez, dit Mme Caroline, en reconnaissant Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses. Les pauvresses, dans la rue, me font moins de peine. - Bah ! s'écria-t-il gaiement, vous les prierez de venir me voir. Nous les enrichirons, elles aussi, puisque nous allons faire la fortune de tout le monde. " Et, dans sa fièvre heureuse, il chercha ses lèvres, pou les baiser. Mais, d'un mouvement brusque, elle avait retiré la tête, devenue grave et pâlie d'un involontaire malaise. " Non, je vous en prie. " C'était la première fois qu'il tentait de la reprendre, depuis qu'elle s'était abandonnée à lui, dans une minute de complète inconscience. Les affaires sérieuses arrangées, il pensait à sa bonne fortune, voulant aussi, de ce côté, régler la situation. Ce vif mouvement de recul l'étonna. " Bien vrai, cela vous ferait de la peine ? - Oui, beaucoup de peine. " Elle se calmait, elle souriait à son tour. " D'ailleurs, avouez que vous-même n'y tenez guère. - Oh ! moi, je vous adore. - Non, ne dites pas ça, vous allez être si occupé ! Et puis, je vous assure que je suis prête à avoir de la vraie amitié pour vous, si vous êtes l'homme actif que je crois, et si vous faites toutes les grandes choses que vous dites... Voyons, c'est bien meilleur, l'amitié ! " Il l'écoutait, souriant toujours, gêné et combattu pourtant. Elle le refusait, c'était ridicule de ne l'avoir eue qu'une fois, par surprise. Mais sa vanité seule en souffrait. " Alors ? amis seulement ? - Oui, je serai votre camarade, je vous aiderai... Amis, grands amis ! " Elle tendit ses joues, et, conquis, trouvant qu'elle avait raison, il y posa deux gros baisers. III - La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite, était une réponse favorable, attendue pour mettre à Paris l'affaire en branle ; et, dès le sur-lendemain, Saccard, à son réveil, eut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-là même, qu'il devait avoir, d'un, coup, avant la nuit, formé le syndicat dont il voulait être sûr, pour placer à l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa société anonyme, lancée au capital de vingt-cinq millions. En sautant du lit, il venait de trouver enfin le titre de cette société, l'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots la Banque universelle, avaient brusquement flambé devant lui, comme en caractères de feu, dans la chambre encore noire. " La Banque universelle, ne cessa-t-il de répéter, tout en s'habillant, la Banque universelle, c'est simple, c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde... Oui, oui, excellent ! la Banque universelle ! " Jusqu'à neuf heures et demie, il marcha à travers les vastes pièces, absorbé, ne sachant par où il commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions, cela se trouve encore au tournant d'une rue ; même, c'était l'embarras du choix qui le faisait réfléchir, car il y voulait mettre quelque méthode. Il but une tasse de lait, il ne se fâcha pas, lorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval n'était pas bien, à la suite d'un refroidissement sans doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le vétérinaire. " C'est bon, faites... Je prendrai un fiacre. " Mais, sur le trottoir, il fut surpris par le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiver, dans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages montaient à l'horizon. Et il ne prit pas de fiacre, pour se réchauffer en marchant ; il se dit qu'il descendrait d'abord à pied chez Mazaud, l'agent de change, rue de la Banque ; car l'idée lui était venue de le sonder sur Daigremont, le spéculateur bien connu, l'homme heureux de tous les syndicats, seulement, rue Vivienne, du ciel envahi de nuées livides, une telle giboulée creva, mêlée de grêle, qu'il se réfugia sous une porte cochère. Depuis une minute, Saccard était là , à regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de l'eau, une claire sonnerie de pièces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terre, continu, léger et musical, comme dans un conte des Mille et une Nuits . Il tourna la tête, se reconnut, vit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'or, achetant le numéraire dans les Etats où il était à bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots ailleurs, dans les pays où l'or était en hausse ; et, du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol ce bruit cristallin des pièces d'or, remuées à la pelle, prises dans des caisses, jetées dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreilles qui tintent, d'un bout de l'année à l'autre. Maintenant, Saccard souriait complaisamment à cette musique, qui était comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourse, il y vit un heureux présage. La pluie ne tombait plus, il traversa la place, se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier étage, dans la maison même où les bureaux de sa charge étaient installés, occupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son oncle, lorsque, à la mort de celui-ci, il s'était entendu avec ses cohéritiers pour racheter la charge. Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement aux bureaux, à la porte desquels il se rencontra avec Gustave Sédille. " Est-ce que M. Mazaud est là ? - Je ne sais pas, monsieur, j'arrive. " Le jeune homme souriait, toujours en retard, prenant à l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne payait pas, résigné à passer là un an ou deux pour faire plaisir à son père, le fabricant de soie de la rue des Jeûneurs. Saccard traversa la caisse, salué par le caissier d'argent et par le caissier des titres ; puis, il entra dans le cabinet des deux fondés de pouvoirs, où il ne trouva que Berthier, celui des deux qui était chargé des relations avec les clients et qui accompagnait le patron à la Bourse. " Est-ce que M. Mazaud est là ? - Mais je le pense, je sors de son cabinet... Tiens non, il n'y est plus... C'est qu'il est dans le bureau du comptant. " Il avait poussé une porte voisine, il faisait du regard le tour d'une assez vaste pièce, où cinq employés travaillaient, sous les ordres du premier commis. " Non, c'est particulier !... Voyez donc vous-même à la liquidation, là , à côté. " Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'était là que le liquidateur, le pivot de la charge, aidé de sept employés, dépouillait le carnet que lui remettait l'agent chaque jour, après la Bourse, puis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant de fiches, conservées pour savoir les noms ; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication brève de l'achat ou de la vente telle valeur, telle quantité, tel cours, de tel agent. " Est-ce que vous avez vu M. Mazaud ? " demanda Saccard. Mais on ne lui répondit même pas. Le liquidateur étant sorti, trois employés lisaient leur journal, deux autres regardaient en l'air ; tandis que l'entrée de Gustave Sédille venait d'intéresser vivement le petit Flory, qui, le matin, faisait des écritures, échangeait des engagements, et qui, l'après-midi, à la Bourse, était chargé des télégrammes. Né à Saintes, d'un père employé à l'enregistrement, d'abord commis à Bordeaux chez un banquier, tombé ensuite à Paris chez Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-être ses appointements, en dix années. Jusque-là , il s'y était bien conduit, régulier, consciencieux. Seulement depuis un mois que Gustave était entré à la charge, il se dérangeait, entraÃné par son nouveau camarade, très élégant, très lancé, pourvu d'argent, et qui lui avait fait connaÃtre des femmes. Flory, le visage mangé de barbe, avait là -dessous un nez à passions, une bouche aimable, des yeux tendres ; et il en était aux petites parties fines, pas chères, avec Mlle Chuchu, une figurante des Variétés, une maigre sauterelle du pavé parisien, la fille ensauvée d'une concierge de Montmartre, amusante avec sa figure de papier mâché, où luisaient de grands yeux bruns admirables. Gustave, avant même d'ôter son chapeau, lui contait sa soirée. " Oui, mon cher, j'ai bien cru que Germaine me flanquerait dehors, parce que Jacoby est venu. Mais c'est lui qu'elle a trouvé le moyen de mettre à la porte, ah ! je ne sais comment, par exemple ! Et je suis resté. " Tous deux s'étouffèrent de rire. Il s'agissait de Germaine Coeur, une superbe fille de vingt-cinq ans, un peu indolente et molle, dans l'opulence de sa gorge, qu'un collègue de Mazaud, le juif Jacoby, entretenait au mois. Elle avait toujours été avec des boursiers, et toujours au mois, ce qui est commode pour des hommes très occupés, la tête embarrassée de chiffres, payant l'amour comme le reste, sans trouver le temps d'une vraie passion. Elle était agitée d'un souci unique, dans son petit appartement de la rue de la Michodière, celui d'éviter les rencontres entre les messieurs qui pouvaient se connaÃtre. " Dites donc, questionna Flory, je croyais que vous vous réserviez pour la jolie papetière ? " Mais cette allusion à Mme Conin rendit Gustave sérieux. Celle-ci, on la respectait c'était une femme honnête ; et, quand elle voulait bien, il n'y avait pas d'exemple qu'un homme se fût montré bavard, tellement on restait bons amis. Aussi, ne voulant pas répondre, Gustave posa-t-il à son tour une question. " Et Chuchu, vous l'avez menée à Mabille ? - Ma foi, non ! c'est trop cher. Nous sommes rentrés, nous avons fait du thé. " Derrière les jeunes gens, Saccard avait entendu ces noms de femme, qu'ils chuchotaient d'une voix rapide. Il eut un sourire. Il s'adressa à Flory. " Est-ce que vous n'avez pas vu M. Mazaud ? - Si, monsieur, il est venu me donner un ordre, et il est redescendu à son appartement... Je crois que son petit garçon est malade, on l'a averti que le docteur était là ... Vous devriez sonner chez lui, car il peut très bien sortir, sans remonter. " Saccard remercia, se hâta de descendre un étage. Mazaud était un des plus jeunes agents de change, comblé par le sort, ayant eu cette chance de la mort de son oncle, qui l'avait rendu titulaire d'une des plus fortes charges de Paris, à un âge où l'on apprend encore les affaires. Dans sa petite taille, il était de figure agréable, avec de minces moustaches brunes, des yeux noirs perçants ; et il montrait une grande activité, l'intelligence très alerte, elle aussi. On le citait déjà , à la corbeille, pour cette vivacité d'esprit et de corps, si nécessaire dans le métier, et qui, jointe à beaucoup de flair, à une intuition remarquable, allait le mettre au premier rang ; sans compter qu'il avait une voix aiguÃ, des renseignements de Bourses étrangères de première main, des relations chez tous les grands banquiers, enfin un arrière- cousin, disait-on, à l'agence Havas. Sa femme, épousée par amour, lui avait apporté douze cent mille francs de dot, une jeune femme charmante dont il avait déjà deux enfants, une fillette de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois. Justement, Mazaud reconduisait jusqu'au palier le docteur, qui le rassurait, en riant. " Entrez donc, dit-il à Saccard. C'est vrai, avec ces petits êtres, on s'inquiète tout de suite, on les croit perdus pour le moindre bobo. " Et il l'introduisit ainsi dans le salon, où sa femme se trouvait encore, tenant le bébé sur ses genoux, tandis que la petite fille, heureuse de voir sa mère gaie, se haussait pour l'embrasser. Tous les trois étaient blonds, d'une fraÃcheur de lait, la jeune mère d'air aussi délicat et ingénu que les enfants. Il lui mit un baiser sur les cheveux. " Tu vois bien que nous étions fous. - Ah ! ça ne fait rien, mon ami, je suis si contente qu'il nous ait rassurés ! " Devant ce grand bonheur, Saccard s'était arrêté, en saluant. La pièce, luxueusement meublée, sentait bon la vie heureuse de ce ménage, que rien encore n'avait désuni ; à peine, depuis quatre ans qu'il était marié, donnait-on à Mazaud une courte curiosité pour une chanteuse de l'opéra-Comique. Il restait un mari fidèle, de même qu'il avait la réputation de ne pas encore trop jouer pour son compte, malgré la fougue de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chance, de félicité sans nuage, se respirait réellement dans la paix discrète des tapis et des tentures, dans le parfum dont un gros bouquet de roses, débordant d'un vase de Chine, avait imprégné toute la pièce. Mme Mazaud, qui connaissait un peu Saccard, lui dit gaiement " N'est-ce pas, monsieur, qu'il suffit de le vouloir pour être toujours heureux ? - J'en suis convaincu, madame, répondit-il. Et puis, il y a des personnes si belles et si bonnes, que le malheur n'ose jamais les toucher. " Elle s'était levée, rayonnante. Elle embrassa à son tour son mari, elle s'en alla, emportant le petit garçon, suivie de la fillette, qui s'était pendue au cou de son père. Celui-ci, voulant cacher son émotion, se retourna vers le visiteur, avec un mot de blague parisienne. " Vous voyez, on ne s'embête pas, ici. " Puis, vivement " Vous avez quelque chose à me dire ?... Montons, voulez-vous ? nous serons mieux. " En haut, devant la caisse, Saccard reconnut Sabatani, qui venait toucher des différences ; et il fut surpris de la poignée de main cordiale que l'agent échangea avec son client. D'ailleurs, dès qu'il fut assis dans le cabinet, il expliqua sa visite, en le questionnant sur, les formalités, pour faire admettre une valeur à la cote officielle. Négligemment, il dit l'affaire qu'il allait lancer, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions. Oui, une maison de crédit créée surtout dans le but de patronner de grandes entreprises, qu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'écoutait, ne bronchait pas ; et, avec une obligeance parfaite, il expliqua les formalités à remplir. Mais il n'était pas dupe, il se doutait que Saccard ne se serait pas dérangé pour si peu. Aussi, lorsque ce dernier prononça enfin le nom de. Daigremont, eut-il un sourire involontaire. Certes, Daigremont avait l'appui d'une fortune colossale ; on disait bien qu'il n'était pas d'une fidélité très sûre ; seulement, qui était fidèle, en affaires et en amour ? personne ! Du reste, lui, Mazaud, se serait fait un scrupule de dire la vérité sur Daigremont, après leur rupture, qui avait occupé toute la Bourse. Celui-ci, maintenant, donnait la plupart de ses ordres à Jacoby, un juif de Bordeaux, un grand gaillard de soixante ans, à large figure gaie, dont la voix mugissante était célèbre, mais qui devenait lourd, le ventre empâté ; et c'était comme une rivalité qui se posait entre les deux agents, le jeune favorisé par la chance, le vieux arrivé à l'ancienneté, ancien fondé de pouvoirs à qui des commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patron, d'une pratique et d'une ruse extraordinaires, perdu malheureusement par une passion du jeu, toujours à la veille d'une catastrophe, malgré des gains considérables. Tout se fondait dans les liquidations. Germaine Coeur ne lui coûtait que quelques billets de mille francs, et on ne voyait jamais sa femme. " Enfin, dans cette affaire de Caracas, conclut Mazaud, cédant à la rancune malgré sa grande correction, il est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflé les bénéfices... Il est très dangereux. " Puis, après un silence " Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à Gundermann ? - Jamais ! " cria Saccard, que la passion emportait. A ce moment, Berthier, le fondé de pouvoirs, entra et chuchota quelques mots à l'oreille de l'agent. C'était la baronne Sandorff qui venait payer des différences et qui soulevait toutes sortes de chicanes, pour réduire son compte. D'habitude, Mazaud s'empressait, recevait lui-même la baronne ; mais, quand elle avait perdu, il l'évitait comme la peste, certain d'un trop rude assaut à sa galanterie. Il n'y a pires clientes que les femmes, d'une mauvaise foi plus absolue, dès qu'il s'agit de payer. " Non, non, dites que je n'y suis pas, répondit-il avec humeur. Et ne faites pas grâce d'un centime, entendez-vous ! " Et, lorsque Berthier fut parti, voyant au sourire de Saccard qu'il avait entendu. " C'est vrai, mon cher, elle est très gentille, celle-là , mais vous n'avez pas idée de cette rapacité... Ah ! les clients, comme ils nous aimeraient, s'ils gagnaient toujours ! Et plus ils sont riches, plus ils sont du beau monde, Dieu me pardonne ! plus je me méfie, plus je tremble de n'être pas payé... Oui, il y a des jours où, en dehors des grandes maisons, j'aimerais mieux n'avoir qu'une clientèle de province. " La porte s'était rouverte, un employé lui remit un dossier qu'il avait demandé le matin, et sortit. " Tenez ! ça tombe bien. Voici un receveur de rentes, installé à Vendôme, un sieur Fayeux... Eh bien, vous n'avez pas idée de la quantité d'ordres que je reçois de ce correspondant. Sans doute, ces ordres sont de peu d'importance, venant de petits bourgeois, de petits commerçants, de fermiers. Mais il y a le nombre... En vérité, le meilleur de nos maisons, le fond même est fait des joueurs modestes, de la grande foule anonyme qui joue. " Une association d'idées se fit, Saccard se rappela Sabatani au guichet de la caisse. " Vous avez donc Sabatani, maintenant ? demanda-t-il. - Depuis un an, je crois, répondit l'agent d'un air d'aimable indifférence. C'est un gentil garçon, n'est-ce pas ? il a commencé petitement, il est très sage et il fera quelque chose. " Ce qu'il ne disait point, ce dont il ne se souvenait même plus, c'était que Sabatani avait seulement déposé chez lui une couverture de deux mille francs. De là le jeu si modéré du début. Sans doute, comme tant d'autres, le Levantin attendait que la médiocrité de cette garantie fût oubliée ; et il donnait des preuves de sagesse, il n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordres, en attendant le jour où, culbutant dans une grosse liquidation, il disparaÃtrait. Comment montrer de la défiance vis-à -vis d'un charmant garçon dont on est devenu l'ami ? comment douter de sa solvabilité, lorsqu'on le voit gai, d'apparence riche, avec cette tenue élégante qui est indispensable, comme l'uniforme même du vol à la Bourse ? " Très gentil, très intelligent " répéta Saccard, qui prit soudain la résolution de songer à Sabatani, le jour où il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules. Puis, se levant et prenant congé " Allons, adieu !... Lorsque nos titres seront prêts, je vous reverrai, avant de tâcher de les faire admettre à la cote. " Et comme Mazaud, sur le seuil du cabinet, lui serrait la main, en disant " Vous avez tort, voyez donc Gundermann pour votre syndicat. - Jamais ! " cria-t-il de nouveau, l'air furieux. Enfin, il sortait, lorsqu'il reconnut devant le guichet de la caisse Moser et Pillerault le premier empochait d'un air navré son gain de la quinzaine, sept ou huit billets de mille francs ; tandis que l'autre, qui avait perdu, payait une dizaine de mille francs, avec des éclats de voix, l'air agressif et superbe, comme après une victoire. L'heure du déjeuner et de la Bourse approchait, la charge allait se vider en partie ; et, la porte du bureau de la liquidation s'étant entrouverte, des rires s'en échappèrent, le récit que Gustave faisait à Flory d'une partie de canot, dans laquelle la barreuse, tombée à la Seine, avait perdu jusqu'à ses bas. Dans la rue, Saccard regarda sa montre. Onze heures, que de temps perdu ! Non, il n'irait pas chez Daigremont ; et, bien qu'il se fût emporté au seul nom de Gundermann, il se décida brusquement à monter le voir. D'ailleurs, ne l'avait-il pas prévenu de sa visite, chez Champeaux, en lui annonçant sa grande affaire, pour lui clouer aux lèvres son mauvais rire ? Il se donna même comme excuse qu'il n'en voulait rien tirer, qu'il désirait seulement le braver, triompher de lui, qui affectait de le traiter en petit garçon. Et, une nouvelle giboulée s'étant mise à battre le pavé d'un ruissellement de fleuve, il sauta dans un fiacre, il cria l'adresse au cocher, rue de Provence. Gundermann occupait là un immense hôtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait cinq filles et quatre garçons, dont trois filles et trois garçons mariés, qui lui avaient déjà donné quatorze petits-enfants. Lorsque, au repas du soir, cette descendance se trouvait réunie, ils étaient, en les comptant, sa femme et lui, trente et un à table. Et, à part deux de ses gendres qui n'habitaient pas l'hôtel, tous les autres avaient là leurs appartements, dans les ailes de gauche et de droite, ouvertes sur le jardin ; tandis que le bâtiment central était pris entièrement par l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins d'un siècle, la monstrueuse fortune d'un milliard était née, avait poussé, débordé dans cette famille, par l'épargne, par l'heureux concours aussi des événements. Il y avait là comme une prédestination, aidée d'une intelligence vive, d'un travail acharné, d'un effort prudent et invincible, continuellement tendu vers le même but. Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient à cette mer, les millions se perdaient dans ces millions, c'était un engouffrement de la richesse publique au fond de cette richesse d'un seul, toujours grandissante ; et Gundermann était le vrai maÃtre, le roi tout-puissant, redouté et obéi de Paris et du monde. Pendant que Saccard montait le large escalier de pierre, aux marches usées par le continuel va-et-vient de la foule, plus usées déjà que le seuil des vieilles églises, il se sentait contre cet homme un soulèvement d'une inextinguible haine. Ah ! le juif ! il avait contre le juif l'antique rancune de race, qu'on trouve surtout dans le midi de la France ; et c'était comme une révolte de sa chair même, une répulsion de peau qui, à l'idée du moindre contact, l'emplissait de dégoût et de violence, en dehors de tout raisonnement, sans qu'il pût se vaincre. Mais le singulier était que lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-même, dès qu'il s'agissait d'un juif, en parlait avec une âpreté, avec des indignations vengeresses d'honnête homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout négoce usuraire. Il dressait le réquisitoire contre la race, cette race maudite qui n'a plus de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaÃtre les lois, mais en réalité n'obéissant qu'à son Dieu de vol, de sang et de colère ; et il la montrait remplissant partout la mission de féroce conquête que ce Dieu lui a donnée, s'établissant chez chaque peuple, comme l'araignée au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous, s'engraisser de la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts ? est-ce qu'il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers ? Non, le travail déshonore, leur religion le défend presque, n'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah ! les gueux ! Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grande, qu'il les admirait, qu'il leur enviait leurs prodigieuses facultés financières, cette science innée des chiffres, cette aisance naturelle dans les opérations les plus compliquées, ce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrétiens ne sont pas de force, ils finissent toujours par se noyer ; tandis que prenez un juif qui ne sache même pas la tenue des livres, jetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire véreuse, et il se sauvera, et il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa raison d'être à travers les nationalités qui se font et se défont. Et il prophétisait avec emportement la conquête finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront accaparé la fortune totale du globe, ce qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour étendre librement leur royauté, et qu'on pouvait déjà voir, dans Paris, un Gundermann régner sur un trône plus solide et plus respecté que celui de l'empereur. En haut, au moment d'entrer dans la vaste antichambre, Saccard eut un mouvement de recul, en la voyant pleine de remisiers, de solliciteurs, d'hommes, de femmes, de tout un grouillement tumultueux de foule. Les remisiers surtout luttaient à qui arriverait le premier, dans l'espoir improbable d'emporter un ordre ; car le grand banquier avait ses agents à lui ; mais c'était déjà un honneur, une recommandation que d'être reçu, et chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente n'était-elle jamais longue, les deux garçons de bureau ne servaient guère qu'à organiser le défilé, un défilé incessant, un véritable galop, par les portes battantes. Et, malgré la foule, Saccard presque tout de suite fut introduit dans le flot. Le cabinet de Gundermann était une immense pièce, dont il n'occupait qu'un petit coin, au fond, près de la dernière fenêtre. Assis devant un simple bureau d'acajou, il se plaçait de façon à tourner, le dos à la lumière, il avait le visage complètement dans l'ombre. Levé dès cinq heures, il était au travail, lorsque Paris dormait encore ; et quand, vers neuf heures, la bousculade des appétits se ruait, galopant devant lui, sa journée déjà était faite. Au milieu du cabinet, à des bureaux plus vastes, deux de ses fils et un de ses gendres l'aidaient, rarement assis, s'agitant au milieu des allées et venues d'un monde d'employés. Mais c'était là le fonctionnement intérieur de la maison. La rue traversait toute la pièce, n'allait qu'à lui, au maÃtre, dans son coin modeste ; tandis que, durant des heures, jusqu'au déjeuner, l'air impassible et morne, il recevait, souvent d'un signe, parfois d'un mot, s'il voulait se montrer très aimable. Dès que Gundermann aperçut Saccard, sa figure s'éclaira d'un faible sourire goguenard. " Ah ! c'est vous, mon bon ami... Asseyez-vous donc un instant, si vous avez quelque chose à me dire. Je suis à vous tout à l'heure. " Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard, du reste, ne s'impatientait pas, intéressé par le défilé des remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le même salut profond, tiraient de leur redingote correcte le même petit carton, leur cote portant les cours de la Bourse, qu'ils présentaient au banquier du même geste suppliant et respectueux. Il en passait dix, il en passait vingt. Le banquier, chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'oeil, puis la rendait ; et rien n'égalait sa patience, si ce n'était son indifférence complète, sous cette grêle d'offres. Mais Massias se montra, avec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il en aurait pleuré. Ce jour- là , sans doute il était à bout d'humilité, car il se permit une insistance inattendue. " Voyez donc, monsieur, le Mobilier est très bas... Combien faut-il que je vous en achète ? " Gundermann, sans prendre la cote, leva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement " Dites donc, mon ami, croyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir ? - Mon Dieu ! monsieur, reprit Massias devenu pâle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour rien, depuis trois mois. - Eh bien, ne revenez pas. " Le remisier salua et se retira, après avoir échangé, avec Saccard, le coup d'oeil furieux et navré d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune. Saccard se demandait, en effet, quel intérêt Gundermann pouvait avoir à recevoir tout ce monde. Evidemment, il avait une faculté d'isolement spéciale, il s'absorbait, il continuait de penser ; sans compter qu'il devait y avoir là une discipline, une façon de procéder chaque matin à une revue du marché, dans laquelle il trouvait toujours un gain à faire, si minime fut-il. Très âprement, il rabattit quatre-vingts francs à un coulissier, qu'il avait chargé d'un ordre la veille, et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de curiosités arriva, avec une boite en or émaillé du dernier siècle, un objet refait en partie, dont le banquier flaira immédiatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames, une vieille à nez d'oiseau de nuit, une jeune, brune, très belle, qui avaient à lui montrer, chez elles, une commode Louis XV, qu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux inventeurs, des Anglais, des Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le défilé des remisiers se poursuivait quand même, coupant les autres visites, s'éternisant, avec la reproduction du même geste, la présentation mécanique de la cote ; pendant que le flot des employés, à mesure que l'heure de la Bourse approchait, traversait la pièce plus nombreux, apportant des dépêches, venant demander des signatures. Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon de cinq ou six ans, à cheval sur un bâton, fit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette ; et, coup sur coup, il vint encore deux enfants, deux fillettes, l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiégèrent le fauteuil du grand-père, lui tirèrent les bras, se pendirent à son cou ; ce qu'il laissa faire placidement, les baisant lui-même avec cette passion juive de la famille, de la lignée nombreuse qui fait la force et qu'on défend. Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard. " Ah ! mon bon ami, vous m'excuserez, vous voyez que je n'ai pas une minute à moi... Vous allez m'expliquer votre affaire. " Et il commençait à l'écouter, lorsqu'un employé qui avait introduit un grand monsieur blond, vint lui dire un nom à l'oreille, il se leva aussitôt, sans hâte pourtant, alla conférer avec le monsieur devant une autre des fenêtres, tandis qu'un de ses fils continuait à recevoir les remisiers et les coulissiers à sa place. Malgré sa sourde irritation, Saccard commençait à être envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blond, le représentant d'une des grandes puissances, plein de morgue aux Tuileries, ici la tête légèrement inclinée, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'étaient de hauts administrateurs, des ministres de l'empereur eux-mêmes, qui étaient reçus ainsi debout dans cette pièce, publique comme une place, emplie d'un vacarme d'enfants. Et là s'affirmait la royauté universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs à lui dans toutes les cours du monde, des consuls dans toutes les provinces, des agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'était point un spéculateur, un capitaine d'aventures, manoeuvrant les millions des autres, rêvant, à l'exemple de Saccard, des combats héroïques où il vaincrait, où il gagnerait pour lui un colossal butin, grâce à l'aide de l'or mercenaire, engagé sous ses ordres ; il était, comme il le disait avec bonhomie, un simple marchand d'argent, le plus habile, le plus zélé qui pût être. Seulement, pour asseoir sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse ; et c'était ainsi, à chaque liquidation, une nouvelle bataille, où la victoire lui restait infailliblement, par la vertu décisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait, resta accablé sous cette pensée que tout cet argent qu'il faisait mouvoir était à lui, qu'il avait à lui, dans ses caves, sa marchandise inépuisable, dont il trafiquait en commerçant rusé et prudent, en maÃtre absolu, obéi sur un coup d'oeil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-même. Un milliard à soi, ainsi manoeuvré, est une force inexpugnable. " Nous n'aurons pas une minute, mon bon ami, revint dire Gundermann. Tenez ! je vais déjeuner, passez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-être. " C'était la petite salle à manger de l'hôtel celle du matin, où la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-là , ils n'étaient que dix-neuf à table, dont huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait devant lui qu'un bol de lait. Il resta un instant les yeux fermés, épuisé de fatigue, la face très pâle et contractée, car il souffrait du foie et des reins ; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes porté le bol à ses lèvres et bu une gorgée, il soupira " Ah ! je suis éreinté, aujourd'hui ! - Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? " demanda Saccard. Gundermann tourna vers lui des yeux stupéfaits ; et, naïvement " Mais je ne peux pas ! " En effet, on ne le laissait pas même boire son lait tranquille, car la réception des remisiers avait repris, le galop maintenant traversait la salle à manger, tandis que les personnes de la famille, les hommes, les femmes, habitués à cette bousculade, riaient, mangeaient fortement des viandes froides et des pâtisseries, et que les enfants excités par deux doigts de vin pur, menaient un vacarme assourdissant. Et Saccard, qui le regardait toujours, s'émerveillait de le voir avaler son lait à lentes gorgées, d'un tel effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au régime du lait, il ne pouvait même plus toucher à une viande, ni à un gâteau. Alors, à quoi bon un milliard ? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tenté durant quarante ans, il était resté d'une fidélité stricte à la sienne, et, aujourd'hui, sa sagesse était forcée, irrévocablement définitive. Pourquoi donc se lever dès cinq heures, faire ce métier abominable, s'écraser de cette fatigue immense, mener une vie de galérien que pas un loqueteux n'aurait acceptée, la mémoire bourrée de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de préoccupations ? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener à une guinguette au bord de l'eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la liberté ? Et Saccard, qui, dans ses terribles appétits, faisait cependant la part de l'amour désintéressé de l'argent, pour la puissance qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur sacrée, à voir se dresser cette figure, non plus de l'avarice classique qui thésaurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait à édifier obstinément sa tour de millions, avec l'unique rêve de la léguer aux siens pour qu'ils la grandissent encore, jusqu'à ce qu'elle dominât la terre. Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer à demi-voix la création projetée de la Banque universelle. D'ailleurs, Saccard fut sobre de détails, ne fit qu'une allusion aux projets du portefeuille d'Hamelin, ayant senti, dès les premiers mots, que le banquier cherchait à le confesser, résolu d'avance à l'éconduire ensuite. " Encore une banque, mon bon ami, encore une banque ! répéta-t-il de son air narquois. Mais une affaire où je mettrais plutôt de l'argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine à couper le cou à toutes ces banques qui se fondent... Hein ? un râteau à nettoyer la Bourse. Votre ingénieur n'a pas ça, dans ses papiers ? " Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruauté tranquille " Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit... Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c'est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat... Infailliblement, vous ferez la culbute, c'est mathématique, ça ; car vous êtes beaucoup trop passionné, vous avez trop d'imagination ; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l'argent des autres... Pourquoi votre frère ne vous trouve-t-il pas une bonne place, hein ? une préfecture, ou bien une recette ; non, pas une recette, c'est trop dangereux... Méfiez-vous, méfiez-vous, mon bon ami. " Saccard s'était levé, frémissant. " C'est bien décidé, vous ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas être avec nous ? - Avec vous, jamais de la vie !... Vous serez mangé avant trois ans. " Il y eut un silence, gros de batailles, un échange aigu de regards qui se défiaient. " Alors, bonsoir... Je n'ai pas encore déjeuné et j'ai très faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangé. " Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pâtisseries, recevant les derniers courtiers attardés, fermant par instants les yeux de lassitude, pendant qu'il achevait son bol à petits coups, les lèvres toutes blanches de lait. Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'était une journée perdue, il rentrait déjeuner, hors de lui. Ah ! le sale juif ! en voilà un, décidément, qu'il aurait eu du plaisir à casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os ! Certes, le manger, c'était un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait ? les plus grands empires s'étaient bien écroulés, il y a toujours une heure où les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard ; ensuite, le manger, oui ! pourquoi pas ? les détruire, dans leur roi incontesté, ces juifs qui se croyaient les maÃtres du festin ! Et ces réflexions, cette colère qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zèle, d'un besoin de négoce, de succès immédiat il aurait voulu bâtir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, écraser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint ; et, sans discuter, d'un mouvement irrésistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hâter, quitte à déjeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrétien-là valait deux juifs, et il passait pour un ogre dévorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Mais, à cette minute, Saccard aurait traité avec Cartouche, pour la conquête, même à la condition de partager. Plus tard, on verrait bien, il serait le plus fort. Cependant, le fiacre, qui montait avec peine la rude côte de la rue, s'arrêta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hôtels de ce quartier, qui en a compté de fort beaux. Le corps de bâtiments, au fond d'une vaste cour pavée, avait un air de royale grandeur ; et le jardin qui le suivait, planté encore d'arbres centenaires, restait un véritable parc, isolé des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hôtel pour ses fêtes splendides, surtout pour l'admirable collection de tableaux, que pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. Marié à une femme célèbre par sa beauté, comme ses tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succès de cantatrice, le maÃtre du logis menait un train princier, était aussi glorieux de son écurie de course que de sa galerie, appartenait à un des grands clubs, affichait les femmes les plus coûteuses, avait loge à l'Opéra, chaise à l'hôtel Drouot et petit banc dans les lieux louches à la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant dans une apothéose de caprice et d'art, était uniquement payé par la spéculation, une fortune sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des différences de deux et trois cent mille francs, à chaque liquidation de quinzaine. Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron, un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons encombrés de merveilles, jusqu'à un petit fumoir, où Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. Agé déjà de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint, de haute taille, très élégant avec sa coiffure soignée, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilité, d'une confiance absolue en soi, certain de vaincre. Tout de suite, il se précipita. " Ah ! mon cher ami, que devenez-vous ? Je pensais encore à vous, l'autre jour... Mais n'êtes-vous pas mon voisin " Pourtant, il se calma, renonça à cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant les finesses de transition inutiles, aborda immédiatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua qu'avant de créer la Banque universelle, au capital de vingt- cinq millions, il cherchait à former un syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait à l'avance le succès de l'émission, en s'engageant à prendre les quatre cinquièmes de cette émission, soit quarante mille actions au moins. Daigremont était devenu très sérieux, l'écoutait, le regardait, comme s'il l'eût fouillé jusqu'au fond de la cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile à lui-même, il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualités, dans sa fièvre brouillonne. D'abord, il hésita. " Non, non, je suis accablé, je ne veux rien entreprendre de nouveau. " Puis, tenté pourtant, il posa des questions, voulut connaÃtre les projets que patronnerait la nouvelle maison de crédit, projets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrême réserve. Et, lorsqu'il connut la première affaire qu'on lancerait, cette idée de syndiquer toutes les compagnies de transports de la Méditerranée, sous la raison sociale de Compagnie générale des Paquebots réunis, il parut très frappé, il céda tout d'un coup. - Eh bien, je consens à en être. Seulement, c'est à une condition... Comment êtes-vous avec votre frère le ministre ? " Saccard, surpris, eut la franchise de montrer son amertume. " Avec mon frère... Oh ! il fait ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde très fraternelle, mon frère. " - Alors, tant pis ! déclara nettement Daigremont. Je ne veux être avec vous que si votre frère y est aussi... Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fâchés. " D'un geste colère d'impatience, Saccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon ? est-ce que ce n'était pas aller chercher des chaÃnes, pour se lier pieds et mains ? Mais, en même temps, une voix de sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralité du grand homme. Cependant, il refusait brutalement. " Non, non, il a toujours été trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas. - Ecoutez, reprit Daigremont j'attends Huret à cinq heures, pour une commission dont il s'est chargé... Vous allez courir au Corps législatif, vous prendrez Huret dans un coin, vous lui conterez votre affaire, il en parlera tout de suite à Rougon, il saura ce que ce dernier en pense, et nous aurons la réponse ici, à cinq heures... Hein ! rendez-vous à cinq heures ? " La tête basse, Saccard réfléchissait. " Mon Dieu ! si vous y tenez ! - Oh ! absolument ! sans Rougon, rien ; avec Rougon, tout ce que vous voudrez. - C'est bon, j'y vais. " Il partait, après une vigoureuse poignée de main, lorsque que l'autre le rappela. " Ah ! dites donc, si vous sentez que les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis de Bohain et chez Sédille, faites- leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en être... Je veux qu'ils en soient ! " A la porte, Saccard retrouva son fiacre, qu'il avait gardé, bien qu'il n'eût qu'à descendre le bout de la rue, pour être chez lui. Il le renvoya, comptant qu'il pourrait faire atteler, l'après-midi ; et il rentra vivement déjeuner. On ne l'attendait plus, ce fut la cuisinière qui lui servit elle-même un morceau de viande froide, qu'il dévora, tout en se querellant avec le cocher ; car, celui-ci, qu'il avait fait monter, lui ayant rendu compte de la visite du vétérinaire, il en résultait qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre jours. Et, la bouche pleine, il accusait le cocher de mauvais soins, il le menaçait de Mme Caroline, qui mettrait ordre à tout ça. Enfin, il lui cria d'aller au moins chercher un fiacre. De nouveau, une ondée diluvienne balayait la rue, il dut attendre plus d'un quart d'heure la voiture, dans laquelle il monta, sous des torrents d'eau, en jetant l'adresse " Au Corps législatif ! " Son plan était d'arriver avant la séance, de façon à prendre Huret au passage et à l'entretenir tranquillement. Par malheur, on redoutait ce jour-là un débat passionné, car un membre de la gauche devait soulever l'éternelle question du Mexique ; et Rougon, sans doute, serait forcé de répondre. Comme Saccard entrait dans la salle des Pas-Perdus, il eut la chance de tomber sur le député. Il l'entraÃna au fond d'un des petits salons voisins, ils s'y trouvèrent seuls, grâce à la grosse émotion qui régnait dans les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutable, le vent de catastrophe commençait à souffler, qui devait grandir et tout abattre. Aussi, Huret, préoccupé, ne comprit-il pas d'abord, et se fit- il expliquer à deux reprises la mission dont on le chargeait. Son effarement s'en augmenta. " Oh ! mon cher ami, y pensez-vous ! parler à Rougon en ce moment ! il m'enverra coucher, c'est sûr. " Puis, l'inquiétude de son intérêt personnel se fit jour. Il n'existait, lui, que par le grand homme, à qui il devait sa candidature officielle, son élection, sa situation de domestique bon à tout faire, vivant des miettes de la faveur du maÃtre. A ce métier, depuis deux ans, grâce aux pots-de-vin, aux gains prudents ramassés sous la table, il arrondissait ses vastes terres du Calvados, avec la pensée de s'y retirer et d'y trôner après la débâcle. Sa grosse face de paysan malin s'était assombrie, exprimait l'embarras où le jetait cette demande d'intervention, sans qu'on lui donnât le temps de se rendre compte s'il y aurait là , pour lui, bénéfice ou dommage. " Non, non ! je ne peux pas... Je vous ai transmis la volonté de votre frère, je ne peux pas aller le relancer encore. Que diable ! songez un peu à moi. Il n'est guère tendre, quand on l'embête ; et, dame ! je n'ai pas envie de payer pour vous, en y laissant mon crédit. " Alors, Saccard, comprenant, ne s'attacha plus qu'à le convaincre des millions qu'il y aurait à gagner, dans le lancement de la Banque universelle. A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poète, il expliqua les entreprises superbes, le succès certain et colossal. Daigremont, enthousiasmé, se mettait à la tête du syndicat. Bohain et Sédille avaient déjà demandé d'en être. Il était impossible que lui, Huret, n'en fût pas ces messieurs le voulaient absolument avec eux, à cause de sa haute situation politique. Même on espérait bien qu'il consentirait à faire partie du conseil d'administration, parce que son nom signifiait ordre et probité. A cette promesse d'être nommé membre du conseil, le député le regarda bien en face. " Enfin, qu'est-ce que vous désirez de moi, quelle réponse voulez- vous que je tire de Rougon ? - Mon Dieu ! reprit Saccard, moi, je me serais passé volontiers de mon frère. Mais c'est Daigremont qui exige que je me réconcilie. Peut- être a-t-il raison... Alors, je crois que vous devez simplement parler de notre affaire au terrible homme, et obtenir, sinon qu'il nous aide, du moins qu'il ne soit pas contre nous. " Huret, les yeux à demi fermés, ne se décidait toujours pas. " Voilà ! si vous apportez un mot gentil, rien qu'un mot gentil, entendez-vous ! Daigremont s'en contentera, et nous bâclons ce soir la chose à nous trois. - Eh bien, je vais essayer, déclara brusquement le député, en affectant une rondeur paysanne ; mais il faut que ce soit pour vous, car il n'est pas commode, oh ! non, surtout quand la gauche le taquine... A cinq heures. - A cinq heures ! " Saccard resta près d'une heure encore, très inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un des grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole. A cette nouvelle, il eut un instant l'envie de retrouver Huret, pour lui demander s'il ne serait pas sage de remettre au lendemain l'entretien avec Rougon. Puis, fataliste, croyant à la chance, il trembla de tout compromettre, s'il changeait ce qui était arrêté. Peut-être, dans la bousculade, son frère lâcherait-il plus facilement le mot attendu. Et, pour laisser aller les choses, il partit, il remonta dans son fiacre, qui reprenait déjà le pont de la Concorde, lorsqu'il se souvint du désir exprimé par Daigremont. " Cocher, rue de Babylone. " C'était rue de Babylone que demeurait le marquis de Bohain. Il occupait les anciennes dépendances d'un grand hôtel, un pavillon qui avait abrité le personnel des écuries, et dont on avait fait une très confortable maison moderne. L'installation était luxueuse, avec un bel air d'aristocratie coquette. On ne voyait, du reste, jamais sa femme, souffrante, disait-il, retenue dans son appartement par des infirmités. Cependant, la maison, les meubles étaient à elle, il logeait en garni chez elle, n'ayant à lui que ses effets, une malle qu'il aurait pu emporter sur un fiacre, séparé de biens depuis qu'il vivait du jeu. Dans deux catastrophes déjà , il avait refusé nettement de payer ses différences, et le syndic, après s'être rendu compte de la situation, ne s'était pas même donné la peine de lui envoyer du papier timbré. On passait l'éponge, simplement. Il empochait, tant qu'il gagnait. Puis, dès qu'il perdait, il ne payait pas on le savait et on s'y résignait. Il avait un nom illustre, il était extrêmement décoratif dans les conseils d'administration ; aussi les jeunes compagnies, en quête d'enseignes dorées, se le disputaient-elles jamais il ne chômait. A la Bourse, il avait sa chaise, du côté de la rue Notre-Dame-des-Victoires, le côté de la spéculation riche, qui affectait de se désintéresser des petits bruits du jour. On le respectait, on le consultait beaucoup. Souvent il avait influencé le marché. Enfin, tout un personnage. Saccard, qui le connaissait bien, fut quand même impressionné par la réception hautement polie de ce beau vieillard de soixante ans, à la tête très petite posée sur un corps de colosse, la face blême, encadrée d'une perruque brune, du plus grand air. " Monsieur le marquis, je viens en véritable solliciteur... " Il dit le motif de la visite, sans entrer d'abord dans les détails. D'ailleurs, dès les premiers mots, le marquis l'arrêta. " Non, non, tout mon temps est pris, j'ai en ce moment dix propositions que je dois refuser. " Puis, comme Saccard, souriant, ajoutait " C'est Daigremont qui m'envoie, il a songé à vous. " Il s'écria aussitôt " Ah ! vous avez Daigremont là -dedans... Bon ! bon ! si Daigremont en est, j'en suis. Comptez sur moi. " Et le visiteur ayant alors voulu lui fournir au moins quelques renseignements, pour lui apprendre dans quelle sorte d'affaire il allait entrer, il lui ferma la bouche, avec la désinvolture aimable d'un grand seigneur qui ne descend pas à ces détails et qui a une confiance naturelle dans la probité des gens. " Je vous en prie, n'ajoutez pas un mot... Je ne veux pas savoir. Vous avez besoin de mon nom, je vous le prête, et j'en suis très heureux, voilà tout... Dites seulement à Daigremont qu'il arrange ça comme il lui plaira. " En remontant dans son fiacre, Saccard, égayé, riait d'un rire intérieur. " Il nous coûtera cher, pensait-il, mais il est vraiment très bien. " Puis, à voix haute " Cocher, rue des Jeûneurs. " La maison Sédille avait là ses magasins et ses bureaux, tenant, au fond d'une cour, tout un vaste rez-de-chaussée. Après trente ans de travail, Sédille, qui était de Lyon et qui avait gardé là -bas des ateliers, venait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux connus et des plus solides de Paris, lorsque la passion du jeu, à la suite d'un incident de hasard, s'était déclarée et propagée en lui avec la violence destructive d'un incendie. Deux gains considérables, coup sur coup, l'avaient affolé. A quoi bon donner trente ans de sa vie, pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? Dès lors, il s'était désintéressé peu à peu de sa maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans l'espoir d'un coup d'agio triomphant ; et, comme la déveine était venue, persistante, il engloutissait là tous les bénéfices de son commerce. A cette fièvre, le pis est qu'on se dégoûte du gain légitime, qu'on finit même par perdre la notion exacte de l'argent. Et la ruine était fatalement au bout, si les ateliers de Lyon rapportaient deux cent mille francs, lorsque le jeu en emportait trois cent mille. Saccard trouva Sédille agité, inquiet, car celui-ci était un joueur sans flegme, sans philosophie. Il vivait dans le remords, toujours espérant, toujours abattu, malade d'incertitude, et cela parce qu'il restait honnête au fond. La liquidation de la fin d'avril venait de lui être désastreuse. Pourtant, sa face grasse, aux gros favoris blonds, se colora, dès les premières paroles. " Ah ! mon cher, si c'est la chance que vous m'apportez, soyez le bienvenu ! " Ensuite, il fut pris d'une terreur. " Non, non ! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m'enfermer avec mes pièces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir. " Voulant le laisser se calmer, Saccard lui parla de son fils Gustave, qu'il dit avoir vu le matin, chez Mazaud. Mais c'était, pour le négociant, un autre sujet de chagrin, car il avait rêvé de se décharger de sa maison sur ce fils, et celui-ci méprisait le commerce, âme de joie et de fête, apportant les dents blanches des fils de parvenu, bonnes seulement à croquer les fortunes faites. Son père l'avait mis chez Mazaud pour voir s'il mordrait aux questions de finance. " Depuis la mort de sa pauvre mère, murmura-t-il, il m'a donné bien peu de satisfaction. Enfin, peut-être apprendra-t-il là -bas, à la charge, des choses qui me seront utiles. - Eh bien, reprit brusquement Saccard, êtes-vous avec nous ? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il en était. " Sédille leva au ciel des bras tremblants. Et, la voix altérée de désir et de crainte " Mais oui ! j'en suis ! vous savez bien que je ne peux pas faire autrement que d'en être ! si je refusais et que votre affaire marchât, j'en serais malade de regret... Dites à Daigremont que j'en suis. " Lorsque Saccard se retrouva dans la rue, il tira sa montre et vit qu'il était à peine quatre heures. Le temps qu'il avait devant lui, l'envie qu'il éprouvait de marcher un peu, lui firent lâcher son fiacre. Il s'en repentit presque tout de suite, car il n'était pas au boulevard, qu'une nouvelle averse, un déluge mêlé de grêle, le força de nouveau à se réfugier sous une porte. Quel chien de temps, lorsqu'on avait Paris à battre ! Après avoir regardé l'eau tomber pendant un quart d'heure, l'impatience le prit, il héla une voiture vide qui passait. C'était une victoria, il eut beau ramener sur ses jambes le tablier de cuir, il arriva trempé rue La Rochefoucauld, et en avance d'une grande demi- heure. Dans le fumoir où le valet le laissa, en disant que monsieur n'était pas rentré encore, Saccard marcha à petits pas, regardant les tableaux. Mais une voix de femme superbe, un contralto d'une puissance mélancolique et profonde, s'étant élevée dans le silence de l'hôtel, il s'approcha de la fenêtre restée ouverte, pour écouter c'était madame qui répétait, au piano, un morceau qu'elle devait sans doute chanter le soir, dans quelque salon. Puis, bercé par cette musique, il en vint à songer aux histoires extraordinaires que l'on contait de Daigremont l'histoire de l'Hadamantine surtout, cet emprunt de cinquante millions dont il avait gardé en main le stock entier, le faisant vendre et revendre cinq fois par des courtiers à lui, jusqu'à ce qu'il eût créé un marché, établi un prix ; puis, la vente sérieuse, la dégringolade fatale de trois cents francs à quinze francs, les bénéfices énormes sur tout un petit monde de naïfs, ruinés du coup. Ah ! il était fort, un terrible monsieur ! La voix de dame continuait, exhalant une plainte de tendresse, éperdue, d'une ampleur tragique ; tandis que Saccard, revenu au milieu de la pièce, s'était arrêté devant un Meissonier, qu'il estimait cent mille francs. Mais quelqu'un entra, et il fut surpris de reconnaÃtre Huret. " Comment, c'est déjà vous ? il n'est pas cinq heures... La séance est donc finie ? - Ah ! oui, finie... Ils se chamaillent. " Et il expliqua que, le député de l'opposition parlant toujours, Rougon, certainement, ne pourrait répondre que le lendemain. Alors, quand il avait vu ça, il s'était risqué à relancer le ministre, pendant une courte suspension de séance, entre deux portes. " Eh bien, demanda Saccard, nerveusement, qu'a-t-il dit, mon illustre frère ? " Huret ne répondit pas tout de suite. " Oh ! il était d'une humeur de dogue... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspération où je le voyais, espérant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener... Donc, je lui ai lâché votre affaire, je lui ai dit que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation. - Et alors ? - Alors, il m'a saisi par les deux bras, il m'a secoué, en me criant dans la figure " Qu'il aille se faire pendre ! " Et il m'a planté là . " Saccard, devenu blême, eut un rire forcé. " C'est gentil. - Dame ! oui, c'est gentil, reprit le député, d'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant... Avec ça, nous pouvons marcher. " Et, comme il entendit, dans le salon voisin, le pas de Daigremont qui rentrait, il ajouta tout bas " Laissez-moi faire. " Evidemment, Huret avait la plus grande envie de voir se fonder la Banque universelle, et d'en être. Sans doute, il s'était déjà rendu compte du rôle qu'il y pourrait jouer. Aussi, dès qu'il eut serré la main de Daigremont, prit-il un visage rayonnant, en agitant un bras en l'air. " Victoire ! cria-t-il, victoire ! - Ah ! vraiment. Contez-moi donc ça. - Mon Dieu ! le grand homme a été ce qu'il devait être. Il m'a répondu " Que mon frère réussisse ! " Du coup. Daigremont se pâma, trouva le mot charmant. " Qu'il réussisse ! " ça contenait tout qu'il ne fasse pas la bêtise de ne pas réussir, ou je le lâche ; mais qu'il réussisse, je l'aiderai. Exquis, en vérité ! " Et, mon cher Saccard, nous réussirons, soyez tranquille... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça " Puis, comme les trois hommes s'étaient assis, afin d'arrêter les points principaux, Daigremont se releva et alla fermer la fenêtre ; car la voix de madame, peu à peu enflée, jetait un sanglot d'une désespérance infinie, qui les empêchait de s'entendre. Et, même la fenêtre close, cette lamentation étouffée les accompagna, pendant qu'ils décidaient la création d'une maison de crédit, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs. Il était en outre entendu que Daigremont, Huret, Sédille, le marquis de Bohain et quelques-uns de leurs amis, formaient un syndicat, qui, d'avance, prenait et se partageait les quatre cinquièmes des actions, soit quarante mille ; de sorte que le succès de l'émission était assuré, et que, plus tard, détenant les titres, les rendant rares sur le marché, ils pourraient les faire monter à leur gré. Seulement, tout faillit être rompu, lorsque Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francs, à répartir sur les quarante mille actions, soit dix francs par action. Saccard se récria, déclara qu'il n'était pas raisonnable de faire crier la vache avant même que de la traire. Les commencements seraient difficiles, pourquoi embarrasser la situation davantage ? Pourtant, il dut céder, devant l'attitude d'Huret qui, tranquillement, trouvait la chose toute naturelle, disant que ça se faisait toujours. Ils se séparaient, en prenant un rendez-vous pour le lendemain, rendez-vous auquel l'ingénieur Hamelin devait assister, lorsque Daigremont se frappa brusquement le front, d'un air de désespoir. " Et Kolb que j'oubliais ! Oh ! il ne me le pardonnerait pas il faut qu'il en soit... Mon petit Saccard, si vous étiez gentil, vous iriez chez lui tout de suite. Il n'est pas six heures, vous le trouveriez encore... Oui, vous-même, et pas demain, ce soir, parce que ça le touchera et qu'il peut nous être utile. " Docilement, Saccard se remit en marche, sachant que les journées de chance ne se recommencent pas. Mais il avait de nouveau renvoyé son fiacre, espérant rentrer chez lui, à deux pas ; et, la pluie ayant l'air enfin de cesser, il descendit à pied, heureux de sentir sous ses talons ce pavé de Paris, qu'il reconquérait. Rue Montmartre, quelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages. Il enfila le passage Verdeau, le passage Jouffroy ; puis, dans le passage des Panoramas, comme il suivait une galerie latérale pour raccourcir et tomber rue Vivienne, il fut surpris de voir sortir d'une allée obscure Gustave Sédille, qui disparut, sans s'être retourné. Lui, s'était arrêté, regardant la maison, un discret hôtel meublé, lorsque, dans une petite femme blonde, voilée, qui sortait à son tour, il reconnut positivement Mme Conin, la jolie papetière. C'était donc là , quand elle avait un coup de tendresse, qu'elle amenait ses amants d'un jour, tandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour des factures ! Ce coin de mystère, au beau milieu du quartier, était fort gentiment choisi, et un hasard seul venait de livrer le secret. Saccard souriait, très égayé, enviant Gustave Germaine Coeur le matin, Mme Conin l'après-midi, il mettait les morceaux doubles, le jeune homme ! Et, à deux reprises, il regarda encore la porte, afin de la bien reconnaÃtre, tenté d'en être, lui aussi. Rue Vivienne, au moment où il entrait chez Kolb, Saccard tressaillit et s'arrêta de nouveau. Une musique légère, cristalline, qui sortait du sol, pareille à la voix des fées légendaires, l'enveloppait ; et il reconnut la musique de l'or, la continuelle sonnerie de ce quartier du négoce et de la spéculation, entendue déjà le matin. La fin de la journée en rejoignait le commencement. Il s'épanouit, à la caresse de cette voix, comme si elle lui confirmait le bon présage. Justement, Kolb se trouvait en bas, à l'atelier de fonte ; et, en ami de la maison, Saccard descendit l'y rejoindre. Dans le sous-sol nu, que de larges flammes de gaz éclairaient éternellement, les deux fondeurs vidaient à la pelle les caisses doublées de zinc, pleines, ce jour-là , de pièces espagnoles, qu'ils jetaient au creuset, sur le grand fourneau carré. La chaleur était forte, il fallait parler haut pour s'entendre, au milieu de cette sonnerie d'harmonica, vibrante sous la voûte basse. Des lingots fondus, des pavés d'or, d'un éclat vif de métal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur, qui en arrêtait les titres. Et, depuis le matin, plus de six millions avaient passé là , assurant au banquier un bénéfice de trois ou quatre cents francs à peine ; car l'arbitrage sur l'or, cette différence réalisée entre deux cours, étant des plus minimes, s'appréciant par millièmes, ne peut donner un gain que sur des quantités considérables de métal fondu. De là , ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au soir, d'un bout de l'année à l'autre, au fond de cette cave, où l'or venait en pièces monnayées, d'où il partait en lingots, pour revenir en pièces et repartir en lingots, indéfiniment, dans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or. Dès que Kolb, un homme petit, très brun, dont le nez en bec d'aigle, sortant d'une grande barbe, décelait l'origine juive, eut compris l'offre de Saccard, que l'or courrait d'un bruit de grêle, il accepta. " Parfait ! cria-t-il. Très heureux d'en être, si Daigremont en est ! Et merci de ce que vous vous êtes dérangé ! " Mais ils s'entendaient à peine, ils se turent, restèrent là un instant encore, étourdis, béats dans cette sonnerie si claire et exaspérée, dont leur chair frémissait toute, comme d'une note trop haute tenue sans fin sur les violons, jusqu'au spasme. Dehors, malgré le beau temps revenu, une limpide soirée de mai, Saccard, brisé de fatigue, reprit un fiacre pour rentrer. Une rude journée, mais bien remplie ! IV - Des difficultés surgirent, l'affaire traÃna, cinq mois s'écoulèrent sans que rien pût se conclure. On était déjà aux derniers jours de septembre, et Saccard enrageait de voir que, malgré son zèle, de continuels obstacles renaissaient, toute une série de questions secondaires, qu'il fallait résoudre d'abord, si l'on voulait fonder quelque chose de sérieux et de solide. Son impatience devint telle, qu'il fut un moment sur le point d'envoyer promener le syndicat, hanté et séduit par la brusque idée de faire l'affaire avec la princesse d'Orviedo, toute seule. Elle avait les millions nécessaires au premier lancement, pourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opération superbe, quitte à laisser venir la petite clientèle, lors des futures augmentations du capital, qu'il projetait déjà ? Il était d'une bonne foi absolue, il avait la conviction de lui apporter un placement où elle décuplerait sa fortune, cette fortune des pauvres, qu'elle répandrait en aumônes plus larges encore. Donc, un matin, Saccard monta chez la princesse, et, en ami doublé d'un homme d'affaires, il lui expliqua la raison d'être et le mécanisme de la banque qu'il rêvait. Il dit tout, étala le portefeuille d'Hamelin, n'omit pas une des entreprises d'Orient. Même, cédant à cette faculté qu'il avait de se griser de son propre enthousiasme, d'arriver à la foi par son désir brûlant de réussir, il lâcha le rêve fou de la papauté à Jérusalem, il parla du triomphe définitif du catholicisme, le pape trônant aux lieux saints, dominant le monde, assuré d'un budget royal, grâce à la création du Trésor du Saint-Sépulcre. La princesse, d'une ardente dévotion, ne fut guère frappée que de ce projet suprême, ce couronnement de l'édifice, dont la grandeur chimérique flattait en elle l'imagination déréglée qui lui faisait jeter ses millions en bonnes oeuvres d'un luxe colossal et inutile. Justement, les catholiques de France venaient d'être atterrés et irrités de la convention que l'empereur avait conclu avec le roi d'Italie, par laquelle il s'engageait, sous de certaines conditions de garantie, à retirer le corps de troupes français occupant Rome ; il était bien certain que c'était Rome livrée à l'Italie, on voyait déjà le pape chassé, réduit à l'aumône, errant par les villes avec le bâton des mendiants ; et quel dénouement prodigieux, le pape se retrouvant pontife et roi à Jérusalem, installé là et soutenu par une banque dont les chrétiens du monde entier tiendraient à honneur d'être les actionnaires ! C'était si beau, que la princesse déclara l'idée la plus grande du siècle, digne de passionner toute personne bien née ayant de la religion. Le succès lui semblait assuré, foudroyant. Son estime s'en accrut pour l'ingénieur Hamelin, qu'elle traitait avec considération, ayant su qu'il pratiquait. Mais elle refusa nettement d'être de l'affaire, elle entendait rester fidèle au serment qu'elle avait fait de rendre ses millions aux pauvres, sans jamais plus tirer d'eux un centime d'intérêt, voulant que cet argent du jeu se perdÃt fût bu par la misère, comme une eau empoisonnée qui devait disparaÃtre. L'argument que les pauvres profiteraient de la spéculation ne la touchait pas, l'irritait même. Non, non ! la source maudite serait tarie, elle ne s'était pas donné d'autre mission. Saccard, déconcerté, ne put qu'utiliser sa sympathie pour obtenir d'elle une autorisation, vainement sollicitée jusque-là . Il avait eu la pensée, dès que la Banque universelle serait fondée, de l'installer dans l'hôtel même ; ou du moins c'était Mme Caroline qui lui avait soufflé cette idée, car, lui, voyait plus grand, aurait voulu tout de suite un palais. On se contenterait de vitrer la cour, pour servir de hall central ; on aménagerait en bureaux tout le rez-de-chaussée, les écuries, les remises ; au premier étage, il donnerait son salon qui deviendrait la salle du conseil, sa salle à manger et six autres pièces dont on ferait des bureaux encore, ne garderait qu'une chambre à coucher et un cabinet de toilette, quitte à vivre en haut avec les Hamelin, mangeant, passant les soirées chez eux ; de sorte qu'à peu de frais on installerait la banque d'une façon un peu étroite mais fort sérieuse. La princesse, comme propriétaire, avait d'abord refusé, dans sa haine de tout trafic d'argent jamais son toit n'abriterait cette abomination. Puis, ce jour-là , mettant la religion dans l'affaire, émue de la grandeur du but, elle consentit. C'était une concession extrême, elle se sentait prise d'un petit frisson, lorsqu'elle songeait à cette machine infernale d'une maison de crédit, d'une maison de Bourse et d'agio, dont elle laissait ainsi établir sous elle les rouages de ruine et de mort. Enfin, une semaine après cette tentative avortée, Saccard eut la joie de voir l'affaire, si empêtrée d'obstacles, se bâcler brusquement, en quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu'il avait toutes les adhésions, qu'on pouvait marcher. Dès lors, on étudia une dernière fois le projet des statuts, on rédigea l'acte de société. Et il était grand temps aussi pour les Hamelin, à qui la vie commençait à redevenir dure. Lui, depuis des années, n'avait qu'un rêve, être l'ingénieur-conseil d'une grande maison de crédit comme il le disait, il se chargerait d'amener l'eau au moulin. Aussi, peu à peu, la fièvre de Saccard l'avait-elle gagné, brûlant du même zèle et de la même impatience. Au contraire, Mme Caroline, après s'être enthousiasmée à l'idée des belles et utiles choses qu'on allait accomplir, semblait plus froide, l'air songeur, depuis qu'on entrait dans les broussailles et les fondrières de l'exécution. Son grand bon sens, sa nature droite flairaient toutes sortes de trous obscurs et malpropres ; et elle tremblait surtout pour son frère, qu'elle adorait, qu'elle traitait parfois en riant de " grosse bête " , malgré sa science ; non qu'elle soupçonnât le moins du monde l'honnêteté parfaite de leur ami, qu'elle voyait si dévoué à leur fortune ; mais elle avait une singulière sensation de terrain mouvant, une inquiétude de chute et d'engloutissement, au premier faux pas. Ce matin-là , Saccard, lorsque Daigremont l'eut quitté, monta rayonnant à la salle des épures. " Enfin, c'est fait ! " cria-t-il. Hamelin, saisi, les yeux humides, vÃnt lui serrer les mains, à les briser. Et, comme Mme Caroline s'était simplement tournée vers lui, un peu pâle, il ajouta " Eh bien, quoi donc ; c'est tout ce que vous me dites ?... Ça ne vous fait pas plus de plaisir, à vous ?... " Elle eut un bon sourire. " Mais si, je suis très contente, très contente, je vous assure. " Puis, quand il eut donné à son frère des détails sur le syndicat, définitivement formé, elle intervint de son air paisible. " Alors, c'est permis, n'est-ce pas ? de se réunir ainsi à plusieurs, pour se distribuer les actions d'une banque, avant même que l'émission soit faite ? " Violemment, il eut un geste d'affirmation. " Mais, certainement, c'est permis !... Est-ce que vous nous croyez assez niais, pour risquer un échec ? Sans compter que nous avons besoin de gens solides, maÃtres du marché, si les débuts sont difficiles... Voilà toujours les quatre cinquièmes de nos titres placés en des mains sûres. On va pouvoir aller signer l'acte de société chez le notaire. " Elle osa lui tenir tête. " Je croyais que la loi exigeait la souscription intégrale du capital social. " Cette fois, très surpris, il la regarda en face. " Vous lisez donc le Code ? " Et elle rougit légèrement, car il avait deviné la veille, cédant à son malaise, cette peur sourde et sans cause précise, elle avait lu la loi sur les sociétés. Un instant, elle fut sur le point de mentir. Puis, avouant, riant " C'est vrai, j'ai lu le Code, hier. J'en suis sortie, en tâtant mon honnêteté et celle des autres, comme on sort des livres de médecine, avec toutes les maladies. " Mais lui se fâchait, car ce fait d'avoir voulu se renseigner, la lui montrait méfiante, prête à le surveiller, de ses yeux de femme, fureteurs et intelligents. " Ah ! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupules, si vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code ! Mais nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrêtés par des entraves, à chaque enjambée, tandis que les autres, nos rivaux, nous devanceraient, à toutes jambes !... Non, non, je n'attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit ; je préfère, d'ailleurs, nous réserver des titres, et je trouverai un homme à nous auquel j'ouvrirai un compte, qui sera notre prête-nom enfin. - C'est défendu, déclara-t-elle simplement de sa belle voix grave. - Eh ! oui, c'est défendu, mais toutes les sociétés le font. - Elles ont tort, puisque c'est mal. " Saccard, se calmant par un brusque effort de volonté, crut alors devoir se tourner vers Hamelin, qui, gêné, écoutait, sans intervenir. " Mon cher ami, j'espère que vous ne doutez pas de moi... Je suis un vieux routier de quelque expérience, vous pouvez vous remettre entre mes mains, pour le côté financier de l'affaire. Apportez-moi de bonnes idées, et je me charge de tirer d'elles tout le bénéfice désirable, en courant le moins de risques possible. Je crois qu'un homme pratique ne peut pas dire mieux. " L'ingénieur, avec son fond invincible de timidité et de faiblesse, tourna la chose en plaisanterie, pour éviter de répondre directement. " Oh ! vous aurez, dans Caroline, un vrai censeur. Elle est née maÃtre d'école. - Mais je veux bien aller à sa classe " , déclara galamment Saccard. Mme Caroline elle-même s'était remise à rire. Et la conversation continua sur un ton de familière bienveillance. " C'est que j'aime beaucoup mon frère, c'est que je vous aime vous- même plus que vous ne pensez, et cela me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louches, où il n'y a, au bout, que désastre et que tristesse... Ainsi, tenez ! puisque nous en sommes là - dessus, la spéculation, le jeu à la Bourse, eh bien ! j'en ai une terreur folle. J'étais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous m'avez fait recopier, d'avoir lu, à l'article 8, que la société s'interdisait rigoureusement toute opération à terme. C'était s'interdire le jeu, n'est-ce pas ? Et puis, vous m'avez désenchantée, en vous moquant de moi, en m'expliquant que c'était là un simple article d'apparat, une formule de style que toutes les sociétés tenaient à honneur d'inscrire et que pas une n'observait... Vous ne savez pas ce que je voudrais, moi ? ce serait qu'à la place de ces actions, ces cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n'émettiez que des obligations. Oh ! vous voyez que je suis très forte, depuis que je lis le Code, je n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligation, qu'un obligataire est un simple prêteur qui touche tant pour cent sur son prêt, sans être intéressé dans les bénéfices, tandis que l'actionnaire est un associé courant la chance des bénéfices et des pertes... Dites, pourquoi pas des obligations, ça me rassurerait tant, je serais si heureuse ! " Elle outrait plaisamment la supplication de sa requête, pour cacher sa réelle inquiétude. Et Saccard répondit sur le même ton, avec un emportement comique. " Des obligations, des obligations ! mais jamais !... Que voulez-vous fiche avec des obligations ? C'est de la matière morte... Comprenez donc que la spéculation, le jeu est le rouage central, le coeur même, dans une vaste affaire comme la nôtre. Oui ! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l'amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens, établit une énorme circulation d'argent, qui est la vie même des grandes affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en résultent, sont radicalement impossibles... C'est comme pour les sociétés anonymes, a-t-on assez crié contre elles, a-t-on assez répété qu'elles étaient des tripots et des coupe-gorge. La vérité est que, sans elles, nous n'aurions ni les chemins de fer, ni aucune des énormes entreprises modernes, qui ont renouvelé le monde ; car pas une fortune n'aurait suffi à les mener à bien, de même que pas un individu, ni même un groupe d'individus, n'aurait voulu en courir les risques. Les risques, tout est là , et la grandeur du but aussi. Il faut un projet vaste, dont l'ampleur saisisse l'imagination ; il faut l'espoir d'un gain considérable, d'un coup de loterie qui décuple la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas ; et alors les passions s'allument, la vie afflue, chacun apporte son argent, vous pouvez repétrir la terre. Quel mal voyez-vous là ? Les risques courus sont volontaires, répartis sur un nombre infini de personnes, inégaux et limités selon la fortune et l'audace de chacun. On perd, mais on gagne, on espère un bon numéro, mais on doit s'attendre toujours à en tirer un mauvais, et l'humanité n'a pas de rêve plus entêté ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de son caprice, être roi, être dieu ! " Peu à peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes, s'enflammait d'une ardeur lyrique, avec des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel. " Tenez, nous autres, avec notre Banque universelle, n'allons-nous pas couvrir l'horizon le plus large, toute une trouée sur le vieux monde de l'Asie, un champ sans limite à la pioche du progrès et à la rêverie des chercheurs d'or. Certes, jamais ambition n'a été plus colossale, et, je l'accorde, jamais non plus conditions de succès ou d'insuccès n'ont été plus obscures. Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les termes mêmes du problème, et que nous déterminerons, j'en ai la conviction, un engouement extraordinaire dans le public, dès que nous serons connus... Notre Banque universelle, mon Dieu ! elle va être d'abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banque, de crédit et d'escompte, recevra des fonds en comptes courants, contractera, négociera ou émettra des emprunts. Seulement, l'outil que j'en veux faire surtout, c'est une machine à lancer les grands projets de votre frère là sera son véritable rôle, ses bénéfices croissants, sa puissance peu à peu dominatrice. Elle est fondée, en somme, pour prêter son concours à des sociétés financières et industrielles, que nous établirons dans les pays étrangers, dont nous placerons les actions, qui nous devront la vie et nous assurerons la souveraineté... Et, devant cet avenir aveuglant de conquêtes, vous venez me demander s'il est permis de se syndiquer et d'avantager d'une prime les syndicataires, quitte à la porter au compte de premier établissement ; vous vous inquiétez des petites irrégularités fatales, des actions non souscrites, que la société fera bien de garder, sous le couvert d'un prête-nom ; enfin, vous partez en guerre contre le jeu, contre le jeu, Seigneur ! qui est l'âme même, le foyer, la flamme de cette géante mécanique que je rêve !... Sachez donc que ce n'est rien encore, tout ça ! que ce pauvre petit capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jeté sous la machine, pour le premier coup de feu ! que j'espère bien le doubler, le quadrupler, le quintupler, à mesure que nos opérations s'élargiront ! qu'il nous faut la grêle des pièces d'or, la danse des millions, si nous voulons, là -bas, accomplir les prodiges annoncés !... Ah ! dame ! je ne réponds pas de la casse, on ne remue pas le monde, sans écraser les pieds de quelques passants. " Elle le regardait, et, dans son amour de la vie, de tout ce qui était fort et actif, elle finissait par le trouver beau, séduisant de verve et de foi. Aussi, sans se rendre à ses théories qui révoltaient la droiture de sa claire intelligence, feignit-elle d'être vaincue. " C'est bon, mettons que je ne sois qu'une femme et que les batailles de l'existence m'effraient... Seulement, n'est-ce pas ? tâchez d'écraser le moins de monde possible, et surtout n'écrasez personne de ceux que j'aime. " Saccard, grisé de son accès d'éloquence, et qui triomphait de ce vaste plan exposé, comme si la besogne était faite, se montra tout à fait bonhomme. " N'ayez donc pas peur ! Je fais l'ogre, c'est pour rire... Tout le monde sera très riche. " Ils causèrent ensuite tranquillement des dispositions à prendre, et il fut convenu que, le lendemain même de la constitution définitive de la société, Hamelin se rendrait à Marseille, puis de là en Orient, pour hâter la mise en oeuvre des grandes affaires. Mais déjà , sur le marché de Paris, des bruits se répandaient, une rumeur ramenait le nom de Saccard, du fond trouble où il s'était noyé un instant ; et les nouvelles, d'abord chuchotées, peu à peu dites à voix plus haute, sonnaient si clairement le succès prochain, que, de nouveau, comme au parc Monceau jadis, son antichambre s'emplissait de solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour ; il recevait d'autres agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son beau-frère Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn, un petit blond très actif, que la chance portait. Et quant à Massias, résigné à sa dure besogne de remisier malchanceux, il se présentait déjà chaque jour, bien qu'il n'y eût pas encore d'ordres à recevoir. C'était toute une foule montante. Un matin, dès neuf heures, Saccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant pas arrêté encore de personnel spécial, il était fort mal secondé par son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine d'introduire les gens lui-même. Ce jour-là , comme il ouvrait la porte de son cabinet, Jantrou voulut entrer ; mais il avait aperçu Sabatani, qu'il faisait chercher depuis deux jours. " Pardon, mon ami " , dit-il en arrêtant l'ancien professeur, pour recevoir d'abord le Levantin. Sabatani, avec son inquiétant sourire de caresse, sa souplesse de couleuvre, laissa parler Saccard ; qui, très nettement d'ailleurs, en homme qui le connaissait, lui fit sa proposition. " Mon cher, j'ai besoin de vous... Il nous faut un prête-nom. Je vous ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos titres, que vous paierez simplement par un jeu d'écritures... Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami. " Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans sa longue face brune. " La loi, cher maÃtre, exige d'une façon formelle le versement en espèces... Oh ! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en ami, et j'en suis très fier... Tout ce que vous voudrez ! " Alors, Saccard, pour lui être agréable, lui dit l'estime où le tenait Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans être couvert. Puis, il le plaisanta sur Germaine Coeur, avec laquelle il l'avait rencontré la veille, faisant allusion crûment au bruit qui le douait d'un véritable prodige, une exception géante, dont rêvaient les filles du monde de la Bourse, tourmentées de curiosité. Et Sabatani ne niait pas, riait de son rire équivoque sur ce sujet scabreux oui, oui ! ces dames étaient très drôles à courir après lui, elles voulaient voir. " Ah ! à propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de signatures, pour régulariser certaines opérations, les transferts, par exemple... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers à signer ? - Mais certainement, cher maÃtre. Tout ce que vous voudrez ! " Il ne soulevait même pas la question de paiement, sachant que cela est sans prix, lorsqu'on rend de pareils services ; et, comme l'autre ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signature, pour le dédommager de sa perte de temps, il acquiesça d'un simple mouvement de tête. Puis, avec son sourire " J'espère aussi, cher maÃtre, que vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez être si bien placé, je viendrai aux renseignements. - C'est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir... Ménagez-vous, ne cédez pas trop à la curiosité des dames. " Et, s'égayant de nouveau, il le congédia par une porte de dégagement, qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la salle d'attente. Ensuite, Saccard, étant allé rouvrir l'autre porte, appela Jantrou. D'un coup d'oeil, il le vit ravagé, sans ressources, avec une redingote dont les manches s'étaient usées sur les tables des cafés, à attendre une situation. La Bourse continuait d'être une marâtre, et il portait beau pourtant, la barbe en éventail, cynique et lettré, lâchant encore de temps à autre une phrase fleurie d'ancien universitaire. " Je vous aurais écrit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste de notre personnel, où je vous ai inscrit un des premiers, et je crois bien que je vous appellerai au bureau des émissions. " Jantrou l'arrêta d'un geste. " Vous êtes bien aimable, je vous remercie... Mais j'ai une affaire à vous proposer. " Il ne s'expliqua pas tout de suite, débuta par des généralités, demanda quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque universelle. L'autre prit feu aux premiers mots, déclara qu'il était pour la publicité la plus large, qu'il y mettrait tout l'argent disponible. Pas une trompette n'était à dédaigner, même les trompettes de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit était bon, en tant que bruit. Le rêve serait d'avoir tous les journaux à soi ; seulement, ça coûterait trop cher. " Tiens ! est-ce que vous auriez l'idée de nous organiser notre publicité. Ce ne serait peut-être pas bête. Nous en causerons. " Oui, plus tard, si vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un journal à vous, complètement à vous, dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait réservée, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l'attention sur vous, des allusions dans des études complètement étrangères aux finances, enfin une campagne en règle, à propos de tout et de rien, vous exaltant sans relâche sur l'hécatombe de vos rivaux... Est-ce que ça vous tente ? - Dame ! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête. - Non, le prix serait raisonnable. " Et il nomma enfin le journal L'Espérance , une feuille fondée, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalités catholiques, les violents du parti, qui faisaient à l'empire une guerre féroce. Le succès était, d'ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin. Saccard se récria. " Oh ! il ne tire pas à deux mille ! - Ça, ce sera notre affaire, d'arriver à un plus gros tirage. - Et puis, c'est impossible il traÃne mon frère dans la boue, je ne peux pas me fâcher avec mon frère dès le début. " Jantrou haussa doucement les épaules. " Il ne faut se fâcher avec personne... Vous savez comme moi que, lorsqu'une maison de crédit a un journal, peu importe qu'il soutienne ou attaque le gouvernement s'il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de l'Etat et des communes ; s'il est opposant, le même ministre a toutes sortes d'égards pour la banque qu'il représente, un désir de le désarmer et de l'acquérir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore... Ne vous inquiétez donc pas de la couleur de L'Espérance . Ayez un journal, c'est une force. " Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacité d'intelligence qui lui faisait d'un coup s'approprier l'idée d'un autre, la fouiller, l'adapter à ses besoins, au point qu'il la rendait complètement sienne, développait tout un plan. Il achetait L'Espérance , en éteignait les polémiques acerbes, la mettait aux pieds de son frère qui était bien forcé de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours prête à reprendre sa terrible campagne, au nom des intérêts de la religion. Et, si l'on n'était pas aimable avec lui, il brandissait Rome, il risquait le grand coup de Jérusalem. Ce serait un joli tour, pour finir. " Serions-nous libres ? demanda-t-il brusquement. - Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombé entre les mains d'un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu'il nous plaira. " Une minute encore, Saccard réfléchit. " Eh bien, c'est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici... Vous serez directeur, et je verrai à centraliser entre vos mains toute notre publicité, que je veux exceptionnelle, énorme, oh ! plus tard, quand nous aurons de quoi chauffer sérieusement la machine. " Il s'était levé. Jantrou se leva également, cachant sa joie de trouver du pain, sous son rire blagueur de déclassé, las de la boue parisienne. " Enfin, je vais donc rentrer dans mon élément, mes chères belles- lettres ! - N'engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et, pendant que j'y songe, prenez donc note d'un protégé à moi, de Paul Jordan, un jeune homme à qui je trouve un talent remarquable, et dont vous ferez un excellent rédacteur littéraire. Je vais lui écrire d'aller vous voir. " Jantrou sortait par la porte de dégagement, lorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa. " Tiens ! c'est commode, dit-il avec sa familiarité. On escamote le monde... Quand il vient de belles dames, comme celle que j'ai saluée tout à l'heure dans l'anti-chambre, la baronne Sandorff... " Saccard ignorait qu'elle fût là ; et d'un haussement d'épaules, il voulut dire son indifférence ; mais l'autre ricanait, refusait de croire à ce désintéressement. Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main. Lorsqu'il fut seul, Saccard, instinctivement, se rapprocha de la glace, releva ses cheveux, où pas un fil blanc n'apparaissait encore. Il n'avait pourtant pas menti, les femmes ne le préoccupaient guère, depuis que les affaires le reprenaient tout entier ; et il ne cédait qu'à l'involontaire galanterie qui fait qu'un homme, en France, ne peut se trouver seul avec une femme, sans craindre de passer pour un sot, s'il ne la conquiert pas. Dès qu'il eut fait entrer la baronne, il se montra très empressé. " Madame, je vous en prie, veuillez vous asseoir... " Jamais il ne l'avait vue si étrangement séduisante, avec ses lèvres rouges, ses yeux brûlants, aux paupières meurtries, enfoncés sous les sourcils épais. Que pouvait-elle lui vouloir ? et il demeura surpris, presque désenchanté, lorsqu'elle lui eut expliqué le motif de sa visite. " Mon Dieu ! monsieur, je vous demande pardon de vous déranger, inutilement pour vous ; mais, entre gens du même monde, il faut bien se rendre de ces petits services... Vous avez eu dernièrement un chef de cuisine, que mon mari est sur le point d'engager. Je viens donc tout simplement aux renseignements. " Alors, il se laissa questionner, répondit avec la plus grande obligeance, tout en ne la quittant pas du regard ; car il croyait deviner que c'était là un prétexte elle se moquait bien du chef de cuisine, elle venait pour autre chose, évidemment. Et, en effet, elle manoeuvra, finit par nommer un ami commun, le marquis de Bohain, qui lui avait parlé de la Banque universelle. On avait tant de peine à placer son argent, à trouver des valeurs solides ! Enfin, il comprit qu'elle prendrait volontiers des actions, avec la prime de dix pour cent abandonnée aux syndicataires ; et il comprit mieux encore que, s'il lui ouvrait un compte, elle ne paierait pas. " J'ai ma fortune personnelle, mon mari ne s'en mêle jamais. Ça me donne beaucoup de tracas, ça m'amuse aussi un peu, je l'avoue... N'est- ce pas ? lorsqu'on voit me femme s'occuper d'argent, surtout une jeune femme, ça étonne, on est tenté de l'en blâmer... Il y a des jours où je suis dans le plus mortel embarras, n'ayant pas d'amis qui veuillent me conseiller. L'autre quinzaine encore, faute d'un renseignement, j'ai perdu une somme considérable... Ah ! maintenant que vous allez être en si bonne position pour savoir, si vous étiez assez gentil, si vous vouliez... " La joueuse perçait sous la femme du monde, la joueuse âpre, enragée, cette fille des Ladricourt dont un ancêtre avait pris Antioche, cette femme d'un diplomate saluée très bas par la colonie étrangère de Paris, et que sa passion promenait en solliciteuse louche chez tous les gens de finance. Ses lèvres saignaient, ses yeux flambaient davantage, son désir éclatait, soulevait la femme ardente qu'elle semblait être. Et il eut la naïveté de croire qu'elle était venue s'offrir, simplement pour être de sa grande affaire et avoir, à l'occasion, d'utiles renseignements de Bourse. " Mais, cria-t-il, je ne demande pas mieux, madame, que de mettre à vos pieds mon expérience. " Il avait rapproché sa chaise, il lui prit la main. Du coup, elle parut dégrisée. Ah ! non, elle n'en était pas encore là , il serait toujours temps qu'elle payât d'une nuit la communication d'une dépêche. C'était déjà , pour elle, une corvée abominable que sa liaison avec le procureur général Delcambre, cet homme si sec et si jaune, que la ladrerie de son mari l'avait forcée d'accueillir. Et son indifférence sensuelle, le mépris secret où elle tenait l'homme, venait de se montrer en une lassitude blême, sur son visage de fausse passionnée, que l'espoir du jeu seul enflammait. Elle se leva, dans une révolte de sa race et de son éducation, qui lui faisaient encore manquer des affaires. " Alors, monsieur, vous dites que vous étiez content de ce chef de cuisine ? " Etonné, Saccard se mit debout à son tour. Qu'avait-elle donc espéré ? qu'il l'inscrirait et la renseignerait pour rien ? Décidément, il fallait se méfier des femmes, elles apportaient dans les marchés la plus insigne mauvaise foi. Et, bien qu'il eût envie de celle-ci, il n'insista pas, il s'inclina avec un sourire qui signifiait " A votre aise, chère madame, quand il vous plaira " , tandis que, tout haut, il disait " Très content, je vous le répète. Une question de réforme intérieure m'a seule décidé à me séparer de lui. " La baronne Sandorff eut une hésitation d'une seconde à peine, non qu'elle regrettât sa révolte, mais sans doute elle sentait combien il était naïf de venir chez un Saccard, avant d'être résignée aux conséquences. Cela l'irritait contre elle-même, car elle avait la prétention d'être une femme sérieuse. Elle finit par répondre d'une simple inclinaison de tête au respectueux salut dont il la congédiait ; et il l'accompagnait jusqu'à la petite porte, lorsque celle-ci fut brusquement ouverte, d'une main familière. C'était Maxime, qui déjeunait chez son père, ce matin-là , et qui arrivait en intime, par le couloir. Il s'effaça, salua également, pour laisser sortir la baronne. Puis, quand elle fut partie, il eut un léger rire. " Ça commence, ton affaire ? tu touches tes primes ? " Malgré sa grande jeunesse encore, il avait un aplomb d'homme d'expérience, incapable de se dépenser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son père comprit son attitude de supériorité ironique. " Non, justement, je n'ai rien touché du tout, et ce n'est point par sagesse, car, mon petit je suis aussi fier d'avoir toujours vingt ans que tu parais l'être d'en avoir soixante. " Le rire de Maxime s'accentua, son ancien rire perlé de fille, dont il avait gardé le roucoulement équivoque, dans l'attitude correcte qu'il s'était faite de garçon rangé, désireux de ne pas gâter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgence, pourvu que rien de lui ne fût menacé. " Ma foi, tu as bien raison, du moment que ça ne te fatigue pas... Moi, tu sais, j'ai déjà des rhumatismes. " Et, s'installant à l'aise dans un fauteuil, prenant un journal " Ne t'occupe pas de moi, finis de recevoir, si je ne te gêne pas... Je suis venu trop tôt, parce que j'avais à passer chez mon médecin et que je ne l'ai pas trouvé. " A ce moment, le valet de chambre entrait dire que Mme la comtesse de Beauvilliers demandait à être reçue. Saccard, un peu surpris, bien qu'il eût déjà rencontré à l'Oeuvre du Travail sa noble voisine, comme il la nommait, donna l'ordre de l'introduire immédiatement ; puis, rappelant le valet, il lui commanda de renvoyer tout le monde, fatigué, ayant très faim. Lorsque la comtesse entra, elle n'aperçut même pas Maxime, que le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s'étonna davantage, en voyant qu'elle avait amené avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennité à la démarche ces deux femmes si tristes et si pâles, la mère mince, grande, toute blanche, à l'air suranné, la fille vieillie déjà , le cou trop long, jusqu'à la disgrâce. Il avança des sièges, d'une politesse agitée, pour mieux montrer sa déférence. " Madame, je suis extrêmement honoré... Si j'avais le bonheur de pouvoir vous être utile... " D'une grande timidité, sous son allure hautaine, la comtesse finit par expliquer le motif de sa visite. " Monsieur, c'est à la suite d'une conversation avec mon amie, Mme la princesse d'Orviedo, que la pensée m'est venue de me présenter chez vous... Je vous avoue que j'ai hésité d'abord, car on ne refait pas facilement ses idées à mon âge et j'ai toujours eu grand-peur des choses d'aujourd'hui que je ne comprends pas... Enfin, j'en ai causé avec ma fille, je crois qu'il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d'assurer le bonheur des miens. " Et elle continua, elle dit comment la princesse lui avait parlé de la Banque universelle, certes une main de crédit telle que les autres, aux yeux des profanes, mais qui, aux yeux des initiés, allait avoir une excuse sans réplique, un but tellement méritoire et haut, qu'il devait imposer silence aux consciences les plus timorées. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de Jérusalem c'était là ce qu'on ne disait pas, ce qu'on chuchotait à peine entre fidèles, le mystère qui passionnait ; mais, de chacune de ses paroles, de ses allusions et de ses sous-entendus, un espoir et une foi se dégageaient, qui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succès de la nouvelle banque. Saccard lui-même fut étonné de son émotion contenue, du tremblement de sa voix. Il n'avait encore parlé de Jérusalem que dans l'excès lyrique de sa fièvre, il se méfiait au fond de ce projet fou, y flairant quelque ridicule, disposé à l'abandonner et à en rire, si des plaisanteries l'accueillaient. Et la démarche émue de cette sainte femme qui amenait sa fille, la façon profonde dont elle donnait à entendre qu'elle et tous les siens, toute la noblesse française croirait et s'engouerait, le frappait vivement, donnait un corps à une rêverie pure, élargissait à l'infini son champ d'évolution. C'était donc vrai qu'il y avait là un levier, dont l'emploi allait lui permettre de soulever le monde ! Avec son assimilation si rapide, il entra d'un coup dans la situation, parla lui-aussi en termes mystérieux de ce triomphe final qu'il poursuivrait en silence ; et sa parole était pénétrée de ferveur, il venait réellement d'être touché de la foi, de la foi en l'excellence du moyen d'action que la crise traversée par la papauté lui mettait aux mains. Il avait la faculté heureuse de croire, dès que l'exigeait l'intérêt de ses plans. " Enfin, monsieur, continuait la comtesse, je suis décidée à une chose qui m'a répugné jusqu'ici... Oui, l'idée de faire travailler de l'argent, de le placer à intérêts, ne m'est jamais entrée dans la tête des façons anciennes d'entendre la vie, des scrupules qui deviennent un peu sots, je le sais ; mais, que voulez-vous ? on ne va point aisément contre les croyances qu'on a sucées avec le lait, et je m'imaginais que la terre seule, la grande propriété devait nourrir des gens tels que nous... Malheureusement, la grande propriété... " Elle rougit faiblement, car elle en arrivait à l'aveu de cette ruine qu'elle dissimulait avec tant de soin. " La grande propriété n'existe plus guère... Nous autres avons été très éprouvés... Il ne nous reste plus qu'une ferme. " Saccard, alors, pour lui éviter toute gêne, renchérit, s'enflamma. " Mais, madame, personne ne vit plus de la terre... L'ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d'avoir sa raison d'être. Elle était la stagnation même de l'argent, dont nous avons décuplé la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C'est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n'était possible sans l'argent, l'argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle... Oh ! la fortune domaniale ! elle est allée rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placé dans de bonnes affaires, à quinze, vingt et même trente pour cent. " Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tête. " Je ne vous entends guère, et, je vous l'ai dit, je suis restée d'une époque où ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et défendues... Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer à ma fille. Depuis quelques années, j'ai réussi à mettre de côté, oh ! une petite somme... " Sa rougeur reparaissait. " Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j'aurais peut-être un remords de les avoir laissés ainsi improductifs ; et, puisque votre oeuvre est bonne, ainsi que me l'a confié mon amie, puisque vous allez travailler à ce que nous souhaitons tous ; de nos voeux les plus ardents, je me risque... Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me réserver des actions de votre banque, pour une somme de dix à douze mille francs. J'ai tenu à ce que ma fille m'accompagnât, car je ne vous cache pas que cet argent est à elle. " Jusque-là , Alice n'avait pas ouvert la bouche, l'air effacé, malgré son vif regard d'intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre. " Oh ! à moi ! maman, est-ce que j'ai quelque chose à moi qui ne soit pas à vous ? - Et ton mariage, mon enfant ? - Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier ! " Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grêle. Sa mère la fit taire d'un coup d'oeil navré ; et toutes deux se regardèrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu'elles avaient à souffrir et à cacher. Saccard était très ému. " Madame, il n'y aurait plus d'actions, que j'en trouverais quand même pour vous. Oui, s'il le faut, j'en prendrai sur les miennes... Votre démarche me touche infiniment, je suis très honoré de votre confiance... " Et, à cet instant, il croyait réellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, à la pluie d'or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui. Ces dames s'étaient levées et se retiraient. A la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe à la grande affaire dont on ne parlait pas. " J'ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est à Rome, une lettre désolante sur la tristesse produite là -bas par l'annonce du retrait de nos troupes. - Patience ! déclara Saccard avec conviction, nous sommes là pour tout sauver. " Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu'au palier, en passant cette fois à travers l'antichambre, qu'il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d'une cinquantaine d'années, grand et sec, vêtu en ouvrier endimanché, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pâle. " Quoi ? que voulez-vous ? " La jeune fille s'était levée la première, et l'homme, intimidé par cet accueil brusque, se mit à bégayer une explication confuse. " J'avais donné l'ordre de renvoyer tout le monde ! Pourquoi êtes- vous là ?... Dites-moi votre nom ; au moins. - Dejoie, monsieur, et je viens avec ma fille Nathalie... " De nouveau, il s'embrouilla, si bien que Saccard, impatienté, allait le pousser à la porte, lorsqu'il comprit enfin que c'était Mme Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d'attendre. " Ah ! vous êtes recommandé par Mme Caroline. Il fallait le dire tout de suite... Entrez et dépêchez-vous, car j'ai très faim. Dans le cabinet, il laissa Dejoie et Nathalie debout, ne s'assit pas lui-même, pour les expédier plus vite. Maxime qui, à la sortie de la comtesse, avait quitté son fauteuil, n'eut plus la discrétion de s'écarter, dévisageant les nouveaux venus, l'air curieux. Et Dejoie, longuement, racontait son affaire. " Voici, monsieur... J'ai fait mon congé, puis je suis entré comme garçon de bureau chez M. Durieu, le mari de Mme Caroline, quand il vivait et qu'il était brasseur. Puis, je suis entré chez M. Lamberthier, le facteur à la halle. Puis, je suis entré chez M. Blaisot, un banquier que vous connaissez bien il s'est fait sauter la cervelle, il y a deux mois, et alors je suis sans place... Il faut vous dire, avant tout, que je m'étais marié. Oui, j'avais épousé ma femme Joséphine, quand j'étais justement chez M. Durieu, et qu'elle était, elle, cuisinière, chez la belle-soeur de monsieur, Mme Lévêque, que Mme Caroline a bien connue. Ensuite, quand j'ai été chez M. Lamberthier, elle n'a pas pu y entrer, elle s'est placée chez un médecin de Grenelle, M. Renaudin. Ensuite, elle est allée au magasin des Trois-Frères, rue Rambuteau, où, comme par un guignon, il n'y a jamais eu de place pour moi... - Bref, interrompit Saccard, vous venez me demander un emploi, n'est-ce pas ? " Mais Dejoie tenait à expliquer le chagrin de sa vie, la mauvaise chance qui lui avait fait épouser une cuisinière, sans que jamais il eût réussi à se placer dans les mêmes maisons qu'elle. C'était quasiment comme si l'on n'avait pas été marié, n'ayant jamais une chambre à tous les deux, se voyant chez les marchands de vin, s'embrassant derrière les portes des cuisines. Et une fille était née, Nathalie, qu'il avait fallu laisser en nourrice jusqu'à huit ans, jusqu'au jour où le père, ennuyé d'être seul, l'avait reprise dans son étroit cabinet de garçon. Il était ainsi devenu la vraie mère de la petite, l'élevant, la menant à l'école, la surveillant avec des soins infinis, le coeur débordant d'une adoration grandissante. " Ah ! je puis bien dire, monsieur, qu'elle m'a donné de la satisfaction. C'est instruit, c'est honnête... Et, vous la voyez, il n'y a pas sa pareille pour la gentillesse. " En effet, Saccard la trouvait charmante, cette fleur blonde du pavé parisien, avec sa grâce chétive, ses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pâles. Elle se laissait adorer par son père, sage encore, n'ayant eu aucun intérêt à ne pas l'être, d'un féroce et tranquille égoïsme, dans cette clarté si limpide de ses yeux. " Alors donc, monsieur, la voici en âge de se marier, et il y a justement un beau parti qui se présente, le fils du cartonnier, notre voisin. Seulement, c'est un garçon qui veut s'établir, et il demande six mille francs. Ça n'est pas trop, il pourrait prétendre à une fille qui aurait davantage... Il faut vous dire que j'ai perdu ma femme, il y a quatre ans, et qu'elle nous a laissé des économies, ses petits bénéfices de cuisinière, n'est-ce pas ?... J'ai quatre mille francs ; mais ça ne fait pas six mille, et le jeune homme est pressé, Nathalie aussi... " La jeune fille qui écoutait, souriante, avec son clair regard si froid et si décidé, eut une brusque affirmation du menton. " Bien sûr... Je ne m'amuse pas, je veux en finir, d'une manière ou d'une autre. " De nouveau, Saccard les interrompit. Il avait jugé l'homme, borné, mais très adroit, très bon, rompu à la discipline militaire. Puis, il suffisait qu'il se présentât au nom de Mme Caroline. " C'est parfait, mon ami... Je vais avoir un journal, je vous prends comme garçon de bureau... Laissez-moi votre adresse, et au revoir. " Cependant, Dejoie ne s'en allait point. Il continua, avec embarras " Monsieur est bien obligeant, j'accepte la place avec reconnaissance, parce qu'il faudra que je travaille, quand j'aurai casé Nathalie... Mais j'étais venu pour autre chose. Oui, j'ai su, par Mme Caroline et par d'autres personnes encore, que monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu'il pourra faire gagner tout ce qu'il voudra à ses amis et connaissances... Alors, si monsieur voulait bien s'intéresser à nous, si monsieur consentait à nous donner de ses actions... " Saccard, une seconde fois, fut ému, plus ému qu'il ne venait de l'être, la première lorsque la comtesse lui avait confié, elle aussi, la dot de sa fille. Cet homme simple, ce tout petit capitaliste aux économies grattées sou à sou, n'était-ce pas la foule croyante, confiante, la grande foule qui fait les clientèles nombreuses et solides, l'armée fanatisée qui arme une maison de crédit d'une force invincible ? si ce brave homme accourait ainsi, avant toute publicité, que serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts ? Son attendrissement souriait à ce premier petit actionnaire, il voyait là le présage d'un gros succès. " Entendu, mon ami, vous aurez des actions. " La face de Dejoie rayonna, comme à l'annonce d'une grâce inespérée. " Monsieur est trop bon... N'est-ce pas ? en six mois, de façon à compléter la somme... Et, puisque monsieur je puis bien, avec mes quatre mille, en gagner deux mille, y consent, j'aime mieux régler ça tout de suite. J'ai apporté l'argent. " Il se fouilla, tira une enveloppe, qu'il tendit à Saccard, immobile, silencieux, saisi d'une admiration charmée, à ce dernier trait. Et le terrible corsaire, qui avait déjà écumé tant de fortunes, finit par éclater d'un bon rire, résolu honnêtement à l'enrichir aussi, cet homme de foi. " Mais, mon brave, ça ne se fait point ainsi... Gardez votre argent, je vous inscrirai, et vous paierez en temps et lieu. " Cette fois, il les congédia, après que Dejoie l'eut tait remercier par Nathalie, dont un sourire de contentement éclairait les beaux yeux durs et candides. Lorsque Maxime se retrouva enfin seul avec son père, il dit, de son air d'insolence moqueuse " Voilà que tu dotes les jeunes filles, maintenant. - Pourquoi pas ? répondit gaiement Saccard. C'est un bon placement que le bonheur des autres. " Il rangeait quelques papiers, avant de quitter son cabinet. Puis, brusquement " Et toi, tu n'en veux pas, des actions ? " Maxime, qui marchait à petits pas, se retourna d'un sursaut, se planta devant lui. " Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? " Saccard eut un geste de colère, trouvant la réponse d'un irrespect et d'un esprit déplorables, prêt à lui crier que l'affaire était réellement superbe, qu'il le jugeait vraiment trop bête, s'il le croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitié lui vint de son pauvre garçon, épuisé à vingt-cinq ans, rangé, avare même, si vieilli de vices, si inquiet de sa santé, qu'il ne risquait plus une dépense ni une jouissance, sans en avoir réglementé le bénéfice. Et, tout consolé, tout fier de l'imprudence passionnée de ses cinquante ans, il se remit à rire, il lui tapa sur l'épaule. " Tiens ! allons déjeuner, mon pauvre petit, et soigne tes rhumatismes. Ce fut le surlendemain, le 5 octobre, que Saccard, assisté d'Hamelin et de Daigremont, se rendit chez maÃtre Lelorrain, notaire, rue Sainte- Anne ; et l'acte fut reçu, qui constituait, sous la dénomination de société de la Banque universelle, une société anonyme, au capital de vingt-cinq millions, divisé en cinquante mille actions de cinq cents francs chacune, dont le quart seul était exigible. Le siège de la société était fixé rue Saint-Lazare, à l'hôtel d'Orviedo. Un exemplaire des statuts, dressés suivant l'acte, fut déposé en l'étude de maÃtre Lelorrain. Il faisait, ce jour-là , un très clair soleil d'automne, et ces messieurs, lorsqu'ils sortirent de chez le notaire, allumèrent des cigares, remontèrent doucement par le boulevard et la rue de la Chaussée-d'Antin, heureux de vivre, s'égayant comme des collégiens échappés. L'assemblée générale constitutive n'eut lieu que la semaine suivante, rue Blanche, dans la salle d'un petit bal qui avait fait faillite, et où un industriel tâchait d'organiser des expositions de peinture. Déjà , les syndicataires avaient placé celles des actions souscrites par eux, qu'ils ne gardaient pas ; et il vint cent vingt-deux actionnaires, représentant près de quarante mille actions, ce qui aurait dû donner un total de deux mille voix, le chiffre de vingt actions étant nécessaire pour avoir le droit de siéger et de voter. Cependant, comme un actionnaire ne pouvait exprimer plus de dix voix, quel que fût le chiffre de ses titres, le nombre exact des suffrages fut de seize cent quarante-trois. Saccard tint absolument à ce qu'Hamelin présidât. Lui, s'était volontairement perdu dans le troupeau, il avait inscrit l'ingénieur, et s'était inscrit lui-même, chacun pour cinq cents actions, qu'il devait payer par un jeu d'écritures. Tous les syndicataires étaient là Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain, chacun avec le groupe d'actionnaires qui marchait sous ses ordres. On remarquait également Sabatani, un des plus gros souscripteurs, ainsi que Jantrou, au milieu de plusieurs des hauts employés de la banque, en fonctions depuis l'avant-veille. Et toutes les décisions à prendre avaient été si bien prévues et réglées d'avance, que jamais assemblée constitutive ne fut si belle de calme, de simplicité et de bonne entente. A l'unanimité des voix, on reconnut sincère la déclaration de la souscription intégrale du capital, ainsi que celle du versement des cent vingt-cinq francs par action. Puis, solennellement, on déclara la société constituée. Le conseil d'administration fut ensuite nommé il devait se composer de vingt membres qui, outre les jetons de présence, chiffrés à un total annuel de cinquante mille francs, auraient à toucher, d'après un article des statuts, le dix pour cent sur les bénéfices. Cela n'étant pas à dédaigner, chaque syndicataire avait exigé de faire partie du conseil ; et Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, le marquis de Bohain ainsi qu'Hamelin, que l'on voulait porter à la présidence, passèrent naturellement en tête de liste, avec quatorze autres de moindre importance, triés parmi les plus obéissants et les plus décoratifs des actionnaires. Enfin, Saccard, resté dans l'ombre jusque-là , apparut lorsque, le moment de choisir un directeur étant arrivé, Hamelin le proposa. Un murmure sympathique accueillit son nom, il obtint lui aussi l'unanimité. Et il n'y avait plus qu'à élire les deux commissaires censeurs, chargés de présenter à l'assemblée un rapport sur le bilan et de contrôler ainsi les comptes fournis par les administrateurs fonction délicate autant qu'inutile, pour laquelle Saccard avait désigné un sieur Rousseau et un sieur Lavignière, le premier complètement inféodé au second, celui-ci grand, blond, très poli, approuvant toujours, dévoré de l'envie d'entrer plus tard dans le conseil, lorsqu'on serait content de ses services. Rousseau et Lavignière nommés, on allait lever la séance, lorsque le président crut devoir parler de la prime de dix pour cent accordée aux syndicataires, en tout quatre cent mille francs, que l'assemblée, sur sa proposition, passa aux frais de premier établissement. C'était une vétille, il fallait bien faire la part du feu ; et, laissant la foule des petits actionnaires s'écouler avec le piétinement d'un troupeau, les gros souscripteurs restèrent les derniers, échangèrent encore sur le trottoir des poignées de main, l'air souriant. Dès le lendemain, le conseil se réunit à l'hôtel d'Orviedo, dans l'ancien salon de Saccard, transformé en salle des séances. Une vaste table, recouverte d'un tapis de velours vert, entourée de vingt fauteuils tendus de la même étoffe, en occupait le centre ; et il n'y avait pas d'autres meubles que deux corps de bibliothèque, aux vitres garnies à l'intérieur de petits rideaux de soie également verte. Les tentures d'un rouge foncé assombrissaient la pièce, dont les trois fenêtres ouvraient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. Il ne venait de là qu'un jour crépusculaire, comme une paix de vieux cloÃtre, endormi sous l'ombre verte de ses arbres. Cela était sévère et noble, on entrait dans une honnêteté antique. Le conseil se réunissait pour former son bureau ; et il se trouva presque tout de suite au grand complet, comme sonnaient quatre heures. Le marquis de Bohain, avec sa grande taille, sa petite tête blême et aristocratique, était vraiment très vieille France ; tandis que Daigremont, affable, représentait la haute fortune impériale, dans son succès fastueux. Sédille, moins tourmenté que de coutume, causait avec Kolb d'un mouvement imprévu qui venait de se produire sur le marché de Vienne ; et, autour d'eux, les deux autres administrateurs, la bande, écoutaient, tâchaient de saisir un renseignement, ou bien s'entretenaient aussi de leurs occupations personnelles, n'étant là que pour faire nombre et pour ramasser leur part, les jours de butin. Ce fut, comme toujours, Huret qui arriva en retard, essoufflé, échappé à la dernière minute d'une commission de la Chambre. Il s'excusa, et l'on s'assit sur les fauteuils, entourant la table. Le doyen d'âge, le marquis de Bohain, avait pris place au fauteuil présidentiel, un fauteuil plus haut et plus doré que les autres. Saccard, comme directeur, s'était placé en face de lui. Et, immédiatement, lorsque le marquis eut déclaré qu'on allait procéder à la nomination du président, Hamelin se leva, pour décliner toute candidature il croyait savoir que plusieurs de ces messieurs avaient songé à lui pour la présidence ; mais il leur faisait remarquer qu'il devait partir dès le lendemain pour l'Orient, qu'il était en outre d'une inexpérience absolue en matière de comptabilité, de banque et de Bourse, qu'enfin il y avait là une responsabilité dont il ne pouvait accepter le poids. Très surpris, Saccard l'écoutait, car, la veille encore, la chose était entendue ; et il devinait l'influence de Mme Caroline sur son frère, sachant que, le matin, ils avaient eu une longue conversation ensemble. Aussi, ne voulant pas d'un autre président qu'Hamelin, quelque indépendant qui le gênerait peut-être, se permit-il d'intervenir, en expliquant que la fonction était surtout honorifique, qu'il suffisait que le président fÃt acte de présence, au moment des assemblées générales, pour appuyer les propositions du conseil et prononcer les discours d'usage. D'ailleurs, on allait élire un vice-président qui donnerait les signatures. Et, pour le reste, pour la partie purement technique, la comptabilité, la Bourse, les mille détails intérieurs d'une grande maison de crédit, est-ce qu'il ne serait pas là , lui, Saccard, le directeur, justement nommé à cet effet ? Il devait, d'après les statuts, diriger le travail des bureaux, effectuer les recettes et les dépenses, gérer les affaires courantes, assurer les délibérations du conseil, être en un mot le pouvoir exécutif de la société. Ces raisons semblaient bonnes. Hamelin ne s'en débattit pas moins longtemps encore, il fallut que Daigremont et Huret insistassent eux-mêmes de la manière la plus pressante. Majestueux, le marquis de Bohain se désintéressait. Enfin, l'ingénieur céda, il fut nommé président, et l'on choisit pour vice-président un obscur agronome, ancien conseiller d'Etat, le vicomte de Robin-Chagot, homme doux et ladre, excellente machine à signatures. Quant au secrétaire, il fut pris en dehors du conseil, dans le personnel des bureaux de la banque, le chef du service des émissions. Et, comme la nuit venait, dans la grande pièce grave, une ombre verdie d'une infinie tristesse, on jugea la besogne bonne et suffisante, on se sépara après avoir réglé les séances à deux par mois, le petit conseil le quinze, et le grand conseil le trente. Saccard et Hamelin remontèrent ensemble dans la salle des épures, où Mme Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, à l'embarras de son frère, qu'il venait de céder une fois encore, par faiblesse ; et, un instant, elle en fut très fâchée. " Mais, voyons, ce n'est pas raisonnable ! cria Saccard. Songez que le président touche trente mille francs, chiffre qui sera doublé, lorsque nos affaires s'étendront. Vous n'êtes pas assez riches pour dédaigner cet avantage... Et que craignez-vous, dites ? - Mais je crains tout, répondit Mme Caroline. Mon frère ne sera pas là , moi-même je n'entends rien à l'argent... Tenez ! ces cinq cents actions que vous avez inscrites pour lui sans qu'il les paie tout de suite, eh bien, n'est-ce pas irrégulier, ne serait-il pas en faute, si l'opération tournait mal ? " Il s'était mis à rire. " Une belle histoire ! cinq cents actions, un premier versement de soixante-deux mille cinq cents francs ! Si, au premier bénéfice, avant six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller jeter sur-le-champ à la Seine, plutôt que de nous donner le souci de rien entreprendre... Non, vous pouvez être tranquille, la spéculation ne dévore que les maladroits. " Elle restait sévère, dans l'ombre croissante de la pièce. Mais on apporta deux lampes, et les murs furent largement éclairés, les vastes plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rêver des pays de là -bas. La plaine encore était nue, les montagnes barraient l'horizon, elle évoquait la détresse de ce vieux monde endormi sur ses trésors, et que la science alliait réveiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses à accomplir ! Peu à peu, une vision lui montrait des générations nouvelles, toute une humanité plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sol, labouré à nouveau par le progrès. " La spéculation, la spéculation, répéta-t-elle machinalement, combattue de doute. Ah ! j'en ai le coeur troublé d'angoisse. " Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensées, avait suivi sur son visage cet espoir de l'avenir. " Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?... Mais la spéculation, c'est l'appât même de la vie, c'est l'éternel désir qui force à lutter et à vivre... Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais... " Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de délicatesse. Puis, il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes. " Voyons, pensez-vous que sans... comment dirai-je ? sans la luxure, on ferait beaucoup d'enfants ?... Sur cent enfants qu'on manque de faire, il arrive qu'on en fabrique un à peine. C'est l'excès qui amène le nécessaire, n'est-ce pas ? - Certes, répondit-elle, gênée. - Eh bien, sans la spéculation, on ne ferait pas d'affaires, ma chère amie... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaire, un brusque bonheur qui m'ouvre le ciel ?... Avec la rémunération légitime et médiocre du travail, le sage équilibre des transactions quotidiennes, c'est un désert d'une platitude extrême que l'existence, un marais où toutes les forces dorment et croupissent ; tandis que, violemment, faites flamber un rêve à l'horizon, promettez qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez à tous ces endormis de se mettre à la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les énergies sont décuplées, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois à faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... Ah ! dame ! il y a beaucoup de saletés inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles. " Mme Caroline s'était décidée à rire, elle aussi ; car elle n'avait point de pruderie. " Alors, dit-elle, votre conclusion est qu'il faut s'y résigner, puisque cela est dans le plan de la nature... Vous avez raison, la vie n'est pas propre. " Et une véritable bravoure lui était venue, à cette idée que chaque pas en avant s'était fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des murs, ses yeux n'avaient pas quitté les plans et les dessins, et l'avenir s'évoquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillées comme des usines, des villes nouvelles, saines, intelligentes, où l'on vivait très vieux et très savant. " Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cède, comme toujours... Tâchons de faire un peu de bien pour qu'on nous pardonne. " Son frère, resté silencieux, s'était approché et l'embrassait. Elle le menaça du doigt. " Oh ! toi, tu es un câlin. Je te connais... Demain, quand tu nous auras quittés, tu ne t'inquiéteras guère de savoir ce qui se passe ici ; et, là -bas, dès que tu te seras enfoncé dans tes travaux, tout ira bien, tu rêveras de triomphe, pendant que l'affaire craquera sous nos pieds peut-être. - Mais, cria plaisamment Saccard, puisqu'il est entendu qu'il vous laisse près de moi comme un gendarme, pour m'empoigner, si je me conduis mal ! " Tous trois éclatèrent. " Et vous pouvez y compter, que je vous empoignerais !... Rappelez- vous ce que vous nous avez promis à nous d'abord, puis à tant d'autres, par exemple à mon brave Dejoie, que je vous recommande bien... Ah ! et à nos voisines aussi, ces pauvres dames de Beauvilliers, que j'ai vues aujourd'hui surveillant le lavage de quelques nippes fait par leur cuisinière, sans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse. " Un instant encore, ils causèrent très amicalement tous trois, et le départ d'Hamelin fut réglé d'une façon définitive. Comme Saccard redescendait à son cabinet, le valet de chambre lui dit qu'une femme s'était obstinée à l'attendre, bien qu'il lui eût répondu qu'il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la recevoir. D'abord, fatigué, il s'emporta, donna l'ordre de la renvoyer ; puis, la pensée qu'il se devait au succès, la crainte de changer la veine, s'il fermait sa porte, le firent se raviser. Le flot des solliciteurs augmentait chaque jour, et cette foule lui apportait une ivresse. Une seule lampe éclairait le cabinet, il ne voyait pas bien la visiteuse. " C'est M. Busch qui m'envoie, monsieur... " La colère le tint debout, et il ne lui dit même pas de s'asseoir. Cette voix grêle, dans ce corps débordant, venait de lui faire reconnaÃtre Mme Méchain. Une jolie actionnaire, cette acheteuse d'actions à la livre ! Elle, tranquillement, expliquait que Busch l'envoyait pour avoir des renseignements sur l'émission de la Banque universelle. Restait-il des titres disponibles ? Pouvait-on espérer en obtenir, avec la prime accordée aux syndicataires ? Mais ce n'était là , sûrement, qu'un prétexte, une façon d'entrer, de voir la maison, d'espionner ce qu'il s'y faisait, et de le tâter lui-même ; car ses yeux minces percés à la vrille dans la graisse de son visage, furetaient partout, revenaient sans cesse le fouiller jusqu'à l'âme. Busch, après avoir patienté longtemps, mûrissant la fameuse affaire de l'enfant abandonné, se décidait à agir et l'envoyait en éclaireur. " Il n'y a plus rien " , répondit brutalement Saccard. Elle sentit qu'elle n'en apprendrait pas davantage, qu'il serait imprudent de tenter quelque chose. Aussi, ce jour-là , sans lui laisser le temps de la pousser dehors, fit-elle d'elle-même un pas vers la porte. " Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous ? " reprit- il, voulant être blessant. De sa voix zézayante, sa voix pointue qui avait l'air de se moquer, elle répondit " Oh ! moi, ce n'est pas mon genre d'opérations... Moi, j'attends. " Et, à cette minute, ayant aperçu le vaste sac de cuir usé, qui ne la quittait point, il fut traversé d'un frisson. Un jour où tout avait marché à souhait, le jour où il était si heureux de voir naÃtre enfin la maison de crédit tant désirée, est-ce que cette vieille coquine allait être la fée mauvaise, celle qui jette un sort sur les princesses au berceau ? Il le sentait plein de valeurs dépréciées, de titres déclassés, ce sac qu'elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante ; il croyait comprendre qu'elle menaçait d'attendre aussi longtemps qu'il serait nécessaire, pour y enterrer à leur tour ses actions à lui, quand la maison croulerait. C'était le cri du corbeau qui part avec l'armée en marche, la suit jusqu'au soir du carnage, plane et s'abat, sachant qu'il y aura des morts à manger. " Au revoir, monsieur " , dit la Méchain en se retirant, essoufflée et très polie. V - Un mois plus tard, dans les premiers jours de novembre, l'installation de la Banque universelle n'était pas terminée. Il y avait encore des menuisiers qui posaient des boiseries, des peintres qui achevaient de mastiquer l'énorme toiture vitrée dont on avait couvert la cour. Cette lenteur venait de Saccard, qui, mécontent de la mesquinerie de l'installation, prolongeait les travaux par des exigences de luxe ; et, ne pouvant repousser les murs, pour contenter son continuel rêve de l'énorme, il avait fini par se fâcher et par se décharger sur Mme Caroline du soin de congédier enfin les entrepreneurs. Celle-ci surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de guichets extraordinaire ; la cour, transformée hall central, en était entourée guichets grillagés, sévères et dignes, surmontés de belles plaques de cuivre, portant les indications en lettres noires. En somme, l'aménagement, bien que réalisé dans un local un peu étroit, était d'une disposition heureuse au rez-de-chaussée, les services qui devaient être en relation suivie avec le public, les différentes caisses, les émissions, toutes les opérations courantes de banque ; et, en haut, le mécanisme en quelque sorte intérieur, la direction, la correspondance, la comptabilité, les bureaux du contentieux et du personnel. Au total, dans un espace si resserré, s'agitaient là plus de deux cent employés. Et ce qui frappait déjà , en entrant, même au milieu de la bousculade des ouvriers, finissant de taper leurs clous, c'était cet air de sévérité, un air de probité antique, fleurant vaguement la sacristie, qui provenait sans doute du local, de ce vieil hôtel humide et noir, silencieux, à l'ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation de pénétrer dans une maison dévote. Un après-midi, revenant de la Bourse, Saccard lui-même eut cette sensation, qui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il témoigna de son contentement à Mme Caroline. " Eh bien, tout de même, pour commencer, c'est gentil. On a l'air en famille, une vraie petite chapelle. Plus tard, on verra... Merci, ma belle amie, de la peine que vous vous donnez, depuis que votre frère est absent. Et, comme il avait pour principe d'utiliser les circonstances imprévues, il s'ingénia dès lors à développer cette apparence austère de la maison, il exigea de ses employés une tenue de jeunes officiants, on ne parla plus que d'une voix mesurée, on reçut et on donna l'argent avec une discrétion toute cléricale. Jamais Saccard, dans sa vie tumultueuse, ne s'était dépensé avec autant d'activité. Le matin, dès sept heures, avant tous les employés, et avant même que le garçon de bureau eût allumé le feu, il était dans son cabinet, à dépouiller le courrier, à répondre déjà aux lettres les plus pressées. Puis, c'était, jusqu'à onze heures, un interminable galop, les amis et les clients considérables, les agents de change, les coulissiers, les remisiers, toute la nuée de la finance ; sans compter le défilé des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-même, dès qu'il avait une minute de répit, se levait, faisait une rapide inspection des divers bureaux, où les employés vivaient dans la terreur de ses apparitions brusques, qui se produisaient à des heures sans cesse différentes. A onze heures il montait déjeuner avec Mme Caroline, mangeait largement, buvait de même, avec une aisance d'homme maigre, sans en être incommodé ; et l'heure pleine qu'il employait là n'était pas perdue, car c'était le moment où, comme il le disait, il confessait sa belle amie, c'est-à -dire où il lui demandait son avis sur les hommes et sur les choses, quitte à ne pas savoir le plus souvent profiter de sa grande sagesse. A midi, il sortait, allait à la Bourse, voulant y être un des premiers, pour voir et causer. Du reste, il ne jouait pas ouvertement, se trouvait là ainsi qu'à un rendez-vous naturel, où il était certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtant, son influence s'y indiquait déjà , il y était rentré en victorieux, en homme solide, appuyé désormais sur de vrais millions ; et les malins se parlaient à voix basse en le regardant, chuchotaient des rumeurs extraordinaires, lui prédisaient la royauté. Vers trois heures et demie, il était toujours rentré, il s'attelait à la fastidieuse besogne des signatures, tellement entraÃné à cette course mécanique de la main, qu'il mandait des employés, donnait des réponses, réglait des affaires, la tête libre et parlant à l'aise, sans discontinuer de signer. Jusqu'à six heures, il recevait encore des visites, terminait le travail du jour, préparait celui du lendemain. Et, quand il remontait près de Mme Caroline, c'était pour un repas plus copieux que celui de onze heures, des poissons fins et du gibier surtout, avec des caprices de vins qui le faisaient dÃner au bourgogne, au bordeaux, au champagne, selon l'heureux emploi de sa journée. " Dites que je ne suis pas sage ! s'écriait-il parfois, en riant. Au lieu de courir les femmes, les cercles, les théâtres, je vis là , en bon bourgeois, près de vous... Il faut écrire cela à votre frère, pour le rassurer. " Il n'était pas si sage qu'il le prétendait, ayant eu, à cette époque, la fantaisie d'une petite chanteuse des Bouffes ! et il s'était même un jour oublié, à son tour, chez Germaine Coeur, où il n'avait trouvé aucune satisfaction. La vérité était que, le soir, il tombait de fatigue. Il vivait, d'ailleurs, dans un tel désir, dans une telle anxiété du succès, que ses autres appétits allaient en rester comme diminués et paralysés, tant qu'il ne se sentirait pas triomphant, maÃtre indiscuté de la fortune. " Bah ! répondait gaiement Mme Caroline, mon frère a toujours été si sage, que la sagesse est pour lui une condition de nature, et non un mérite... Je lui ai écrit hier que je vous avais déterminé à ne pas faire redorer la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir. " Ce fut donc par un après-midi très froid des premiers jours de novembre, au moment où Mme Caroline donnait au maÃtre peintre l'ordre de lessiver simplement les peintures de cette salle, qu'on lui apporta une carte, en lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La carte, malpropre, portait le nom de Busch, imprimé grossièrement. Elle ne connaissait pas ce nom, elle donna l'ordre de faire monter chez elle, dans le cabinet de son frère, où elle recevait. Si Busch, depuis bientôt six grands mois, patientait, n'utilisait pas l'extraordinaire découverte qu'il avait faite d'un fils naturel de Saccard, c'était d'abord pour les raisons qu'il avait pressenties, le médiocre résultat qu'il y aurait à tirer seulement de lui les six cents francs de billets souscrits à la mère, la difficulté extrême de le faire chanter pour en obtenir davantage, une somme raisonnable de quelques milliers de francs. Un homme veuf, libre de toutes entraves, que le scandale n'effrayait guère, comment le terroriser, lui faire payer cher ce vilain cadeau d'un enfant de hasard, poussé dans la boue, graine de souteneur et d'assassin ? Sans doute, la Méchain avait laborieusement dressé un gros compte de frais, environ six mille francs des pièces de vingt sous prêtées à Rosalie Chavaille, sa cousine, la mère du petit, puis ce que lui avait coûté la maladie de la malheureuse, son enterrement, l'entretien de sa tombe, enfin ce qu'elle dépensait pour Victor lui-même depuis qu'il était tombé à sa charge, la nourriture, les vêtements, un tas de choses. Mais, dans le cas où Saccard n'aurait point la paternité tendre, n'était-il pas croyable qu'il allait les envoyer promener ? car rien au monde ne la prouverait, cette paternité, sinon la ressemblance de l'enfant ; et ils ne tireraient toujours de lui que l'argent des billets, encore s'il n'invoquait pas la prescription. D'autre part, si Busch avait tant tardé, c'était qu'il venait de passer des semaines d'affreuse inquiétude, près de son frère Sigismond, couché, terrassé par la phtisie. Pendant quinze jours surtout, ce terrible remueur d'affaires avait tout négligé, tout oublié des mille pistes enchevêtrées qu'il suivait, ne paraissant plus à la Bourse, ne traquant plus un débiteur, ne quittant pas le chevet du malade, qu'il veillait, soignait, changeait, comme une mère. Devenu prodigue, lui d'une ladrerie immonde, il appelait les premiers médecins de Paris, aurait voulu payer les remèdes plus cher au pharmacien, pour qu'ils fussent plus efficaces ; et, comme les médecins avaient défendu tout travail, et que Sigismond s'entêtait, il lui cachait ses papiers, ses livres. Entre eux, c'était devenu une guerre de ruses. Dès que, vaincu par la fatigue, son gardien s'endormait, le jeune homme, trempé de sueur, dévoré de fièvre, retrouvait un bout de crayon, une marge de journal, se remettait à des calculs, distribuant la richesse selon son rêve de justice, assurant à chacun sa part de bonheur et de vie. Et Busch, à son réveil, s'irritait de le voir plus malade, le coeur crevé de ce qu'il donnait ainsi à sa chimère le peu qu'il lui restait d'existence. Faire joujou avec ces bêtises-là , il le lui permettait, comme on permet des pantins à un enfant, lorsqu'il était en bonne santé ; mais s'assassiner avec des idées folles, impraticables, vraiment c'était imbécile ! Enfin, ayant consenti à être sage, par affection pour son grand frère, Sigismond avait repris quelque force, et il commençait à se lever. Ce fut alors que Busch, se remettant à ses besognes, déclara qu'il fallait liquider l'affaire Saccard, d'autant plus que Saccard était rentré en conquérant à la Bourse et qu'il redevenait un personnage d'une solvabilité indiscutable. Le rapport de Mme Méchain, qu'il avait envoyée rue Saint-Lazare, était excellent. Cependant, il hésitait encore à attaquer son homme de face, il temporisait en cherchant par quelle tactique il le vaincrait, lorsqu'une parole échappée à la Méchain sur Mme Caroline, cette dame qui tenait la maison, dont tous les fournisseurs du quartier lui avaient parlé, le lança dans un nouveau plan de campagne. Est-ce que, par hasard, cette dame était la vraie maÃtresse, celle qui avait la clef des armoires et du coeur ? Il obéissait assez souvent à ce qu'il appelait le coup de l'inspiration, cédant à une divination brusque, partant en chasse sur une simple indication de son flair, quitte ensuite à tirer des faits une certitude et une résolution. Et ce fut ainsi qu'il se rendit rue Saint-Lazare, pour voir Mme Caroline. En haut, dans la salle des épures, Mme Caroline resta surprise devant ce gros homme mal rasé, à la figure plate et sale, vêtu d'une belle redingote graisseuse et cravaté de blanc. Lui-même la fouillait jusqu'à l'âme, la trouvait telle qu'il la souhaitait, si grande, si saine, avec ses admirables cheveux blancs, qui éclairaient de gaieté et de douceur son visage resté jeune ; et il était surtout frappé par l'expression de la bouche un peu forte, une telle expression de bonté, que tout de suite il se décida. " Madame, dit-il, j'aurais désiré parler à M. Saccard, mais on vient de me répondre qu'il était absent... " Il mentait, il ne l'avait même pas demandé, car il savait fort bien qu'il n'y était point, ayant guetté son départ pour la Bourse. " Et je me suis alors permis de m'adresser à vous, préférant cela au fond, n'ignorant pas à qui je m'adresse... Il s'agit d'une communication si grave, si délicate... " Mme Caroline, qui, jusque-là , ne lui avait pas dit de s'asseoir, lui indiqua un siège, avec un empressement inquiet. " Parlez, monsieur, je vous écoute. " Busch, en relevant avec soin les pans de sa redingote, qu'il semblait craindre de salir, se posa à lui-même, comme un point acquis, qu'elle couchait avec Saccard. " C'est que, madame, ce n'est point commode à dire, et je vous avoue qu'au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une pareille chose... J'espère que vous verrez, dans ma démarche, l'unique désir de permettre à M. Saccard de réparer d'anciens torts... " D'un geste, elle le mit à l'aise, ayant compris de son côté à quel personnage elle avait affaire, désirant abréger les protestations inutiles. Du reste, il n'insista pas, conta longuement l'ancienne histoire, Rosalie séduite rue de la Harpe, l'enfant naissant après la disparition de Saccard, et la mère morte dans la débauche, et Victor laissé à la charge d'une cousine trop occupée pour le surveiller, poussant au milieu de l'abjection. Elle l'écouta, étonnée d'abord par ce roman qu'elle n'attendait point, car elle s'était imaginé qu'il s'agissait de quelque louche aventure d'argent ; puis, visiblement, elle s'attendrit, émue du triste sort de la mère et de l'abandon du petit, profondément remuée dans sa maternité de femme restée stérile. " Mais, dit-elle, êtes-vous certain, monsieur, des faits que vous me racontez ?... Il faut des preuves bien fortes, absolues, dans ces sortes d'histoires. " Il eut un sourire. " Oh ! madame, il y a une preuve aveuglante, la ressemblance extraordinaire de l'enfant... Puis, les dates sont là , tout s'accorde et prouve les faits jusqu'à la dernière évidence. " Elle demeurait tremblante, et il l'observait. Après un silence, il continua " Vous comprenez maintenant, madame, combien j'étais embarrassé pour m'adresser directement à M. Saccard. Moi, je n'ai aucun intérêt là - dedans, je ne viens qu'au nom de Mme Méchain, la cousine, qu'un hasard seul a mise sur la trace du père tant cherché ; car j'ai eu l'honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francs, donnés à la malheureuse Rosalie, étaient signés du nom de Sicardot, chose que je ne me permets pas de juger, excusable, mon Dieu ! dans cette terrible vie de Paris. Seulement, n'est-ce pas ? M. Saccard aurait pu se méprendre sur le caractère de mon intervention... Et c'est alors que j'ai eu l'inspiration de vous voir la première, madame, pour m'en remettre complètement à vous sur la marche à suivre, sachant quel intérêt vous portez à M. Saccard... Voilà ! vous avez notre secret, pensez-vous que je doive l'attendre et lui tout dire, dès aujourd'hui ? " Mme Caroline montra une émotion croissante. " Non, non, plus tard. " Mais elle-même ne savait que faire, dans l'étrangeté de la confidence. Il continuait de l'étudier, satisfait de la sensibilité extrême qui la lui livrait, achevant de bâtir son plan, certain désormais de tirer d'elle plus que Saccard n'aurait jamais donné. " C'est que, murmura-t-il, il faudrait prendre un parti. - Eh bien, j'irai... Oui, j'irai à cette cité, j'irai voir cette Mme Méchain et l'enfant... Cela vaut mieux, beaucoup mieux que je me rende d'abord compte des choses. " Elle pensait tout haut, la résolution lui venait de faire une soigneuse enquête, avant de rien dire au père. Ensuite, si elle était convaincue, il serait temps de l'avertir. N'était-elle pas là pour veiller sur sa maison et sur sa tranquillité ? " Malheureusement, ça presse, reprit Busch, l'amenant peu à peu où il voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable. " Elle s'était levée. " Je mets un chapeau et j'y vais à l'instant. " A son tour, il dut quitter sa chaise, et négligemment " Je ne vous parle pas du petit compte qu'il y aura à régler. L'enfant a coûté, naturellement ; et il y a aussi de l'argent prêté, du vivant de la mère... Oh ! moi, je ne sais pas au juste. Je n'ai voulu me charger de rien. Tous les papiers sont là -bas. - Bon ! je vais voir. " Alors, il parut s'attendrir lui-même. " Ah ! madame, si vous saviez toutes les drôles de choses que je vois, dans les affaires ! Ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents... Ainsi, je pourrais vous citer un exemple. Vos infortunées voisines, ces dames de Beauvilliers... " D'un mouvement brusque, il s'était approché d'une des fenêtres, il plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans doute, depuis qu'il était entré, il méditait ce coup d'espionnage, aimant à connaÃtre ses terrains de bataille. Dans l'affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille Léonie Cron, il avait deviné juste, les renseignements envoyés de Vendôme disaient l'aventure prévue la fille séduite, restée sans un sou, à la mort du comte, avec son chiffon de papier inutile, et dévorée de l'envie dé venir à Paris, et finissant par laisser le papier en nantissement à l'usurier Charpier, pour cinquante francs peut-être. Seulement, s'il avait tout de suite retrouvé les Beauvilliers, il faisait battre Paris depuis six mois par la Méchain, sans pouvoir mettre la main sur Léonie. Elle y était tombée bonne à tout faire, chez un huissier, et il la suivait dans trois places ; puis, chassée pour inconduite notoire, elle disparaissait, il avait en vain fouillé tous les ruisseaux. Cela l'exaspérait d'autant plus, qu'il ne pouvait rien tenter sur la comtesse, tant qu'il n'aurait pas la fille comme une menace vivante de scandale. Mais il n'en nourrissait pas moins l'affaire, il était heureux, debout devant la fenêtre, de connaÃtre le jardin de l'hôtel, dont il n'avait vu encore que la façade, sur la rue. " Est-ce que ces dames seraient également menacées de quelque ennui ? " demanda Mme Caroline, avec une inquiète sympathie. Il fit l'innocent. " Non, je ne crois pas... Je voulais parler simplement de la triste situation où les a laissées la mauvaise conduite du comte... Oui, j'ai des amis à Vendôme, je sais leur histoire. " Et, comme il se décidait enfin à quitter la fenêtre, il eut, dans l'émotion qu'il jouait, un brusque et singulier retour sur lui-même. " Encore, quand ce ne sont que des plaies d'argent ! mais c'est lorsque la mort entre dans une maison ! " Cette fois, de vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer à son frère, il étouffait. Elle crut qu'il avait récemment perdu un des siens, elle ne le questionna pas, par discrétion. Jusque-là , elle ne s'était pas trompée sur les basses besognes du personnage, à la répugnance qu'il lui inspirait ; et ces larmes inattendues la déterminaient davantage que la plus savante des tactiques son désir s'accrut de courir tout de suite à la cité de Naples. " Madame, je compte donc sur vous. - Je pars à l'instant. " Une heure plus tard, Mme Caroline, qui avait pris une voiture, errait derrière la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la cité. Enfin, dans une des rues désertes qui se relient à la rue Marcadet, une vieille femme la désigna au cocher. C'était, à l'entrée, comme un chemin de campagne, défoncé, obstrué de boue et de détritus, s'enfonçant au milieu d'un terrain vague ; et l'on ne distinguait qu'après un coup d'oeil attentif les misérables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles à des tas de démolitions, rangés autour de la cour intérieure. Sur la rue, une maison à un étage, bâtie en moellons, celle-là , mais d'une décrépitude et d'une crasse repoussantes, semblait commander l'entrée, ainsi qu'une geôle. Et, en effet, Mme Méchain demeurait là , en propriétaire vigilante, sans cesse aux aguets, exploitant elle-même son petit peuple de locataires affamés. Dès que Mme Caroline fut descendue de voiture, elle la vit apparaÃtre sur le seuil, énorme, la gorge et le ventre coulant dans une ancienne robe de soie bleue, limée aux plis, craquée aux coutures, les joues si bouffies et si rouges, que le nez petit, disparu, semblait cuire entre deux brasiers. Elle hésitait, prise de malaise, lorsque la voix très douce, d'un charme aigrelet de pipeau champêtre, la rassura. " Ah ! madame, c'est M. Busch qui vous envoie. Vous venez pour le petit Victor... Entrez, entrez donc. Oui, c'est bien ici la cité de Naples. La rue n'est pas classée, nous n'avons pas encore de numéros... Entrez, il faut causer de tout ça, d'abord. Mon Dieu ! c'est si ennuyeux, c'est si triste ! " Et Mme Caroline dut accepter une chaise dépaillée, dans une salle à manger noire de graisse, où un poêle rouge entretenait une chaleur et une odeur asphyxiantes. La Méchain, maintenant, se récriait sur la chance que la visiteuse avait de la rencontrer, car elle avait tant d'affaires dans Paris, elle ne remontait guère avant six heures. Il fallut l'interrompre. " Pardon, madame, je venais pour ce malheureux enfant. - Parfaitement, madame, je vais vous le montrer... Vous savez que sa mère était ma cousine. Ah ! je puis dire que j'ai fait mon devoir... Voici les papiers, voici les comptes. " D'un buffet, elle tirait un dossier, bien en ordre, classé dans une chemise bleue, comme chez un agent d'affaires. Et elle ne tarissait plus sur la pauvre Rosalie sans doute elle avait fini par mener une vie tout à fait dégoûtante, allant avec le premier venu, rentrant ivre et en sang, après des bordées de huit jours ; seulement, n'est-ce pas ? Il fallait comprendre, car elle était bonne ouvrière avant que le père lui eût démis l'épaule, le jour où il l'avait prise sur l'escalier ; et ce n'était pas, avec son infirmité, en vendant des citrons aux Halles, qu'elle pouvait vivre sage. " Vous voyez, madame, c'est par vingt sous, par quarante sous, que je lui ai prêté tout ça. Les dates y sont le 20 juin, vingt sous ; le 27 juin, encore vingt sous ; le 3 juillet, quarante sous. Et, tenez ! elle a dû être malade à cette époque, parce que voici des quarante sous à n'en plus finir... Puis, il y avait Victor que j'habillais. J'ai mis un V devant toutes les dépenses faites pour le gamin... Sans compter que, lorsque Rosalie a été morte, oh ! bien salement, dans une maladie qui était une vraie pourriture, il est tombé complètement à ma charge. Alors, regardez, j'ai mis cinquante francs par mois. C'est très raisonnable. Le père est riche, il peut bien donner cinquante francs par mois pour son garçon... Enfin, ça fait cinq mille quatre cent trois francs ; et, si nous ajoutons les six cents francs des billets, nous arrivons au total de six mille francs... Oui, tout pour six mille francs, voilà ! " Malgré la nausée qui la pâlissait, Mme Caroline fit une réflexion. " Mais les billets ne vous appartiennent pas, ils sont la propriété de l'enfant. - Ah ! pardon, reprit la Méchain, aigrement, j'ai avancé de l'argent dessus. Pour rendre service à Rosalie, je les lui ai escomptés. Vous voyez derrière mon endos... C'est encore gentil de ma part de ne pas réclamer des intérêts... On réfléchira, ma bonne dame, on ne voudra pas faire perdre un sou à une pauvre femme comme moi. " Sur un geste las de la bonne dame, qui acceptait le compte, elle se calma. Et elle retrouva sa petite voix flûtée pour dire " Maintenant, je vais faire appeler Victor. " Mais elle eut beau envoyer coup sur coup trois mioches qui rôdaient, se planter sur le seuil, faire de grands gestes il fut acquis que Victor refusait de se déranger. Un des mioches rapporta même, pour toute réponse, un mot ignoble. Alors, elle s'ébranla, disparut comme pour aller le chercher par une oreille. Puis, elle reparut seule, ayant réfléchi, trouvant bon sans doute de le montrer dans toute son horreur. " Si madame veut bien prendre la peine de me suivre. " Et, en marchant, elle fournit des détails sur la cité de Naples, que son mari tenait d'un oncle. Ce mari devait être mort, personne ne l'avait connu, et elle n'en parlait jamais que pour expliquer la provenance de sa propriété. Une mauvaise affaire qui la tuerait, disait- elle, car elle y trouvait plus de soucis que de profits, surtout depuis que la préfecture la tracassait, lui envoyait des inspecteurs qui exigeaient des réparations, des améliorations, sous le prétexte que les gens crevaient chez elle comme des mouches. D'ailleurs, elle se refusait énergiquement à dépenser un sou. Est-ce qu'on n'allait pas bientôt exiger des cheminées ornées de glaces, dans des chambres qu'elle louait deux francs par semaine ! Et ce qu'elle ne disait point, c'était son âpreté à toucher ses loyers, jetant les familles à la rue, dès qu'on ne lui donnait pas d'avance ses deux francs, faisant elle-même sa police, si redoutée, que les mendiants sans asile n'auraient osé dormir pour rien contre un de ses murs. Le coeur serré, Mme Caroline examinait la cour, un terrain ravagé, creusé de fondrières, que les ordures accumulées transformaient en un cloaque. On jetait tout là , il n'y avait ni fosse ni puisard, c'était un fumier sans cesse accru, empoisonnant l'air ; et heureusement qu'il faisait froid, car la peste s'en dégageait, sous les grands soleils. D'un pied inquiet, elle cherchait à éviter les débris de légumes et les os, en promenant ses regards aux deux bords, sur les habitations, des sortes de tanières sans nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures en ruine consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites. Plusieurs étaient simplement couvertes de papier goudronné. Beaucoup n'avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs de cave, d'où sortait une haleine nauséabonde de misère. Des familles de huit et dix personnes s'entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants se pourrissant les uns les autres, comme les fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l'instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités. Aussi des bandes de mioches, hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis héréditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux, dans le hasard d'une étreinte, sans qu'on sût au juste quel pouvait être le père. Lorsqu'une épidémie de fièvre typhoïde ou de variole soufflait, elle balayait d'un coup au cimetière la moitié de la cité. " Je vous expliquais donc, Madame, reprit la Méchain, que Victor n'a pas eu de trop bons exemples sous les yeux, et qu'il serait temps de songer à son éducation, car le voilà qui achève ses douze ans... Du vivant de sa mère, n'est-ce pas ? il voyait des choses pas très convenables, attendu qu'elle ne se gênait guère, quand elle était soûle. Elle amenait les hommes, et tout ça se passait devant lui... Ensuite, moi, je n'ai jamais eu le temps de le surveiller d'assez près, à cause de mes affaires dans Paris. Il courait toute la journée sur les fortifications. Deux fois, j'ai dû aller le réclamer, parce qu'il avait volé, oh ! des bêtises seulement. Et puis, dès qu'il a pu, ç'a été avec les petites filles, tant sa pauvre mère lui en avait montré. Avec ça, vous allez le voir, à douze ans, c'est déjà un homme. Enfin, pour qu'il travaille un peu, je l'ai donné à la mère Eulalie, une femme qui vend à Montmartre des légumes au panier. Il l'accompagne à la Halle, il lui porte un de ses paniers. Le malheur est qu'en ce moment elle a des abcès à la cuisse... Mais nous y voici, madame, veuillez entrer. " Mme Caroline eut un mouvement de recul. C'était, au fond de la cour, derrière une véritable barricade d'immondices, un des trous les plus puants, une masure écrasée dans le sol, pareille à un tas de gravats que des bouts de planches soutenaient. Il n'y avait pas de fenêtre. Il fallait que la porte, une ancienne porte vitrée, doublée d'une feuille de zinc, restât ouverte, pour qu'on vÃt clair ; et le froid entrait, terrible. Dans un coin, elle aperçut une paillasse, jetée simplement sur la terre battue. Aucun autre meuble n'était reconnaissable, parmi le pêle-mêle de tonneaux éclatés, de treillages arrachés, de corbeilles à demi pourries, qui devaient servir de sièges et de tables. Les murs suintaient, d'une humidité gluante. Une crevasse, une fente verte dans le plafond noir, laissait couler la pluie, juste au pied de la paillasse. Et l'odeur, l'odeur surtout était affreuse, l'abjection humaine dans l'absolu dénuement. " Mère Eulalie, cria la Méchain, c'est une dame qui veut du bien à Victor... Qu'est-ce qu'il a, ce crapaud, à ne pas venir, quand on l'appelle ? " Un paquet de chair informe grouilla sur la paillasse, dans un lambeau de vieille indienne qui servait de drap ; et Mme Caroline distingua une femme d'une quarantaine d'années, toute nue là -dedans, faute de chemise, semblable à une outre à moitié vide, tant elle était molle et coupée de plis. La tête n'était point laide, fraÃche encore, encadrée de petits cheveux blonds frisés. " Ah ! geignit-elle, qu'elle entre, si c'est pour notre bien, car il n'est pas Dieu possible que ça continue !... Quand on pense, madame, que voilà quinze jours que je n'ai pu me lever, à cause de ces saletés de gros boutons qui me font des trous dans la cuisse !... Alors, il n'y a plus un sou, naturellement. Impossible de continuer le commerce. J'avais deux chemises que Victor est allé vendre ; et je crois bien que, ce soir, nous serions claqués de faim. " Puis, haussant la voix " C'est bête, à la fini sors donc de là , petit... La dame ne veut pas te faire du mal. " Et Mme Caroline tressaillit, en voyant se dresser d'un panier un paquet, qu'elle avait pris pour un tas de loques. C'était Victor, vêtu des restes d'un pantalon et d'une veste de toile, par les trous desquels sa nudité passait. Il se trouvait en plein dans la clarté de la porte, elle restait béante, stupéfiée de son extraordinaire ressemblance avec Saccard. Tous ses doutes s'en allèrent, la paternité était indéniable. " Je veux pas, moi, déclara-t-il, qu'on m'embête pour aller à l'école. " Mais elle le regardait toujours envahie d'un malaise croissant. Dans cette ressemblance qui la frappait, il était inquiétant, ce gamin, avec toute une moitié de la face plus grosse que l'autre, le nez tordu à droite, la tête comme écrasée sur la marche où sa mère, violentée, l'avait conçu. En outre, il paraissait prodigieusement développé pour son âge, pas très grand, trapu, entièrement formé à douze ans, déjà poilu, ainsi qu'une bête précoce. Les yeux hardis, dévorants, la bouche sensuelle, étaient d'un homme. Et, dans cette grande enfance, au teint si pur encore, avec certains coins délicats de fille, cette virilité, si brusquement épanouie gênait et effrayait, ainsi qu'une monstruosité. " L'école vous fait donc bien peur mon petit ami ? finit par dire Mme Caroline. Vous y seriez pourtant mieux qu'ici... Où couchez-vous ? " D'un geste, il montra la paillasse. " Là , avec elle. " Contrariée de cette réponse franche, la mère Eulalie s'agita, cherchant une explication. " Je lui avais fait un lit avec un petit matelas ; et puis, il a fallu le vendre... On couche comme on peut, n'est-ce pas ? quand tout a filé. " La Méchain crut devoir intervenir, bien qu'elle n'ignorât rien de ce qui se passait. " Ce n'est tout de même pas convenable, Eulalie... Et toi, garnement, tu aurais bien pu venir coucher chez moi, au lieu de coucher avec elle. " Mais Victor se planta sur ses courtes et fortes jambes, se carrant dans sa précocité de mâle. " Pourquoi donc, c'est ma femme ! " Alors, la mère Eulalie, vautrée dans sa molle graisse, prit le parti de rire, tâchant de sauver l'abomination, en en parlant d'un air de plaisanterie. Et une admiration tendre perçait en elle. " Oh ! ça, bien sûr que je ne lui confierais pas ma fille, si j'en avais une... C'est un vrai petit homme. " Mme Caroline frémit. Le coeur lui manquait, dans une nausée affreuse. Eh quoi ? ce gamin de douze ans, ce petit monstre, avec cette femme de quarante, ravagée et malade, sur cette paillasse immonde, au milieu de ces tessons et de cette puanteur ! Ah ! misère, qui détruit et pourrit tout ! Elle laissa vingt francs, se sauva, revint se réfugier chez la propriétaire, pour prendre un parti et s'entendre définitivement avec celle-ci. Une idée s'était éveillée en elle, devant un tel abandon, celle de l'Oeuvre du Travail n'avait-elle pas été justement créée, cette oeuvre, pour des déchéances pareilles, les misérables enfants du ruisseau qu'on tâchait de régénérer par de l'hygiène et un métier ? Au plus vite, il fallait enlever Victor de ce cloaque, le mettre là -bas, lui refaire une existence. Elle en était restée toute tremblante. Et, dans cette décision, il lui venait une délicatesse de femme ne rien dire encore à Saccard, attendre d'avoir décrassé un peu le monstre, avant de le lui montrer ; car elle éprouvait comme une pudeur pour lui de cet effroyable rejeton, elle souffrait de la honte qu'il en aurait eue. Quelques mois suffiraient sans doute, elle parlerait ensuite, heureuse de sa bonne action. La Méchain comprit difficilement. " Mon Dieu, madame, comme il vous plaira... Seulement, je veux mes six mille francs tout de suite. Victor ne bougera pas de chez moi, si je n'ai pas mes six mille francs. " Cette exigence désespéra Mme Caroline. Elle n'avait pas la somme, elle ne voulait pas la demander au père, naturellement. En vain, elle discuta, supplia. " Non, non ! si je n'avais plus mon gage, je pourrais me fouiller. Je connais ça. " Enfin, voyant que la somme était grosse et qu'elle n'obtiendrait rien, elle fit un rabais. " Eh bien, donnez-moi deux mille francs tout de suite. J'attendrai pour le reste. " Mais l'embarras de Mme Caroline restait le même, et elle se demandait où prendre ces deux mille francs, lorsque la pensée lui vint de s'adresser à Maxime. Elle ne voulut pas la discuter. Il consentirait bien à être du secret, il ne refuserait pas l'avance de ce peu d'argent, que certainement son père lui rembourserait. Et elle s'en alla en annonçant qu'elle reviendrait prendre Victor le lendemain. Il n'était que cinq heures, elle avait une telle fièvre d'en finir, qu'en remontant dans son fiacre, elle donna au cocher l'adresse de Maxime, avenue de l'impératrice. Quand elle arriva, le valet de chambre lui dit que monsieur était à sa toilette, mais qu'il allait tout de même l'annoncer. Un instant, elle étouffa, dans le salon où elle attendait. C'était un petit hôtel installé avec un raffinement exquis de luxe et de bien-être. Les tentures, les tapis s'y trouvaient prodigués ; et une odeur fine, ambrée, s'exhalait, dans le tiède silence des pièces. Cela était joli, tendre et discret, bien qu'il n'y eût pas là de femme ; car le jeune veuf, enrichi par la mort de la sienne, avait réglé sa vie pour l'unique culte de lui-même, fermant sa porte, en garçon d'expérience, à tout nouveau partage. Cette jouissance de vivre, qu'il devait à une femme, il n'entendait pas qu'une autre femme la lui gâtât. Désabusé du vice, il ne continuait à en prendre que comme d'un dessert qui lui était défendu, à cause de son estomac déplorable. Il avait abandonné depuis longtemps son idée d'entrer au Conseil d'Etat, il ne faisait même plus courir, les chevaux l'ayant rassasié comme les filles. Et il vivait seul, oisif, parfaitement heureux, mangeant sa fortune avec art et précaution, d'une férocité de beau-fils pervers et entretenu, devenu sérieux. " Si madame veut me suivre, revint dire le valet. Monsieur la recevra tout de suite dans sa chambre. " Mme Caroline avait avec Maxime des rapports familiers, depuis qu'il la voyait installée en intendante fidèle, chaque fois qu'il allait dÃner chez son père. En entrant dans la chambre, elle trouva les rideaux fermés, six bougies brûlant sur la cheminée et sur un guéridon, éclairant d'une flamme tranquille ce nid de duvet et de soie, une chambre trop douillette de belle dame à vendre, avec ses sièges profonds, son immense lit, d'une mollesse de plumes. C'était la pièce aimée, où il avait épuisé les délicatesses, les meubles et les bibelots précieux, des merveilles du siècle dernier, fondus, perdus dans le plus délicieux fouillis d'étoffes qui se pût voir. Mais la porte donnant sur le cabinet de toilette était grande ouverte, et il parut, disant " Quoi donc, qu'est-il arrivé ?... Papa n'est pas mort ? " Au sortir du bain, il venait de passer un élégant costume de flanelle blanche, la peau fraÃche et embaumée, avec sa jolie tête de fille, déjà fatiguée, les yeux bleus et clairs sur le vide du cerveau. Par la porte, on entendait encore l'égouttement d'un des robinets de la baignoire, tandis qu'un parfum de violente fleur montait, dans la douceur de l'eau tiède. " Non, non, ce n'est pas si grave, répondit-elle, gênée par le ton tranquillement plaisant de la question. Et ce que j'ai à vous dire pourtant m'embarrasse un peu... Vous m'excuserez de tomber ainsi chez vous... - C'est vrai, je dÃne en ville, mais j'ai bien le temps de m'habiller... Voyons, qu'y a-t-il ? " Il attendait, et elle hésitait maintenant, balbutiait, saisie de ce grand luxe, de ce raffinement jouisseur, qu'elle sentait autour d'elle. Une lâcheté la prenait, elle ne retrouvait plus son courage à tout dire. Etait-ce possible que l'existence, si dure à l'enfant de hasard, là -bas, dans le cloaque de la cité de Naples, se fût montrée si prodigue, pour celui-ci, au milieu de cette savante richesse ? Tant de saletés ignobles, la faim et l'ordure inévitable d'un côté, et de l'autre une telle recherche de l'exquis, l'abondance, la vie belle ! L'argent serait-il donc l'éducation, la santé, l'intelligence ? Et, si la même boue humaine restait dessous, toute la civilisation n'était-elle pas dans cette supériorité de sentir bon et de bien vivre ? " Mon Dieu ! c'est une histoire. Je crois que je fais bien en vous la racontant... Du reste, j'y suis forcée, j'ai besoin de vous. " Maxime l'écouta, d'abord debout ; puis, il s'assit devant elle, les jambes cassées par la surprise. Et, lorsqu'elle se tut " Comment ! comment ! je ne suis pas tout seul de fils, voilà un affreux petit frère qui me tombe du ciel, sans crier gare ! " Elle le crut intéressé, fit une allusion à la question d'héritage. " Oh ! l'héritage de papa ! " Et il eut un geste d'insouciance ironique, qu'elle ne comprit pas. Quoi ? que voulait-il dire ? Ne croyait-il pas aux grandes qualités, à la fortune certaine de son père ? " Non, non, mon affaire est faite, je n'ai besoin de personne... Seulement, en vérité, c'est si drôle, ce qui arrive, que je ne puis m'empêcher d'en rire. " Il riait, en effet, mais vexé, inquiet sourdement, ne songeant qu'à lui, n'ayant pas encore eu le temps d'examiner ce que l'aventure pouvait lui apporter de bon ou de mauvais. Il se sentit à l'écart, il lâcha un mot ou, brutalement, il se mit tout entier. " Au fond, je m'en fiche, moi ! " S'étant levé, il passa dans le cabinet de toilette, en revint tout de suite avec un polissoir d'écaille, dont il se frottait doucement les ongles. " Et qu'est-ce que vous allez en faire, de votre monstre ? On ne peut pas le mettre à la Bastille, comme le Masque de fer. " Elle parla alors des comptes de la Méchain, expliqua son idée de faire entrer Victor à l'Oeuvre du Travail, et lui demanda les deux mille francs. " Je ne veux pas que votre père sache rien encore, je n'ai que vous à qui m'adresser, il faut que vous fassiez cette avance. Mais il refusa net. " A papa, jamais de la vie ! pas un sou !... Ecoutez, c'est un serment, papa aurait besoin d'un sou pour passer un pont que je ne le lui prêterais pas... Comprenez donc ! il y a des bêtises trop bêtes, je ne veux pas être ridicule ! " De nouveau, elle le regardait, troublée des choses vilaines qu'il insinuait. En ce moment de passion, elle n'avait ni le désir ni le temps de le faire causer. " Et à moi, reprit-elle d'une voix brusque, me les prêterez-vous, ces deux mille francs ? - A vous, à vous... " Il continuait de se polir les ongles, d'un mouvement joli et léger, tout en l'examinant de ses yeux clairs, qui fouillaient les femmes jusqu'au sang du coeur. " A vous, tout de même, je veux bien.. Vous êtes une gobeuse, vous me les ferez rendre. " Puis, quand il fut allé chercher les deux billets dans un petit meuble, et qu'il les lui eut remis, il lui prit les mains, les garda un instant entre les siennes, d'un air de gaieté amicale, en beau-fils qui a de la sympathie pour sa belle-maman. " Vous avez des illusions sur papa, vous !... Oh ! ne vous en défendez pas, je ne vous demande pas vos affaires... Les femmes, c'est si bizarre, ça se distrait parfois à se dévouer ; et, naturellement, elles ont bien raison de prendre leur plaisir où elles le trouvent... N'importe, si un jour vous en étiez mal récompensée, venez donc me voir, nous causerons. " Lorsque Mme Caroline se retrouva dans son fiacre, étouffée encore par la tiédeur molle du petit hôtel, par le parfum d'héliotrope qui avait pénétré ses vêtements, elle était frissonnante comme au sortir d'un lieu suspect, effrayée aussi de ces réticences, de ces plaisanteries du fils sur le père, qui aggravaient son soupçon de l'inavouable passé. Mais elle ne voulait rien savoir, elle avait l'argent, elle se calma en combinant sa journée du lendemain, de façon que, dès le soir, l'enfant fût sauvé de son vice. Aussi, le matin, dut-elle se mettre en course, car elle avait toutes sortes de formalités à remplir, pour être certaine que son protégé serait accueilli à l'Oeuvre du Travail. Sa situation de secrétaire du conseil de surveillance, que la princesse d'Orviedo, la fondatrice, avait composé de dix dames du monde, lui facilita d'ailleurs ces formalités ; et, l'après-midi, elle n'eut plus qu'à aller chercher Victor à la cité de Naples. Elle avait emporté des vêtements convenables, elle n'était pas au fond sans inquiétude sur la résistance que le petit allait leur opposer, lui qui ne voulait pas entendre parler de l'école. Mais la Méchain, à qui elle avait envoyé une dépêche et qui l'attendait, lui apprit dès le seuil une nouvelle, dont elle était bouleversée elle-même dans la nuit, brusquement, la mère Eulalie était morte, sans que le médecin eût pu dire au juste de quoi, une congestion peut-être, quelque ravage du sang gâté ; et l'effrayant, c'était que le gamin, couché avec elle, ne s'était aperçu de la mort, dans l'obscurité, qu'en la sentant contre lui devenir toute froide. Il avait fini sa nuit chez la propriétaire, hébété de ce drame, travaillé d'une sourde peur, si bien qu'il se laissa habiller et qu'il parut content, à l'idée de vivre dans une maison qui avait un beau jardin. Rien ne le retenait plus là , puisque la grosse, comme il disait, allait pourrir dans le trou. Cependant, la Méchain, en écrivant son reçu des deux mille francs, posait ses conditions. " C'est bien entendu, n'est-ce pas ? vous compléterez les six mille en un seul paiement, à six mois... Autrement, je m'adresserai à M. Saccard. - Mais, dit Mme Caroline, c'est M. Saccard lui-même qui vous paiera... Aujourd'hui, je le remplace, simplement. " Les adieux de Victor et de la vieille cousine furent sans tendresse un baiser sur les cheveux, une hâte du petit à monter dans la voiture, tandis qu'elle, grondée par Busch d'avoir consenti à ne recevoir qu'un acompte, continuait à mâcher sourdement son ennui de voir ainsi son gage lui échapper. " Enfin, madame, soyez honnête avec moi, autrement je vous jure que je saurai bien vous en faire repentir. " De la cité de Naples à l'Oeuvre du Travail, boulevard Bineau, Mme Caroline ne put tirer que des monosyllabes de Victor, dont les yeux luisants dévoraient la route, les larges avenues, les passants et les maisons riches. Il ne savait pas écrire, à peine lire, ayant toujours déserté l'école pour des bordées sur les fortifications ; et, de sa face d'enfant mûri trop vite, ne sortaient que les appétits exaspérés de sa race, une hâte, une violence à jouir, aggravées par le terreau de misère et d'exemples abominables dans lequel il avait grandi. Boulevard Bineau, ses yeux de jeune fauve étincelèrent davantage, lorsque, descendu de voiture, il traversa la cour centrale, que le bâtiment des garçons et celui des filles bordaient à droite et à gauche. Déjà , il avait fouillé d'un regard les vastes préaux plantés de beaux arbres, les cuisines revêtues de faïence, dont les fenêtres ouvertes exhalaient des odeurs de viandes, les réfectoires ornés de marbre, longs et hauts comme des nefs de chapelle, tout ce luxe royal que la princesse, s'entêtant à ses restitutions, voulait donner aux pauvres. Puis, arrivé au fond, dans le corps de logis que l'administration occupait, promené de service en service pour être admis avec les formalités d'usage, il écouta sonner ses souliers neufs le long des immenses corridors, des larges escaliers, de ces dégagements inondés d'air et de lumière, d'une décoration de palais. Ses narines frémissaient, tout cela allait être à lui. Mais, comme Mme Caroline, redescendue au rez-de-chaussée pour la signature d'une pièce, lui faisait suivre un nouveau couloir, elle l'amena devant une porte vitrée, et il put voir un atelier où des garçons de son âge, debout devant des établis, apprenaient la sculpture sur bois. " Vous voyez, mon petit ami, dit-elle, on travaille ici parce qu'il faut travailler, si l'on veut être bien portant et heureux... Le soir, il y a des classes, et je compte, n'est-ce pas ? que vous serez sage, que vous étudierez bien... C'est vous qui allez décider de votre avenir, un avenir tel que vous ne l'avez jamais rêvé. " Un pli sombre avait coupé le front de Victor. Il ne répondit pas, et ses yeux de jeune loup ne jetèrent plus sur ce luxe étalé, prodigué, que des regards obliques de bandit envieux avoir tout ça, mais sans rien faire ; le conquérir, s'en repaÃtre, à la force des ongles et des dents. Dès lors, il ne fut plus là qu'en révolté, qu'en prisonnier qui rêve de vol et d'évasion. " Maintenant, tout est réglé, reprit Mme Caroline. Nous allons monter à la salle de bains. " L'usage était que chaque nouveau pensionnaire, à son entrée, prenait un bain ; et les baignoires se trouvaient en haut, dans des cabinets attenant à l'infirmerie, qui elle-même, composée de deux petits dortoirs, l'un pour les garçons, l'autre pour les filles, était voisine de la lingerie. Les six soeurs de la communauté régnaient là , dans cette lingerie superbe, tout en érable verni, à trois étages de profondes armoires, dans cette infirmerie modèle, d'une clarté, d'une blancheur sans tache, gaie et propre comme la santé. Souvent aussi, les dames du conseil de surveillance venaient y passer une heure de l'après-midi, moins pour contrôler que pour donner à l'oeuvre l'appui de leur dévouement. Et, justement, la comtesse de Beauvilliers se trouvait là , avec sa fille Alice, dans la salle qui séparait les deux infirmeries. Souvent, elle l'amenait ainsi pour la distraire, en lui donnant le plaisir de la charité. Ce jour-là , Alice aidait une des soeurs à faire des tartines de confiture, pour deux petites convalescentes, à qui on avait permis de goûter. " Ah ! dit la comtesse, à la vue de Victor qu'on venait de faire asseoir en attendant son bain, voici un nouveau. " D'habitude, elle restait cérémonieuse à l'égard de Mme Caroline, ne la saluant que d'un signe de tête, sans jamais lui adresser la parole, de crainte peut-être d'avoir à lier avec elle des relations de voisinage. Mais ce garçon que celle-ci amenait, l'air d'active bonté dont elle s'occupait de lui, la touchaient sans doute, la faisaient sortir de sa réserve. Et elles causèrent à demi-voix. " Si vous saviez, madame, de quel enfer je viens de le tirer ! Je le recommande à votre surveillance, comme je l'ai recommandé à toutes ces dames et à tous ces messieurs. " " Est-ce qu'il a des parents ? Est-ce que vous les connaissez ? - Non, sa mère est morte... Il n'a plus que moi. - Pauvre gamin !... Ah ! que de misère ! " Pendant ce temps, Victor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s'étaient allumés d'une féroce convoitise ; et, de cette confiture que le couteau étalait, il remontait aux fluettes mains blanches d'Alice, à son cou trop, à toute sa personne de vierge chétive, qui s'émaciait l'attente vaine du mariage. S'il s'était trouvé seul avec elle, d'un bon coup de tête dans le ventre, comme il l'aurait envoyée rouler contre le mur, pour lui prendre ses tartines ! Mais la jeune fille avait remarqué ses regards gloutons ; et, d'un coup d'oeil, ayant consulté la religieuse " Est-ce que vous avez faim, mon petit ami ? - Oui. - Et vous ne détestez pas la confiture ? - Non. - Alors, ça vous irait si je vous faisais deux tartines, que vous mangeriez en sortant du bain ? - Oui. - Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de pain, n'est-ce pas ? - Oui. " Elle riait, plaisantait, mais lui restait grave et béant, avec ses yeux dévorateurs qui la mangeaient, elle et ses bonnes choses. A ce moment, des cris de joie, tout un violent tapage monta du préau des garçons, où la récréation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaient, les pensionnaires avaient une demi-heure pour goûter et se dégourdir les jambes. " Vous voyez, reprit Mme Caroline, en l'amenant près d'une fenêtre, si l'on travaille, on joue aussi... Vous aimez travailler ? - Non. - Mais vous aimez jouer ? - Oui. - Eh bien, si vous voulez jouer, il faudra travailler... Tout cela s'arrangera, vous serez raisonnable, j'en suis sûre. " Il ne répondit pas. Une flamme de plaisir lui avait chauffé la face, à la vue de ses camarades lâchés, sautant et criant ; et ses regards revinrent vers ses tartines que la jeune fille achevait et posait sur une assiette. Oui ! de la liberté, de la jouissance, tout le temps, il ne voulait rien d'autre. Son bain était prêt, on l'emmena. " Voilà un petit monsieur qui ne sera guère commode, je crois, dit doucement la religieuse. Je me méfie d'eux, quand ils n'ont pas la figure d'aplomb. - Il n'est pourtant pas laid, celui-ci, murmura Alice, et on lui donnerait dix-huit ans, à le voir vous regarder. - C'est vrai, conclut Mme Caroline avec un léger frisson, il est très avancé pour son âge. " Et, avant de s'en aller, ces dames voulurent se donner le plaisir de voir les petites convalescentes manger leurs tartines. L'une surtout était très intéressante, une blonde fillette de dix ans, avec des yeux savants déjà , un air de femme, la chair hâtive et malade des faubourgs parisiens. C'était, d'ailleurs, la commune histoire un père ivrogne qui amenait ses maÃtresses ramassées sur le trottoir, qui venait de disparaÃtre avec une d'elles ; une mère qui avait pris un autre homme, puis un autre, tombée elle-même à la boisson ; et la petite, là -dedans, battue par tous ces mâles, quand ils n'essayaient pas de la violer. Un matin, la mère avait dû la retirer des bras d'un maçon, ramené par elle, la veille. On lui permettait pourtant, à cette mère misérable, de venir voir son enfant, car c'était elle qui avait supplié qu'on la lui enlevât, ayant gardé dans son abjection un ardent amour maternel. Et elle se trouvait précisément là , une femme maigre et jaune, dévastée, avec des paupières brûlées de larmes, assise près du lit blanc, où sa gamine, très propre, le dos appuyé contre des oreillers, mangeait gentiment ses tartines. Elle reconnut Mme Caroline, étant allée chez Saccard chercher des secours. " Ah madame, voilà encore ma pauvre Madeleine sauvée une fois. C'est tout notre malheur qu'elle a dans le sang, voyez-vous, et le médecin m'avait bien dit qu'elle ne vivrait pas, si elle continuait à être bousculée chez nous... Tandis qu'ici elle a de la viande, elle a du vin ; et puis, elle respire, elle est tranquille... Je vous en prie, madame, dites bien à ce bon monsieur que je ne vis pas une heure de mon existence sans le bénir. " Un sanglot la suffoqua, son coeur se fondait de reconnaissance. C'était de Saccard qu'elle parlait, car elle ne connaissait que lui, comme la plupart des parents qui avaient des enfants à l'Oeuvre du Travail. La princesse d'Orviedo ne paraissait point, tandis que lui s'était longtemps prodigué, peuplant l'oeuvre, ramassant toutes les misères du ruisseau pour voir plus vite fonctionner cette machine charitable qui était un peu sa création, se passionnant du reste comme toujours, distribuant des pièces de cent sous de sa poche aux tristes familles dont il sauvait les petits. Et il restait le seul et vrai bon Dieu, pour tous ces misérables. " N'est-ce pas ? madame, dites-lui bien qu'il y a quelque part une pauvre femme qui prie pour lui... Oh ! ce n'est pas que j'aie de la religion, je ne veux point mentir, je n'ai jamais été hypocrite. Non, les églises et nous, c'est fini, parce que nous n'y songeons seulement plus, tout ça ne servait à rien, d'aller y perdre son temps... Mais ça n'empêche qu'il y a tout de même quelque chose au-dessus de nous, et alors ça soulage, quand quelqu'un a été bon, d'appeler sur lui les bénédictions du Ciel. " Ses larmes débordèrent, coulèrent sur ses joues flétries. " Ecoute-moi, Madeleine, écoute... " La fillette, si pâle dans sa chemise de neige, et qui léchait la confiture de sa tartine d'un petit bout de langue gourmande, avec des yeux de bonheur, leva la tête, devint attentive, sans cesser son régal. " Chaque soir, avant de t'endormir dans ton lit, tu joindras tes mains comme ça, et tu diras " Mon Dieu, " faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux. Tu entends, tu me le promets ? - Oui, maman. " Les semaines qui suivirent, Mme Caroline vécut dans un grand trouble moral. Elle n'avait plus sur Saccard d'idées nettes. L'histoire de la naissance et de l'abandon de Victor, cette triste Rosalie prise sur une marche d'escalier, si violemment, qu'elle en était restée infirme, et les billets signés et impayés, et le malheureux enfant sans père grandi dans la boue, tout ce passé lamentable lui donnait une nausée au coeur. Elle écartait les images de ce passé, de même qu'elle n'avait pas voulu provoquer les indiscrétions de Maxime certainement, il y avait là des tares anciennes, qui l'effrayaient, dont elle aurait eu trop de chagrin. Puis, c'était cette femme en pleurs, joignant les mains de sa petite fille, la faisant prier pour cet homme ; c'était Saccard adoré comme le Dieu de bonté, et véritablement bon, et ayant réellement sauvé des âmes, dans cette activité passionnée de brasseur d'affaires, qui se haussait à la vertu, lorsque la besogne était belle. Aussi arriva-t-elle à ne plus vouloir le juger, en se disant, pour mettre en paix sa conscience de femme savante, ayant trop lu et trop réfléchi, qu'il y avait chez lui, comme chez tous les hommes, du pire et du meilleur. Cependant, elle venait d'avoir un réveil sourd de honte à la pensée qu'elle lui avait appartenu. Cela la stupéfiait toujours, elle se tranquillisait en se jurant que c'était fini que cette surprise d'un moment ne pouvait recommencer. Et trois mois s'écoulèrent, pendant lesquels, deux fois par semaine, elle allait voir Victor ; et, un soir, elle se retrouva dans les bras de Saccard, définitivement à lui, laissant s'établir des relations régulières. Que se passait-il donc en elle ? Etait-elle, comme les autres, curieuse ? ces troubles amours de jadis, remués par elle, lui avaient-ils donné le sensuel désir de savoir ? Ou plutôt n'était-ce pas l'enfant qui était devenu le lien, le rapprochement fatal entre lui, le père, et elle, la mère de rencontre et d'adoption ? Oui, il ne devait y avoir eu là qu'une perversion sentimentale. Dans son grand chagrin de femme stérile, cela certainement l'avait attendrie jusqu'à la débâcle de sa volonté, de s'être occupée du fils de cet homme, au milieu de si poignantes circonstances. Chaque fois qu'elle le revoyait, elle se donnait davantage, et une maternité était au fond de son abandon. D'ailleurs, elle était femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans s'épuiser à tacher de s'en expliquer les mille causes complexes. Pour elle, dans ce dévidage du coeur et de la cervelle, dans cette analyse raffinée des cheveux coupés en quatre, il n'y avait qu'une distraction de mondaines inoccupées, sans ménage à tenir, sans enfant à aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses à leurs chutes, qui masquent de leur science de l'âme les appétits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d'auberge. Elle, d'une érudition trop vaste, qui avait perdu son temps, autrefois, à brûler de connaÃtre le vaste monde et à prendre parti dans les querelles des philosophes, en était revenue avec le grand dédain de ces récréations psychologiques, qui tendent à remplacer le piano et la tapisserie, et dont elle disait en riant qu'elles ont débauché plus de femmes qu'elles n'en ont corrigé. Aussi, les jours où des trous se produisaient en elle, où elle sentait une cassure dans son libre arbitre préférait-elle avoir le courage d'accepter les faits, après l'avoir constaté ; et elle comptait sur le travail de la vie pour effacer la tare, pour réparer le mal, de même que la sève qui monte toujours ferme d'un chêne, refait du bois et de l'écorce. Si elle était maintenant à Saccard sans l'avoir voulu, sans être certaine qu'elle l'estimait, elle se relevait de cette déchéance en ne le jugeant pas indigne d'elle, séduite par ses qualités d'homme d'action, par son énergie à vaincre, le croyant bon et utile aux autres. Sa honte première s'en était allée, dans ce besoin que l'on a de purifier ses fautes, et rien n'était en effet plus naturel ni plus tranquille que leur liaison un ménage de raison simplement, lui heureux de l'avoir là , le soir, quand il ne sortait pas, elle presque maternelle, d'une affection calmante, avec sa vive intelligence et sa droiture. Et c'était vraiment, pour ce forban du pavé de Paris, brûlé et tanné dans tous les guets-apens financiers, une chance imméritée, une récompense volée comme le reste, que d'avoir à lui cette adorable femme, si jeune et si saine à trente-six ans, sous la neige de son épaisse chevelure blanche, d'un bon sens si brave et d'une sagesse si humaine, dans sa foi à la vie, telle qu'elle est, malgré la boue que le torrent emporte. Des mois se passèrent, et il faut dire que Mme Caroline trouva Saccard très énergique et très prudent, durant tous ces pénibles débuts de la Banque universelle. Ses soupçons de trafics louches, ses craintes qu'il ne les compromit elle et son frère, se dissipèrent même entièrement, à le voir sans cesse en lutte avec les difficultés, se dépensant du matin au soir pour assurer le bon fonctionnement de cette grosse mécanique neuve, dont les rouages grinçaient, près d'éclater ; et elle lui en eut de la reconnaissance, elle l'admira. L'Universelle, en effet, ne marchait pas comme il l'avait espéré, car elle avait contre elle la sourde hostilité de la haute banque de mauvais bruits couraient, des obstacles renaissaient, immobilisant le capital, ne permettant pas les grandes tentatives fructueuses. Aussi s'était-il fait une vertu de cette lenteur d'allures, à laquelle on le réduisait, n'avançant que pas à pas sur un terrain solide, guettant les fondrières, trop occupé à éviter une chute pour oser se lancer dans les hasards du jeu. Il se rongeait d'impatience, piétinant comme une bête de course réduite à un petit trot de promenade ; mais jamais commencements d'une maison de crédit ne furent plus honorables ni plus corrects ; et la Bourse en causait, étonnée. Ce fut de la sorte qu'on atteignit l'époque de la première assemblée générale. Elle avait été fixée au 25 avril. Dès le 20, Hamelin débarqua d'Orient, tout exprès pour la présider, rappelé en hâte par Saccard, qui étouffait dans la maison trop étroite. Il rapportait, d'ailleurs, d'excellentes nouvelles les traités étaient conclus pour la formation de la Compagnie générale des Paquebots réunis et, d'autre part, il avait en poche les concessions qui assuraient à une société française l'exploitation des mines d'argent du Carmel ; sans parler de la Banque nationale turque, dont il venait de jeter les bases à Constantinople, et qui serait une véritable succursale de l'Universelle. Quant à la grosse question des chemins de fer de l'Asie Mineure, elle n'était pas mûre, il fallait la réserver ; du reste, il devait retourner là -bas, pour continuer ses études, dès le lendemain de l'assemblée. Saccard, ravi, eut avec lui une longue conversation, à laquelle assistait Mme Caroline, et il leur persuada aisément qu'une augmentation du capital social était une nécessité absolue, si l'on voulait faire face à ces entreprises. Déjà , les forts actionnaires, Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, consultés avaient approuvé cette augmentation ; de sorte qu'en deux jours la proposition put être étudiée et présentée au conseil d'administration, la veille même de la réunion des actionnaires. Ce conseil d'urgence fut solennel, tous les administrateurs y assistèrent, dans la salle grave, verdie par le voisinage des grands arbres de l'hôtel Beauvilliers. D'ordinaire, il y avait deux conseils par mois le petit, vers le 15, le plus important, celui auquel ne paraissaient que les vrais chefs, les administrateurs d'affaires ; et le grand, vers le 30, la réunion d'apparat, où tous venaient, les muets et les décoratifs, approuver les travaux préparés d'avance et donner des signatures. Ce jour-là , le marquis de Bohain, avec sa petite tête aristocratique, arriva un des premiers, apportant avec lui, dans son grand air fatigué, l'approbation de toute la noblesse française. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-président, homme doux et ladre, avait charge de guetter les administrateurs qui n'étaient point au courant, les prenait à part et leur communiquait d'un mot les ordres du directeur, le vrai maÃtre. Chose entendue, tous promettaient d'obéir, d'un signe de tête. Enfin, on entra en séance. Hamelin fit connaÃtre au conseil le rapport qu'il devait lire devant l'assemblée générale. C'était le gros travail que Saccard préparait depuis longtemps, qu'il venait de rédiger en deux jours, augmenté des notes apportées par l'ingénieur, et qu'il écoutait modestement, d'un air de vif intérêt, comme s'il n'en avait pas connu un seul mot. D'abord, le rapport parlait des affaires faites par la Banque universelle, depuis sa fondation elles n'étaient que bonnes, de petites affaires au jour le jour, réalisées de la veille au lendemain, le courant banal des maisons de crédit. Pourtant, d'assez gros bénéfices s'annonçaient sur l'emprunt mexicain, qui venait d'être lancé le mois d'auparavant, après le départ de l'empereur Maximilien pour Mexico un emprunt de gâchis et de primes folles, dans lequel Saccard regrettait mortellement de n'avoir pu barboter davantage, faute d'argent. Tout cela était ordinaire, mais ou avait vécu. Pour le premier exercice, qui ne comprenait que trois mois, du 5 octobre, date de la fondation, 31 décembre, l'excédent des bénéfices était seulement de quatre cent et quelques mille francs, ce qui avait permis d'amortir d'un quart les frais de premier établissement, de payer aux actionnaires leur cinq pour cent et de verser dix pour cent au fonds de réserve ; en outre, les administrateurs avaient prélevé le dix pour cent que leur accordaient les statuts, et il restait une somme d'environ soixante-huit mille francs, qu'on avait portée à l'exercice suivant. Seulement, il n'y avait pas eu de dividende. Rien à la fois de plus médiocre ni de plus honorable. C'était comme pour les cours des actions de l'Universelle en Bourse, ils avaient lentement monté de cinq cents à six cents francs, sans secousse, d'une façon normale, ainsi que les cours des valeurs de toute banque qui se respecte ; et, depuis deux mois, ils demeuraient stationnaires, n'ayant aucune raison de s'élever davantage, dans le petit train journalier où semblait s'endormir la maison naissante. Puis, le rapport passait à l'avenir, et ici c'était un brusque élargissement, le vaste horizon ouvert de toute une série de grandes entreprises. Il insistait particulièrement sur la Compagnie générale des Paquebots réunis, dont l'Universelle allait avoir à émettre les actions une compagnie au capital de cinquante millions, qui monopoliserait tous les transports de la Méditerranée, et où se trouveraient syndiquées les deux grandes sociétés rivales, la Phocéenne, pour Constantinople, Smyrne et Trébizonde, par le Pirée et les Dardanelles, et la Société Maritime, pour Alexandrie, par Messine et la Syrie, sans compter des maisons moindres qui entraient dans le syndicat, les Combarel et Cie, pour l'Algérie et la Tunisie, la veuve Henri Liotard, pour l'Algérie également, par l'Espagne et le Maroc, enfin les Féraud-Giraud frères, pour l'Italie, Naples et les villes de l'Adriatique, par Civita-Vecchia. On conquérait la Méditerranée entière, en faisant une seule compagnie de ces sociétés et de ces maisons rivales qui se tuaient les unes les autres. Grâce aux capitaux centralisés, on construirait des paquebots types, d'une vitesse et d'un confort inconnus, on multiplierait les départs, on créerait des escales nouvelles, on ferait de l'Orient le faubourg de Marseille ; et quelle importance prendrait la Compagnie, lorsque, le canal de Suez achevé, il lui serait permis de créer des services pour les Indes, le Tonkin, la Chine et le Japon ! Jamais affaire ne s'était présentée, d'une conception plus large ni plus sûre. Ensuite, viendrait l'appui donné à la Banque nationale turque, sur laquelle le rapport fournissait de longs détails techniques, qui en démontraient l'inébranlable solidité. Et il terminait cet exposé des opérations futures, en annonçant que l'Universelle prenait encore sous son patronage la Société française des mines d'argent du Carmel, fondée au capital de vingt-cinq millions. Des analyses de chimistes indiquaient, dans les échantillons du minerai, une proportion considérable d'argent. Mais, plus encore que la science, l'antique poésie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, éblouissement divin que Saccard avait mis à la fin d'une phrase dont il était très content. Enfin, après ces promesses d'un avenir glorieux, le rapport concluait à l'augmentation du capital. On le doublait, on l'élevait de vingt-cinq à cinquante millions. Le système d'émission adopté était le plus simple du monde, pour qu'il entrât aisément dans toutes les cervelles cinquante mille actions nouvelles seraient créées, et on les réserverait titre pour titre aux porteurs des cinquante mille actions primitives ; de façon qu'il n'y aurait pas même de souscription publique. Seulement, ces actions nouvelles seraient de cinq cent vingt francs, dont une prime de vingt francs, formant au total une somme d'un million, qu'on porterait au fonds de réserve. Il était juste et prudent de frapper les actionnaires de ce petit impôt, puisqu'on les avantageait. D'ailleurs, le quart seul des actions était exigible, plus la prime. Lorsque Hamelin cessa de lire, il se produisit un brouhaha d'approbation. C'était parfait, pas une observation à faire. Pendant tout le temps qu'avait duré la lecture, Daigremont, très intéressé par un examen soigneux de ses ongles, avait souri à des pensées vagues ; et le député Huret, renversé dans son fauteuil, les yeux clos, sommeillait à demi, se croyant à la Chambre ; tandis que Kolb, le banquier, tranquillement, sans se cacher, s'était livré à un long calcul, sur les quelques feuilles de papier qu'il avait devant lui, ainsi que chaque administrateur. Pourtant, Sédille, toujours anxieux et méfiant, voulut poser une question que deviendraient les actions abandonnées par ceux des actionnaires qui ne voudraient pas user de leur droit ? la société les garderait-elle à son compte, ce qui était illicite, puisque la déclaration légale ne pouvait avoir lieu, chez le notaire, que lorsque le capital était intégralement souscrit ? et, si elle s'en débarrassait, à qui et comment comptait-elle les céder ? Mais, dés les premiers mots du fabricant de soie, le marquis de Bohain, voyant l'impatience de Saccard, lui coupa la parole, en disant, de son grand air noble, que le conseil s'en remettait de ces détails à son président et au directeur, tous les deux si compétents et si dévoués. Et il n'y eut plus que des congratulations, la séance fut levée au milieu du ravissement de tous. Le lendemain, l'assemblée générale donna lieu à des manifestations vraiment touchantes. Elle se tint encore dans la salle de la rue Blanche, où un entrepreneur de bals publics avait fait faillite ; et, avant l'arrivée du président, dans cette salle déjà pleine, couraient les meilleurs bruits, un surtout qu'on se chuchotait à oreille violemment attaqué par l'opposition grandissante, Rougon, le ministre, le frère du directeur, était disposé à favoriser l'Universelle, si le journal de la société, L'Espérance , un ancien organe catholique, défendait le gouvernement. Un député de la gauche venait de lancer le terrible cri " Le 2 décembre est un crime ! " qui avait retenti d'un bout de la France à l'autre, comme un réveil de la conscience publique. Il était nécessaire de répondre par de grands actes, la prochaine Exposition universelle décuplerait le chiffre des affaires, on allait gagner gros au Mexique et ailleurs, dans le triomphe de l'empire à son apogée. Et, parmi un petit groupe d'actionnaires, qu'endoctrinaient Jantrou et Sabatani, on riait beaucoup d'un autre député qui, lors de la discussion sur l'armée, avait eu l'extraordinaire fantaisie de proposer d'établir en France le système de recrutement de la Prusse. La Chambre s'en était amusée fallait-il que la terreur de la Prusse troublât certaines cervelles, à la suite de l'affaire du Danemark et sous le coup de la rancune sourde que nous gardait l'Italie, depuis Solferino ! Mais le bruit des conversations particulières, le grand murmure de la salle, tomba brusquement, lorsque Hamelin et le bureau parurent. Plus modeste encore que dans le conseil de surveillance, Saccard s'effaçait, perdu au milieu de la foule ; et il se contenta de donner le signal des applaudissements, approuvant le rapport qui soumettait à l'assemblée les comptes du premier exercice, revus et acceptés par les commissaires- censeurs, Lavignière et Rousseau, et qui lui proposait de doubler le capital. Elle seule était compétente pour autoriser cette augmentation, qu'elle décida d'ailleurs d'enthousiasme, absolument grisée par les millions de la Compagnie générale des Paquebots réunis et de la Banque nationale turque, reconnaissant la nécessité de mettre le capital en rapport avec l'importance que l'Universelle allait prendre. Quant aux mines d'argent du Carmel, elles furent accueillies par un frémissement religieux. Et, lorsque les actionnaires se furent séparés, en votant des remerciements au président, au directeur et aux administrateurs, tous rêvèrent du Carmel, de cette miraculeuse pluie d'argent, tombant des lieux saints, au milieu d'une gloire. Deux jours après, Hamelin et Saccard, accompagnés cette fois du vice- président, le vicomte de Robin-Chagot, retournèrent rue Sainte-Anne, chez maÃtre Lelorrain pour déclarer l'augmentation du capital, qu'ils affirmaient avoir été intégralement souscrit. La vérité était que trois mille actions environ, refusées par les premiers actionnaires à qui elles appartenaient de droit, restaient aux mains de la société, laquelle les passa de nouveau au compte Sabatani, par un jeu d'écritures. C'était l'ancienne irrégularité, aggravée, le système qui consistait à dissimuler dans les caisses de l'Universelle une certaine quantité de ses propres valeurs, une sorte de réserve de combat, qui lui permettait de spéculer, de se jeter en pleine bataille de Bourse, s'il le fallait, pour soutenir les cours, au cas d'une coalition de baissiers. D'ailleurs, Hamelin, tout en désapprouvant cette tactique illégale, avait fini par s'en remettre complètement à Saccard, pour les opérations financières ; et il y eut une conversation à ce sujet, entre eux et Mme Caroline, relative seulement aux cinq cents actions qu'il les avait forcés de prendre, lors de la première émission, et que la seconde, naturellement, venait de doubler mille actions en tout, représentant, pour le versement du quart et la prime, une somme de cent trente-cinq mille francs, que le frère et la soeur voulurent absolument payer, un héritage inattendu d'environ trois cent mille francs leur étant tombé d'une tante, morte dix jours après son fils unique, tous deux emportés par la même fièvre. Saccard les laissa faire, sans s'expliquer lui-même sur la manière dont il comptait libérer ses propres actions. " Ah ! cet héritage, dit en riant Mme Caroline, c'est la première chance qui nous arrive... Je crois bien que vous nous portez bonheur. Mon frère avec ses trente mille francs de traitement, ses frais de déplacement considérables, et tout cet or qui tombe sur nous, parce que nous n'en avons plus besoin sans doute... Nous voilà riches. " Elle regardait Saccard, avec sa gratitude de bon coeur, vaincue désormais, confiante en lui, perdant chaque jour de sa clairvoyance, dans la tendresse croissante qu'il lui inspirait. Puis, emportée tout de même par sa gaie franchise, elle continua " N'importe, si je l'avais gagné, cet argent, je vous réponds que je ne le risquerais pas dans vos affaires... Mais une tante que nous avons à peine connue, un argent auquel nous n'avions jamais pensé, enfin de l'argent trouvé par terre, quelque chose qui ne me semble même pas très honnête et dont j'ai un peu honte... Vous comprenez, il ne me tient pas au coeur, je veux bien le perdre. - Justement dit Saccard, plaisantant à son tour, il va grossir et vous donner des mimons. Il n'y a rien de tel pour profiter comme l'argent volé.. Avant huit jours, vous verrez, vous verrez la hausse ! " Et, en effet, Hamelin, ayant dû retarder son départ, assista avec surprise à une hausse rapide des actions de l'Universelle. A la liquidation de la fin de mai, le cours de sept cents francs fut dépassé. Il y avait là l'ordinaire résultat que produit toute augmentation de capital c'est le coup classique, la façon de cravacher le succès, de donner un temps de galop aux cours, à chaque émission nouvelle. Mais il y avait aussi la réelle importance des entreprises que la maison allait lancer ; et de grandes affiches jaunes, collées dans tout Paris, annonçant la prochaine exploitation des mines d'argent du Carmel, achevaient de troubler les têtes, y allumaient un commencement de griserie, cette passion qui devait croÃtre et emporter toute raison. Le terrain était préparé, le terreau impérial, fait de débris en fermentation, chauffé des appétits exaspérés, extrêmement favorable à une de ces poussées folles de la spéculation, qui, toutes les dix à quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant après elles que des ruines et du sang. Déjà , les sociétés véreuses naissaient comme des champignons, les grandes compagnies poussaient aux aventures financières, une fièvre intense du jeu se déclarait, au milieu de la prospérité bruyante du règne, tout un éclat de plaisir et de luxe, dont la prochaine Exposition promettait d'être la splendeur finale, la menteuse apothéose de féerie. Et, dans le vertige qui frappait la foule, parmi la bousculade des autres belles affaires s'offrant sur le trottoir, l'Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinée à tout affoler, à tout broyer, et que des mains violentes chauffaient sans mesure, jusqu'à l'explosion. Lorsque son frère fut reparti pour l'Orient, Mme Caroline se retrouva seule avec Saccard, reprenant leur étroite vie d'intimité, presque conjugale. Elle s'entêtait à s'occuper de sa maison, à lui faire réaliser des économies, en intendante fidèle, bien que leur fortune à tous deux eût changé. Et, dans sa paix souriante, son humeur toujours égale, elle n'éprouvait qu'un trouble, son cas de conscience au sujet de Victor, l'hésitation de savoir si elle devait cacher plus longtemps au père l'existence de son fils. On était très mécontent de ce dernier, à l'Oeuvre du Travail, qu'il ravageait. Les six mois d'expérience étaient écoulés, allait-elle produire le petit monstre, avant de l'avoir décrassé de ses vices ? Elle en ressentait parfois une vraie souffrance. Un soir, elle fut sur le point de parler. Saccard, que l'installation mesquine de l'Universelle désespérait, venait de décider le conseil à louer le rez-de-chaussée de la maison voisine, pour agrandir les bureaux, en attendant qu'il osât proposer la construction de l'hôtel luxueux de ses rêves. De nouveau, il faisait percer des portes de communication, abattre des cloisons, poser encore des guichets. Et, comme elle revenait du boulevard Bineau, désespérée d'une abomination de Victor, qui avait presque mangé l'oreille à un camarade, elle le pria de monter avec elle, chez eux. " Mon ami, j'ai quelque chose à vous dire. " Mais, en haut, quand elle le vit, une épaule couverte de plâtre, enchanté d'une nouvelle idée d'agrandissement qu'il venait d'avoir, celle de vitrer aussi la cour de la maison voisine, elle n'eut pas le courage de le bouleverser, avec le déplorable secret. Non, elle attendrait encore, il faudrait bien que l'affreux vaurien se corrigeât. Elle était sans force devant la peine des autres. " Eh bien, mon ami, c'était pour cette cour. J'avais eu justement la même idée que vous. " VI - Les bureaux de L'Espérance , le journal catholique en détresse que, sur l'offre de Jantrou, Saccard avait acheté, pour travailler au lancement de l'Universelle, se trouvaient rue Saint-Joseph, dans un vieil hôtel noir et humide, dont ils occupaient le premier étage, au fond de la cour. Un couloir partait de l'antichambre, où le gaz brûlait éternellement ; et il y avait, à gauche, le cabinet de Jantrou, le directeur, puis une pièce que Saccard s'était réservée, tandis que s'alignaient, à droite, la salle commune de la rédaction, le cabinet du secrétaire, des cabinets destinés aux différents services. De l'autre côté du palier, étaient installées l'administration et la caisse, qu'un couloir intérieur, tournant derrière l'escalier, reliait à la rédaction. Ce jour-là , Jordan, en train d'achever une chronique, dans la salle commune, où il s'était installé de bonne heure pour n'être pas dérangé, en sortit comme quatre heures sonnaient, et vint trouver Dejoie, le garçon de bureau, qui, à la flamme large du gaz, malgré la radieuse journée de juin qu'il faisait dehors, lisait avidement le bulletin de la Bourse, qu'on apportait et dont il prenait le premier connaissance. " Dites donc, Dejoie, c'est M. Jantrou qui vient d'arriver ? - Oui, monsieur Jordan. " Le jeune homme eut une hésitation, un court malaise qui l'arrêta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux ménage, des dettes anciennes étaient tombées ; et, malgré sa chance d'avoir trouvé ce journal où il plaçait des articles, il traversait une atroce gêne, d'autant plus qu'une saisie-arrêt était mise sur ses appointements et qu'il avait à payer, ce jour-là , un nouveau billet, sous la menace de voir ses quatre meubles vendus. Déjà , deux fois, il avait demandé vainement une avance au directeur, qui s'était retranché derrière la saisie-arrêt faite entre ses mains. Pourtant, il se décidait, s'approchait de la porte, lorsque le garçon de bureau reprit " C'est que M. Jantrou n'est pas seul. - Ah !... Avec qui est-il ? - Il est arrivé avec M. Saccard, et M. Saccard m'a bien dit de ne laisser entrer que M. Huret, qu'il attend. " Jordan respira, soulagé par ce délai, tant les demandes d'argent lui étaient pénibles. " C'est bon, je vais finir mon article. Avertissez-moi, quand le directeur sera libre. " Mais, comme il s'en allait, Dejoie le retint, avec un éclat de jubilation extrême. " Vous savez que l'Universelle a fait 750. " D'un geste, le jeune homme dit qu'il s'en moquait bien, et il rentra dans la salle de rédaction. Presque chaque jour, Saccard montait ainsi au journal, après la Bourse, et souvent même il donnait des rendez-vous dans la pièce qu'il s'était réservée, traitant là des affaires spéciales et mystérieuses. Jantrou du reste, bien qu'officiellement il ne fût que directeur de L'Espérance , où il écrivait des articles politiques d'une littérature universitaire soignée et fleurie, que ses adversaires eux- mêmes reconnaissaient " du plus pur atticisme " , était son agent secret, l'ouvrier complaisant des besognes délicates. Et, entre autres choses, c'était lui qui venait d'organiser toute une vaste publicité autour de l'Universelle. Parmi les petites feuilles financières qui pullulaient, il en avait choisi et acheté une dizaine. Les meilleures appartenaient à de louches maisons de banque, dont la tactique, très simple, consistait à les publier et à les donner pour deux ou trois francs par an, somme qui ne représentait même pas le prix de l'affranchissement ; et elles se rattrapaient d'autre part, trafiquant sur l'argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prétexte de publier les cours de la Bourse, les numéros sortis des valeurs à lots, tous les renseignements techniques, utiles aux petits rentiers, peu à peu des réclames se glissaient, en forme de recommandations et de conseils, d'abord modestes, raisonnables, bientôt sans mesure, d'une impudence tranquille, soufflant la ruine parmi les abonnés crédules. Dans le tas, au milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la France, son flair venait d'être de choisir celles qui n'avaient pas trop menti encore ; qui n'étaient point trop déconsidérées. Mais la grosse affaire qu'il méditait, c'était d'acheter une d'elles, La Cote financière , qui avait déjà douze ans de probité absolue ; seulement, ça menaçait d'être très cher, une probité pareille ; et il attendait que l'Universelle fût plus riche et se trouvât dans une de ces situations où un dernier coup de trompette détermine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effort, d'ailleurs, ne s'était pas borné à grouper un bataillon docile de ces feuilles spéciales, célébrant dans chaque numéro la beauté des opérations de Saccard ; il traitait aussi à forfait avec les grands journaux politiques et littéraires, y entretenait un courant de notes aimables, d'articles louangeurs, à tant la ligne, s'assurait de leur concours par des cadeaux de titres, lors des émissions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menée sous ses ordres, par L'Espérance , non point une campagne brutale, violemment approbative, mais des explications, de la discussion même, une façon lente de s'emparer du public et de l'étrangler, correctement. Ce jour-là , c'était pour causer du journal que Saccard s'enfermait avec Jantrou. Il avait trouvé, dans le numéro du matin, un article d'Huret d'un éloge si outré sur un discours de Rougon, prononcé la veille à la Chambre, qu'il était entré dans une violente colère, et qu'il attendait le député, pour s'en expliquer avec lui. Est-ce qu'on le croyait à la solde de son frère ? est-ce qu'on le payait pour qu'il laissât compromettre la ligne du journal par une approbation sans réserve des moindres actes du ministre ? Lorsqu'il l'entendit parler de la ligne du journal, Jantrou eut un muet sourire. D'ailleurs, il l'écoutait, très calme, en s'examinant les ongles, du moment que l'orage ne menaçait pas de crever sur ses épaules. Lui, avec son cynisme de lettré désabusé, avait le plus parfait dédain pour la littérature, pour la une et la deux, comme il disait en désignant les pages du journal où paraissaient les articles, même les siens ; et il ne commençait à s'émouvoir qu'aux annonces. Maintenant, il était tout flambant neuf, serré dans une élégante redingote, la boutonnière fleurie d'une rosette panachée de couleurs vives, portant l'été, sur le bras, un mince pardessus de nuance claire, enfoncé l'hiver dans une fourrure de cent louis, soignant surtout sa coiffure, des chapeaux irréprochables, d'un luisant de glace. Avec cela, il gardait des trous dans son élégance, la vague impression d'une malpropreté persistant en dessous, l'ancienne crasse du professeur déclassé, tombé du lycée de Bordeaux à la Bourse de Paris, la peau pénétrée et teinte des saletés immondes qu'il y avait essuyées pendant dix ans ; de même que, dans l'arrogante assurance de sa nouvelle fortune, il avait de basses humilités, s'effaçant, pris de la peur brusque de quelque coup de pied au derrière, ainsi qu'autrefois. Il gagnait cent mille francs par an, en mangeait le double, on ne savait à quoi, car il n'affichait pas de maÃtresse, tenaillé sans doute par quelque ignoble vice, la cause secrète qui l'avait fait chasser de l'Université. L'absinthe, du reste, le dévorait peu à peu, depuis ses jours de misère, continuant son oeuvre, des infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d'aujourd'hui, fauchant ses derniers cheveux, plombant son crâne et sa face, dont sa barbe noire en éventail demeurait l'unique gloire, une barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccard, ayant de nouveau invoqué la ligne du journal, il l'avait arrêté d'un geste, de l'air fatigué d'un homme qui, n'aimant point perdre son temps en passion inutile, se décidait à lui parler d'affaires sérieuses, puisque Huret se faisait attendre. Depuis quelque temps, Jantrou nourrissait des idées neuves de publicité. Il songeait d'abord à écrire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universelle, mais en leur donnant l'intérêt d'un petit roman, dramatisé en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu'on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculées. Ensuite, il projetait de créer une agence qui rédigerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l'envoyer à une centaine des meilleurs journaux des départements on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le paieraient un prix dérisoire, et l'on aurait bientôt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligées de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idées, jusqu'à ce que ce dernier les adoptât, les fit siennes, les élargÃt au point de les recréer réellement. Les minutes s'écoulaient, tous deux en étaient venus à régler l'emploi des fonds de la publicité pour le trimestre, les subventions à payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part à prendre dans la mise aux enchères de la quatrième page d'une très ancienne feuille, très respectée. Et, de leur prodigalité, de tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dégageait surtout leur dédain immense du public, le mépris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeau, prêt à croire tous les contes, tellement fermé aux opérations compliquées de la Bourse, que les raccrochages les plus éhontés allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions. Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver à ses deux colonnes, il fut dérangé par Dejoie, qui l'appelait. " Ah ! dit-il, M. Jantrou est seul ? - Non, monsieur Jordan, pas encore... C'est votre dame qui est là et qui vous demande. " Très inquiet, Jordan se précipita. Depuis quelques mois, depuis que la Méchain avait enfin découvert qu'il écrivait sous son nom dans L'Espérance , il était traqué par Busch, pour les six billets de cinquante francs, signés autrefois à un tailleur. La somme de trois cents francs que représentaient les billets, il l'aurait encore payée ; mais ce qui l'exaspérait, c'était l'énormité des frais, ce total de sept cent trente francs quinze centimes, auquel était montée la dette. Pourtant, il avait pris un arrangement, s'était engagé à donner cent francs par mois ; et, comme il ne le pouvait pas, son jeune ménage ayant des besoins plus pressants, chaque mois les frais montaient davantage, les ennuis recommençaient, intolérables. En ce moment, il en était de nouveau à une crise aiguÃ. " Quoi donc ? " demanda-t-il à sa femme, qu'il trouva dans l'antichambre. Mais elle n'eut pas le temps de répondre, la porte du cabinet du directeur s'ouvrait violemment, et Saccard paraissait, criant " Ah ! ça, à la fin ! Dejoie, et M. Huret ? " Interloqué, le garçon de bureau bégaya. " Dame ! monsieur, il n'est pas là , je ne peux pas le faire venir plus vite, moi. " La porte fut refermée avec un juron, et Jordan, qui avait emmené sa femme dans un des cabinets voisins, put l'interroger à l'aise. " Quoi donc ? chérie. " Marcelle, si gaie et si brave d'habitude, dont la petite personne grasse et brune, le clair visage aux yeux rieurs, à la bouche saine, exprimait le bonheur, même dans les heures difficiles, semblait complètement bouleversée. " Oh ! Paul, si tu savais, il est venu un homme, oh ! un vilain homme affreux, qui sentait mauvais et qui avait bu, je crois... Alors, il m'a dit que c'était fini, que la vente de nos meubles était pour demain... Et il avait une affiche qu'il voulait absolument coller en bas, à la porte... - Mais c'est impossible ! cria Jordan. Je n'ai rien reçu, il y a d'autres formalités. - Ah ! oui, tu t'y connais encore moins que moi. Quand il vient des papiers, tu ne les lis seulement pas... Alors, pour qu'il ne collât pas l'affiche, je lui ai donné deux francs, et j'ai couru, et j'ai voulu te prévenir tout de suite. " Ils se désespérèrent. Leur pauvre petit ménage de l'avenue de Clichy, ces quatre meubles d'acajou et de reps bleu qu'ils avaient payés si difficilement à tant par mois, dont ils étaient si fiers, bien qu'ils en riaient parfois, le trouvant d'un goût bourgeois abominable ! Ils l'aimaient, parce qu'il avait fait partie de leur bonheur, dès la nuit des noces, dans ces deux étroites pièces, si ensoleillées, si ouvertes à l'espace, là -bas, jusqu'au mont Valérien ; et lui qui avait planté tant de clous, et elle qui s'était ingéniée à draper de l'andrinople, pour donner au logement un air artiste ! Etait-ce possible qu'on allait leur vendre tout ça, qu'on les chasserait de ce coin gentil, où même la misère leur était délicieuse ? " Ecoute, dit-il, je comptais demander une avance, je vais faire ce que je pourrai, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. " Alors, hésitante, elle lui confia son idée. " Moi, voici à quoi j'avais songé... Oh ! je ne l'aurais pas fait sans que tu veuilles bien ; et la preuve, c'est que je suis venue pour en causer avec toi... Oui, j'ai envie de m'adresser à mes parents. " Vivement, il refusa. " Non, non, jamais ! Tu sais que je ne veux rien leur devoir. " Certes, les Maugendre restaient très convenables. Mais il gardait sur le coeur leur attitude refroidie, lorsque, après le suicide de son père, dans l'écroulement de sa fortune, ils n'avaient consenti au mariage depuis longtemps projeté de leur fille, que sur la volonté formelle de cette dernière, et en prenant contre lui des précautions blessantes, entre autres celle de ne pas donner un sou, convaincus qu'un garçon qui écrivait dans les journaux devait tout manger. Plus tard, leur fille hériterait. Et tous deux, elle autant que lui d'ailleurs, avaient mis jusque-là une coquetterie à crever de faim, sans rien demander aux parents, en dehors du repas qu'ils faisaient chez eux, une fois par semaine, le dimanche soir. " Je t'assure, reprit-elle, c'est ridicule, notre réserve. Puisqu'ils n'ont que moi d'enfant, puisque tout doit me revenir un jour !... Mon père répète à qui veut l'entendre qu'il a gagné quinze mille francs de rentes, dans son commerce de bâches, à la Villette ; et, en plus, il y a leur petit hôtel, avec ce beau jardin, où ils se sont retirés... C'est stupide de nous faire tant de peine, lorsqu'ils regorgent de tout. Ils n'ont jamais été méchants, au fond. Je te dis que je vais aller les voir ! " Elle avait une bravoure souriante, l'air décidé, très pratique dans son désir de rendre heureux son cher mari, qui travaillait tant, sans avoir trouvé encore, chez la critique et dans le public, autre chose que beaucoup d'indifférence et quelques gifles. Ah ! l'argent, elle aurait voulu en avoir des baquets pour les lui apporter, et il aurait été bien bête de faire le délicat, puisqu'elle l'aimait et qu'elle lui devait tout. C'était son conte de fées, sa Cendrillon à elle les trésors de sa royale famille, qu'elle mettait, de ses petites mains, aux pieds de son prince ruiné, pour l'aider dans sa marche vers la gloire, à la conquête du monde. " Voyons, dit-elle gaiement, en l'embrassant, il faut bien que je te serve à quelque chose, tu ne peux pas avoir toute la peine. " Il céda, il fut convenu qu'elle allait tout de suite remonter aux Batignolles, rue Legendre, où ses parents demeuraient, et qu'elle reviendrait apporter l'argent, afin qu'il pût encore essayer de payer, le soir même. Et, comme il l'accompagnait jusqu'au palier, aussi ému que si elle était partie pour un grand danger, ils durent s'effacer et laisser passer Huret, qui arrivait enfin. Quand il retourna finir sa chronique dans la salle de rédaction, il entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou. Saccard, puissant à cette heure, redevenu le maÃtre, voulait être obéi, sachant qu'il les tenait tous par l'espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu'il jouait avec eux. " Ah ! vous voilà donc, cria-t-il en apercevant Huret Est-ce que c'est pour offrir au grand homme votre article encadré, que vous vous êtes attardé à la Chambre ?... J'en ai assez, vous savez, des coups d'encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c'est fini, qu'il faudra, à l'avenir, nous donner autre chose. " Interloqué, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien décidé à ne pas s'attirer des ennuis en le secourant, s'était mis à passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus. " Comment, autre chose ? finit par répondre le député, mais je vous donne ce que vous m'avez demandé !... Quand vous avez pris L'Espérance , cette feuille avancée du catholicisme et de la royauté, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c'est vous qui m'avez prié d'écrire une série d'articles élogieux, pour montrer à votre frère que vous n'entendiez pas lui être hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal. - La ligne du journal, précisément, reprit Saccard avec plus de violence, c'est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre... Est-ce que vous croyez que je veux m'inféoder à mon frère ? Certes, je n'ai jamais marchandé mon admiration et mon affection reconnaissantes à l'empereur, je n'oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n'est pas attaquer l'empire, c'est faire au contraire son devoir de sujet fidèle, que de signaler les fautes commises... La voilà , la ligne du journal dévouement à la dynastie, mais indépendance entière à l'égard des ministres, des personnalités ambitieuses qui s'agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries ! " Et il se livra à un examen de la situation politique, pour prouver que l'empereur était mal conseillé. Il accusait Rougon de n'avoir plus son énergie autoritaire, sa foi de jadis au pouvoir absolu, de pactiser enfin avec les idées libérales, dans l'unique but de garder son portefeuille. Lui, se tapait du poing contre la poitrine, en se disant immuable, bonapartiste de la première heure, croyant du coup d'Etat, convaincu que le salut de la France était, aujourd'hui comme autrefois, dans le génie et la force d'un seul. Oui, plutôt que d'aider à l'évolution de son frère, plutôt que de laisser l'empereur se suicider par de nouvelles concessions, il rallierait les intransigeants de la dictature, il ferait cause commune avec les catholiques, pour enrayer la chute rapide qu'il prévoyait. Et que Rougon prit garde, car L'Espérance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome ! Huret et Jantrou l'écoutaient, stupéfaits de sa colère, n'ayant jamais soupçonné en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s'avisa de vouloir défendre les derniers actes du gouvernement. " Dame ! mon cher, si l'empire va à la liberté, c'est que toute la France est là qui pousse ferme... L'empereur est entraÃné, Rougon se trouve bien obligé de le suivre. " Mais Saccard, déjà , sautait à d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques. " Et, tenez ! c'est comme notre situation extérieure, eh bien, elle est déplorable... Depuis le traité de Villafranca, après Solferino, l'Italie nous garde rancune de ne pas être allés jusqu'au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donné la Vénétie ; si bien que la voici alliée avec la Prusse, dans la certitude que celle-ci l'aidera à battre l'Autriche... Lorsque la guerre éclatera, vous allez voir la bagarre, et quel ennui sera le nôtre ; d'autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s'emparer des duchés, dans l'affaire du Danemark, au mépris d'un traité que la France avait signé c'est un soufflet, il n'y a pas à dire, nous n'avons plus qu'à tendre l'autre joue... Ah ! la guerre, elle est certaine, vous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiens, quand on a cru à une intervention possible de notre part dans les affaires d'Allemagne. Avant quinze jours peut-être, l'Europe sera en feu. " De plus en plus surpris, Huret se passionna, contre son habitude. " Vous parlez comme les journaux de l'opposition, vous ne voulez pourtant pas que L'Espérance emboÃte le pas derrière Le Siècle et les autres... Il ne vous reste plus qu'à insinuer, à l'exemple de ces feuilles, que, si l'empereur s'est laissé humilier, dans l'affaire des duchés, et s'il permet à la Prusse de grandir impunément, c'est qu'il a immobilisé tout un corps d'armée, pendant de longs mois, au Mexique. Voyons, soyez de bonne foi, c'est fini, le Mexique, nos troupes reviennent... Et puis, je ne vous comprends pas, mon cher, si vous voulez garder Rome au pape, pourquoi avez-vous l'air de blâmer la paix hâtive de Villafranca ? La Vénétie à l'Italie, mais c'est les Italiens à Rome avant deux ans, vous le savez comme moi ; et Rougon le sait aussi, bien qu'il jure le contraire, à la tribune... - Ah ! vous voyez que c'est un fourbe ! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au pape, entendez-vous ! sans que la France catholique entière se lève pour le défendre... Nous lui porterions notre argent, oui ! tout l'argent de l'Universelle ! J'ai mon projet, notre affaire est là , et vraiment, à force de m'exaspérer, vous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore ! " Jantrou, très intéressé, avait brusquement dressé l'oreille, commençant à comprendre, tâchant de faire son profit d'une parole surprise au passage. " Enfin, reprit Huret, je désire savoir à quoi m'en tenir, moi, à cause de mes articles, et il s'agit de nous entendre... Voulez-vous qu'on intervienne, voulez-vous qu'on n'intervienne pas ? si nous sommes pour le principe des nationalités, de quel droit irions-nous nous mêler des affaires de l'Italie et de l'Allemagne ?... Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck ? oui ! au nom de nos frontières menacées... " Mais Saccard, hors de lui, debout, éclata. " Ce que je veux, c'est que Rougon ne se fiche pas moi davantage !... Comment ! après tout ce que j'ai fait ! J'achète un journal, le pire de ses ennemis, j'en fais un organe dévoué à sa politique, je vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-là ne nous donnerait un coup d'épaule, j'en suis encore à attendre un service de sa part ! " Timidement, le député fit remarquer que, là -bas, en Orient, l'appui du ministre avait singulièrement aidé l'ingénieur Hamelin, en lui ouvrant toutes les portes, en exerçant une pression sur certains personnages. " Laissez-moi donc tranquille ! Il n'a pas pu faire autrement... Mais est-ce qu'il m'a jamais averti, la veille d'une hausse ou d'une baisse, lui qui est si bien placé pour tout savoir ? Souvenez-vous ! vingt fois je vous ai chargé de le sonder, vous qui le voyez tous les jours, et vous en êtes encore à m'apporter un vrai renseignement utile... Ce ne serait pourtant pas si grave, un simple mot que vous me répéteriez. - Sans doute, mais il n'aime pas ça, il dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours. - Allons donc ! est-ce qu'il a de ces scrupules avec Gundermann ! Il fait de l'honnêteté avec moi, et il renseigne Gundermann. - Oh ! Gundermann, sans doute ! Ils ont tous besoin de Gundermann, ils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui. " Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains. " Nous y voilà donc, vous avouez ! L'empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'à crouler devant leur toute- puissance. " Et il exhala sa haine héréditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriers, en marche depuis des siècles à travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand même, sous les crachats et les coups, à la conquête certaine du monde, qu'ils posséderont un jour par la force invincible de l'or. Et il s'acharnait surtout contre Gundermann, cédant à sa rancune ancienne, au désir irréalisable et enragé de l'abattre, malgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s'écraserait, s'il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien à l'intérieur, bien qu'il fût né en France ! car il faisait évidemment des voeux pour la Prusse, il l'aurait volontiers soutenue de son argent, peut-être même la soutenait-il en secret ! N'avait-il pas osé dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la France, cette dernière serait vaincue ! " J'en ai assez, comprenez-vous, Huret ! et mettez-vous bien ça dans la tête c'est que, si mon frère ne me sert à rien, j'entends ne lui servir à rien non plus... Quand vous m'aurez apporté de sa part une bonne parole, je veux dire un renseignement que nous puissions utiliser, je vous laisserai reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair ? " C'était trop clair. Jantrou, qui retrouvait son Saccard, sous le théoricien politique, s'était remis à peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huret, bousculé dans sa finasserie prudente de paysan normand, paraissait fort ennuyé, car il avait placé sa fortune sur les deux frères, et il aurait bien voulu ne se fâcher ni avec l'un ni avec l'autre. " Vous avez raison, murmura-t-il, mettons une sourdine, d'autant plus qu'il faut voir venir l'événement. Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. A la première nouvelle qu'il m'apprend, je saute dans un fiacre et je vous l'apporte. " Déjà , ayant joué son rôle, Saccard plaisantait. " C'est pour vous tous que je travaille, mes bons amis... Moi, j'ai toujours été ruiné et j'ai toujours mangé un million par an. " Et, revenant à la publicité " Ah ! dites donc, Jantrou, vous devriez bien égayer un peu votre bulletin de la Bourse... Oui, vous savez des mots pour rire, des calembours. Le public aime ça, rien ne l'aide comme l'esprit à avaler les choses... N'est-ce pas ? des calembours ! " Ce fut le tour du directeur d'être contrarié. Il se piquait de distinction littéraire. Mais il dut promettre. Et, comme il inventa une histoire, des femmes très bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus délicats de leur personne, les trois hommes, riant très fort, redevinrent les meilleurs amis du monde. Cependant, Jordan avait enfin terminé sa chronique, et l'impatience le prenait de voir revenir sa femme. Des rédacteurs arrivaient, il causa, puis retourna dans l'antichambre. Et, là , il était resté un peu scandalisé, de surprendre Dejoie, l'oreille collée contre la porte du directeur, en train d'écouter, tandis que sa fille Nathalie faisait le guet. " N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours là ... Je croyais qu'on m'avait appelé... " La vérité était que, mordu d'un âpre désir de gain, depuis qu'il avait acheté huit actions entièrement libérées de l'Universelle, avec les quatre mille francs d'économies laissées par sa femme, il ne vivait plus que pour l'émotion joyeuse de voir monter ces actions ; et, à genoux devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles d'oracle, il ne pouvait résister, quand il le savait là , au besoin de connaÃtre le fond de ses pensées, ce que disait le dieu dans le secret du sanctuaire. D'ailleurs, cela était encore dégagé de tout égoïsme, il ne songeait qu'à sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient déjà un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les six mille francs rêvés, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser son fils épouser la petite. A cette idée, son coeur se fondait, il regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait élevée, dont il était la vraie mère, dans le petit ménage si heureux qu'ils menaient ensemble, depuis le retour de nourrice. Mais il continua, très troublé, lâchant des paroles quelconques, pour cacher son indiscrétion. " Nathalie, qui est montée me dire un petit bonjour, vient de rencontrer votre dame, monsieur Jordan. - Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh ! elle courait ! " Son père la laissait sortir à sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle était trop froide au fond, trop résolue à faire elle-même son bonheur, pour compromettre par une sottise le mariage si longuement préparé. Avec sa taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pâle, elle s'aimait, d'une égoïste obstination, l'air souriant. Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'écria " Comment, dans la rue Feydeau ? " Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra, essoufflée. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva le rédacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur une banquette, au fond du couloir. " Eh bien ? - Eh bien, mon chéri, c'est fait, mais ça n'a pas été sans peine. " Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros ; et elle lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses ; elle ne pouvait avoir de secrets. Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient à l'égard de leur fille. Elle les trouvait moins tendres, préoccupés, lentement envahis d'une passion nouvelle, le jeu. C'était la commune histoire le père, un gros homme calme et chauve, à favoris blancs, la mère, sèche, active, ayant gagné sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant à ne plus rien faire. Lui, n'avait eu, dès lors, d'autre distraction que de toucher son argent. A cette époque, il tonnait contre toute spéculation, il haussait les épaules de colère et de pitié, en parlant des pauvres imbéciles qui se font dépouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-là , une somme importante lui étant rentrée, il avait eu l'idée de l'employer en reports ça, ce n'était pas de la spéculation, c'était un simple placement ; seulement, à partir de ce jour, il avait pris l'habitude, après son premier déjeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal était parti de là , la fièvre l'avait brûlé peu à peu, à voir la danse des valeurs, à vivre dans cet air empoisonné du jeu, l'imagination hantée de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente années à gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s'empêcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels coups il aurait faits, s'il n'avait pas juré de ne jamais jouer ! et il expliquait l'opération, il manoeuvrait ses fonds avec la savante tactique d'un général en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d'être devenu de première force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiète, lui déclarait qu'elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutôt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtant, une occasion s'était présentée, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu'un soir, les mains tremblantes d'une émotion délicieuse, il avait posé, sur la table à ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça à la Bourse un coup dont il était sûr, une débauche qu'il promettait bien de ne pas recommencer, qu'il avait risquée uniquement à cause de la serre. Elle, partagée entre la colère et le saisissement de sa joie, n'avait point osé le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opération à primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment où il limitait sa perte. Puis, que diable ! dans le tas, il y avait tout de même de bonnes affaires, il aurait été bien sot de laisser le voisin en profiter. Et, fatalement, il s'était mis à jouer à terme, petitement d'abord, s'enhardissant peu à peu, tandis qu'elle, toujours agitée par ses angoisses de bonne ménagère, les yeux en flammes pourtant au moindre gain, continuait à lui prédire qu'il mourrait sur la paille. Mais, surtout, le capitaine Chave, le frère de Mme Maugendre, blâmait son beau-frère. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien à la Bourse ; seulement, il était le malin des malins. Il allait là comme un employé va à son bureau, n'opérant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa pièce de vingt francs le soir des opérations quotidiennes, faites à coup sûr, d'une modestie telle, qu'elles échappaient aux catastrophes. Sa soeur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle était mariée ; mais il avait refusé, tenant à être libre, ayant des vices, occupant une seule pièce, au fond d'un jardin de la rue Nollet, où continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gâteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui répétant de ne pas jouer, de faire la vie plutôt ; et, quand ce dernier lui criait " Mais vous ? " il avait un geste énergique oh ! lui, c'était différent, il n'avait pas quinze mille francs de rente, sans ça ! S'il jouait, la faute en était à cette saleté de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu était que, mathématiquement, le joueur devait toujours perdre s'il gagne, il a à déduire le courtage et le droit de timbre ; s'il perd, il a en plus à payer les mêmes droits ; de sorte que, même en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, à la Bourse de Paris, ces droits produisent l'énorme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l'Etat, les coulissiers et les agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle confessait à son mari une partie de cette histoire. " Mon chéri, il faut dire que je suis mal tombée. Maman faisait une querelle à papa, à cause d'une perte qu'il a éprouvée à la Bourse... Oui, il parait qu'il n'en sort plus. Ça m'a l'air si drôle, lui qui autrefois n'admettait que le travail... Enfin, ils se disputaient, et il y avait là un journal, La Cote financière , que maman lui agitait sous le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prévu la baisse, elle. Alors, il est allé chercher autre journal, justement L'Espérance , et il a voulu lui montrer l'article où il avait pris son renseignement... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont fourrés là -dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne ! que maman commence à jouer, elle aussi malgré son air furieux. " Jordan ne put s'empêcher de rire, tellement elle était amusante, dans son chagrin à mimer la scène. " Bref, je leur ai dit notre gêne, je les ai priés de nous prêter deux cents francs, pour arrêter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se récrier deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille à la Bourse ! Est-ce que je me moquais d'eux ? est-ce que je voulais les ruiner ?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui étaient si gentils pour moi, qui auraient tout dépensé pour me faire des cadeaux ! Il faut vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gâter ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un tracas, n'ayant plus qu'à manger à l'aise la fortune si durement gagnée. - J'espère bien que tu n'as pas insisté, dit Jordan. - Mais si, j'ai insisté, et alors ils sont tombés sur toi... Tu vois que je te dis tout, je m'étais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça m'a échappé.. Ils m'ont répété qu'ils l'avaient bien prévu, que ce n'est pas un métier d'écrire dans les journaux, que nous finirions à l'hôpital... Enfin, comme je me mettais en colère à mon tour, j'allais partir, lorsque le capitaine est arrivé. Tu sais qu'il m'a toujours adorée, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables, d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait à papa s'il allait continuer à se faire voler... Maman m'a prise à l'écart, m'a glissé cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions quelques jours, le temps de nous retourner. - Cinquante francs ! une aumône ! et tu les as acceptés ? " Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa tranquille raison. " Voyons, ne te fâche pas... Oui, je les ai acceptés. Et j'ai si bien compris que jamais tu n'oserais les porter à l'huissier, que j'y suis allée tout de suite moi-même, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet. Mais figure-toi qu'il a refusé de les prendre, en m'expliquant qu'il avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait arrêter les poursuites... Oh ! Ce Busch ! Je ne hais personne, mais ce qu'il m'exaspère et me dégoûte, celui-là ! Ça ne fait rien, j'ai couru chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentât des cinquante francs et voilà ! nous en avons pour quinze jours à ne pas être tourmentés. " Une grosse émotion avait contracté le visage de Jordan, tandis que des larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux. " Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela ! - Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi ! Qu'est-ce que ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler tranquille ! " Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivée chez Busch, dans la crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'était pas payé à l'instant de toute la dette. Le drôle était qu'elle avait pris le régal de le mettre hors de lui, en lui contestant la légitime propriété de cette dette, ces trois cents francs de billets, montés avec les frais à sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-être pas coûté cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il étranglait de fureur d'abord, il les avait justement achetés très cher, ceux-là ; puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il lui fallait déployer dans cette chasse à l'homme, est-ce qu'il ne devait pas se rembourser, de tout ça ? Tant pis pour ceux qui se laissaient pincer ! Enfin, il avait tout de même pris les cinquante francs, parce que son système de prudence était de transiger toujours. " Ah ! petite femme, que tu es brave et que je t'aime ! " dit Jordan, qui se laissa aller à embrasser Marcelle, bien qu'à ce moment le secrétaire de la rédaction passât. Puis, baissant la voix " Combien te reste-t-il à la maison ? - Sept francs. - Bon ! reprit-il, très heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. Ça me coûte trop... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article au Figaro... Ah ! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit peu ! " Marcelle à son tour l'embrassait. " Oui, va, ça marchera très bien !... Tu remontes avec moi n'est-ce pas ? Ce sera gentil et nous achèterons, pour demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, où j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard. " Jordan après avoir prié un camarade de revoir ses épreuves, partit avec sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la rue, un coupé s'arrêtait justement devant la porte du journal ; et ils en virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite à Jantrou. Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut sur le point de remonter. En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut même pas s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idée de lui demander s'il ne savait rien. Malgré sa brusque fortune, elle le traitait toujours comme à l'époque où il venait chaque matin chez son père, M. de Ladricourt, avec l'échine basse du remisier en quête d'un ordre. Son père était d'une brutalité révoltante, elle ne pouvait oublier le coup de pied dont il l'avait jeté à la porte, dans la colère d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait à la source des nouvelles, elle était redevenue familière, elle tâchait de le confesser. " Eh bien, rien de nouveau ? - Ma foi, non, je ne sais rien. " Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadée qu'il ne voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de cette bête de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie et la Prusse. La spéculation s'affolait, une terrible baisse se déclarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du reste. Et elle était fort ennuyée, car elle ignorait jusqu'à quel point elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagées pour la liquidation prochaine. " Votre mari ne vous renseigne donc pas ? demanda plaisamment Jantrou. Il est pourtant bien placé, à l'ambassade. - Oh ! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dédaigneux, mon mari, je n'en tire plus rien. " Il s'égaya davantage, il poussa les choses jusqu'à faire allusion au procureur général Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses différences, quand elle se résignait à les payer. " Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni à la cour, palais ? " Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le quitter des yeux " Voyons, vous, soyez aimable... Vous savez quelque chose. " Déjà une fois, dans son enragement après toutes les jupes, malpropres ou élégantes, qui l'effleuraient, il avait songé à se la payer, comme il disait brutalement, cette joueuse, si familière avec lui. Mais, au premier mot, au premier geste, elle s'était redressée, si répugnée, si méprisante, qu'il avait bien juré de ne pas recommencer. Avec cet homme que son père recevait à coups de pied, ah ! jamais ! Elle n'en était pas encore là . " Aimable, pourquoi le serais-je ? dit-il en riant d'un air gêné. Vous ne l'êtes guère avec moi. " Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait le dos pour s'en aller, lorsque, de dépit, cherchant à la blesser, il ajouta " Vous venez de rencontrer Saccard à la porte, n'est-ce pas ? Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogé lui, puisqu'il n'a rien à vous refuser ? " Elle revint brusquement. " Que voulez-vous dire ? - Dame ! ce qu'il vous plaira de comprendre... Voyons, ne faites donc pas la cachottière, je vous ai vue chez lui, je le connais ! " Une révolte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore, remontait du fond trouble, de la boue où sa passion la noyait un peu chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement d'une voix nette et rude " Ah ! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous ? Vous êtes fou... Non, je ne suis pas la maÃtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu. " Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettré, la salua d'une révérence. " Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort... Croyez-moi, si c'est à recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui êtes toujours à la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant de peine sous le traversin de ce monsieur-là ... Oh ! mon Dieu ! oui, le nid y sera bientôt, vous n'aurez qu'à y fourrer vos jolis doigts. " Elle prit le parti de rire, comme résignée à faire la part de son cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide. Vraiment, s'en serait-elle tenue à sa corvée avec le glacial et osseux Delcambre. Cette femme aux lèvres si rouges, que l'on disait insatiable ? Le mois de juin s'écoula, l'Italie avait déclaré, le 15, la guerre à l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines à peine, par une marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquérir les deux Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations désarmées. La France n'avait pas bougé, les gens bien informés chuchotaient tout bas, à la Bourse, qu'une entente secrète la liait à la Prusse, depuis que Bismarck s'était rendu près de l'empereur, à Biarritz ; et l'on parlait mystérieusement des compensations qui devaient payer sa neutralité. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une désastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa, ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les valeurs. On croyait à une continuation acharnée de la guerre ; car, si l'Autriche était battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, à Custozza ; et l'on disait déjà qu'elle rassemblait les débris de son armée, en abandonnant la Bohème Les ordres de vente pleuvaient à la corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs. Le 4 juillet, Saccard, qui était monté au journal très tard, vers six heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps, dérangeaient des disparitions brusques, des bordées, d'où il revenait anéanti, les yeux troubles, sans qu'on pût savoir qui, des filles ou de l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-là , le journal se vidait, il ne restait guère que Dejoie, dÃnant sur le coin de sa table, dans l'antichambre. Et Saccard, après avoir écrit deux lettres, allait partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempête, sans même prendre le temps de refermer les portes. " Mon bon ami, mon bon ami... " Il étouffait, il mit les deux mains sur sa poitrine. " Je sors de chez Rougon... J'ai couru, parce que je n'avais pas de fiacre. Enfin, j'en ai trouvé un... Rougon a reçu une dépêche de là -bas. Je l'ai vue... Une nouvelle, une nouvelle... D'un geste violent, Saccard l'arrêta, et il se précipita pour fermer la porte, ayant aperçu Dejoie qui rôdait déjà , l'oreille tendue. " Enfin, quoi ? - Eh bien, l'empereur d'Autriche cède la Vénétie à l'empereur des Français, en acceptant sa médiation, et ce dernier va s'adresser aux rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice. " Il y eut un silence. " C'est la paix, alors ? - Evidemment. " Saccard, saisi, sans idée encore, laissa échapper un juron. " Tonnerre de Dieu ! et toute la Bourse qui est à la baisse ! " Puis, machinalement " Et cette nouvelle, pas une âme ne la sait ? - Non, la dépêche est confidentielle, la note ne paraÃtra pas même demain matin au Moniteur . Paris ne saura sans doute rien avant vingt-quatre heures. " Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de nouveau à la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'écoutait. Et il était hors de lui, il revint se planter devant le député, le saisit par les deux revers de sa redingote. " Taisez-vous ! pas si haut !... Nous sommes les maÃtres, si Gundermann et sa bande ne sont pas avertis... Entendez-vous ! pas un mot, à personne au monde ! ni à vos amis, ni à votre femme !... Justement, une chance ! Jantrou n'est pas là , nous serons seuls à savoir, nous aurons le temps d'agir... Oh ! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en êtes, nos collègues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se garde point à plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrétion se commet demain, avant la Bourse. " Huret, très ému, bouleversé de la grandeur du coup qu'ils allaient tenter, promit d'être absolument muet. Et ils se distribuèrent la besogne, ils décidèrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait déjà son chapeau, quand une question lui vint aux lèvres. " Alors, c'est Rougon qui vous a chargé de m'apporter cette nouvelle ? - Sans doute. " Il avait hésité, il mentait la dépêche, simplement, traÃnait sur le bureau du ministre, où il avait eu l'indiscrétion de la lire, étant resté seul une minute. Mais, son intérêt se trouvant dans une entente cordiale des deux frères, ce mensonge lui parut ensuite très adroit, d'autant plus qu'il les savait peu désireux de se voir et de causer de ces choses. " Allons, déclara Saccard, il n'y a pas à dire, il a été gentil, cette fois... En route ! " Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'était efforcé d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiévreux, ayant flairé la proie énorme qui passait dans l'air, si agité de cette odeur d'argent, qu'il se mit à la fenêtre du palier, pour les voir traverser la cour. La difficulté était d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi se quittèrent-ils dans la rue Huret se chargeait de la petite Bourse du soir, tandis que Saccard, malgré l'heure tardive, se lançait à la recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il désirait les diviser, les éparpiller le plus possible, par crainte d'éveiller un soupçon ; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte opération, sans trop l'étonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une grande fille blonde, qu'il savait être la maÃtresse d'un autre agent, Delarocque, le beau-frère de Jacoby ; et, comme elle disait justement qu'elle l'attendait, cette nuit-là , il la chargea de lui remettre deux mots écrits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait le soir à un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargé de prendre, le jour même. Mais sa plus grande chance, au moment où il rentrait, vers minuit, ce fut d'être accosté par Massias, qui sortait des Variétés. Ils remontèrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut le temps de se poser en original qui croyait à la hausse, oh ! pas tout de suite ; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom d'un groupe d'amis, ce qui était vrai en somme. Quand il se coucha, il avait pris position à la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs. Le lendemain matin, dès sept heures, Huret était chez Saccard, lui racontant comment il avait opéré, à la petite Bourse, devant le passage de l'Opéra, sur le trottoir, où il avait fait acheter le plus possible, avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres montaient à un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop modeste encore, résolurent de rentrer en campagne. Ils avaient la matinée. Mais, auparavant, ils se jetèrent sur les journaux, tremblant d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler leur combinaison. Non ! la presse ne savait rien, elle était toute à la guerre, encombrée par des dépêches, par de longs détails sur la bataille de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de l'après- midi, s'ils avaient à eux une heure de Bourse, une demi-heure seulement, le coup était fait, ils opéraient la grande rafle sur la juiverie, comme disait Saccard. Et ils se séparèrent de nouveau, chacun courut de son côté engager d'autres millions dans la bataille. Cette matinée-là , Saccard la passa à battre le pavé, flairant l'air, ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyé sa voiture, après sa première course faite, il entra chez Kolb, où le tintement de l'or lui fut délicieux à l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire ; et il eut la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour feindre d'être inquiet au sujet de celui qu'il avait donné la veille. Là aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque inquiétude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui la cause unique en était la profonde admiration du jeune employé pour l'intelligence financière du directeur de l'Universelle ; et, comme Mlle Chuchu commençait à lui coûter gros il risquait quelques petites opérations, il rêvait de connaÃtre les ordres de son grand homme et de se mettre dans son jeu. Enfin, après un déjeuner rapide chez Champeaux, où il avait eu la joie profonde d'entendre les doléances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-même, pronostiquant une nouvelle dégringolade des cours, Saccard, dès midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il désirait, selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur était accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches, dont la réverbération chauffait le péristyle d'un air lourd et embrasé de four ; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que les spéculateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la Méchain, qui se mirent à causer en le vivement voyant ; même il lui sembla que tous deux étaient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs tombées au ruisseau, en continuelle quête ? un instant, il en eut le frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, était plein de moqueries pour le petit jeu misérable du capitaine, ce louis gagné sur le comptant, comme au fond d'un café de province, après des parties de piquet acharnées voyons, ce jour-là ne pouvait-il risquer à coup sûr une opération sérieuse ? la baisse n'était-elle pas certaine, aussi éclatante que le soleil ? Et il appelait Saccard à témoin n'est-ce pas qu'on baisserait ? Lui, avait pris à la baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogé directement, Saccard répondit par des sourires, des hochements de tête vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait des bâches ; mais il s'était juré le silence absolu, il avait la férocité du joueur qui ne veut pas déranger la chance. Puis, à ce moment, il eut une distraction le coupé de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s'arrêter cette fois rue de la Banque. Tout d'un coup, il songea au baron Sandorff ; conseiller à l'ambassade d'Autriche la baronne savait sûrement, elle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. Déjà , il avait traversé la rue, il rôdait autour du coupé, immobile, muet, l'air mort, avec le cocher raidi sur le siège. Pourtant une des glaces s'abaissa, et il salua, s'approcha galamment. " Eh bien, monsieur Saccard, nous baissons encore ? " Il crut à un piège. " Mais oui, madame. " Puis, comme elle le regardait anxieusement, avec un vacillement des yeux qu'il connaissait bien chez les joueurs, il comprit qu'elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiède lui remonta au crâne, l'inonda de délices. " Alors, monsieur Saccard, vous n'avez rien à me dire ? - Ma foi, madame, rien que vous ne sachiez déjà , sans doute. " Et il la quitta en pensant " Toi, tu n'as pas été gentille, ça m'amusera que tu boives un coup. Peut-être, une autre fois, ça te rendra-t-il plus aimable. " Jamais elle ne lui avait paru plus désirable, il était certain de l'avoir à son heure. Comme il revenait sur la place de la Bourse, la vue de Gundermann, au loin, débouchant de la rue Vivienne, lui donna un nouveau frisson au coeur. Si rapetissé qu'il fût par l'éloignement, c'était bien lui, avec sa marche lente, sa tête qu'il portait droite et blême, sans regarder personne, comme seul, dans sa royauté, au milieu de la foule. Et il le suivait avec terreur, interprétait chacun de ses mouvements. L'ayant vu aborder Nathansohn, il crut tout perdu. Mais le coulissier se retirait, l'air déconfit, et il reprit espoir. Il trouvait décidément au banquier son air de tous les jours. Puis, brusquement, son coeur sauta de joie Gundermann venait d'entrer chez le confiseur faire son achat de bonbons pour ses petites filles ; et c'était là un signe certain, jamais il n'y entrait, les jours de crise. Une heure sonna, la cloche annonça l'ouverture du marché. Ce fut une Bourse mémorable, une de ces grandes journées de désastre, d'un de ces désastres à la hausse, si rares, dont le souvenir reste légendaire. Dans l'accablante chaleur, au début, les cours baissèrent encore. Puis, des achats brusques, isolés, comme des coups de feu de tirailleurs avant que la bataille s'engage, étonnèrent. Mais les opérations restaient lourdes quand même, au milieu de la méfiance générale. Les achats se multiplièrent, s'allumèrent de toutes parts, à la coulisse, au parapet ; on n'entendait plus que les voix de Nathansohn sous la colonnade, de Mazaud, de Jacoby, de Delarocque à la corbeille, criant qu'ils prenaient toutes les valeurs, à tous les prix ; et ce fut alors un frémissement, une houle croissante, sans que personne pourtant osât se risquer, dans le désarroi de ce revirement inexplicable. Les cours avaient légèrement monté, Saccard eut le temps de donner de nouveaux ordres à Massias, pour Nathansohn. Il pria également le petit Flory qui passait en courant, de remettre à Mazaud une fiche, où il le chargeait d'acheter, d'acheter toujours ; si bien que Flory, ayant lu la fiche, frappé d'un accès de foi, joua le jeu de son grand homme, acheta lui aussi pour son compte. Et ce fut à cette minute, à deux heures moins un quart, que le tonnerre éclata en pleine Bourse l'Autriche cédait la Vénétie à l'empereur, la guerre était finie. D'où venait cette nouvelle ? personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches à la fois, des pavés eux-mêmes. Quelqu'un l'avait apportée, tous la répétaient dans une clameur, qui grossissait avec la voix haute d'une marée d'équinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent à monter, au milieu de l'effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clôture, ils s'étaient relevés de quarante, de cinquante francs. Ce fut une mêlée inexprimable, une de ces batailles confuses où tous se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur peau, assourdis, aveuglés, n'ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueur, l'implacable soleil qui tapait sur les marches, mettait la Bourse dans un flamboiement d'incendie. Et, à la liquidation, lorsqu'on put évaluer le désastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonché de blessés et de ruines. Moser, le baissier, était parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l'unique fois qu'il avait désespéré de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa première perte sérieuse. La baronne Sandorff eut à payer de si grosses différences, que Delcambre, disait-on, se refusait à les donner ; et elle était toute blanche de colère et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d'ambassade, qui avait eu la dépêche entre les mains avant Rougon lui- même, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyé une défaite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupéfiait, comment n'avait-il pas été averti ? lui le maÃtre indiscuté du marché, dont les ministres n'étaient que les commis et qui tenait les Etats dans sa souveraine dépendance ! Il y avait là un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C'était un effondrement imprévu, imbécile, en dehors de toute raison et de toute logique. Cependant, l'histoire se répandit, Saccard passa grand homme. D'un coup de râteau, il venait de ramasser la presque totalité de l'argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l'Universelle, ou plutôt se fondre aux mains des administrateurs. A grand-peine, il finit par persuader à Mme Caroline que la part d'Hamelin, dans ce butin si légitimement conquis sur les juifs, était d'un million. Huret, lui, ayant été à la besogne, s'était taillé son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votèrent des remerciements et des félicitations à l'éminent directeur. Et un coeur surtout brûlait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagné dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave Sédille et Germaine Coeur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification à Jantrou, qui s'emportait de ce qu'on ne l'avait pas prévenu. Seul Dejoie demeurait mélancolique, car il devait garder l'éternel regret d'avoir senti, un soir, la fortune passer dans l'air, mystérieuse et vague, inutilement. Ce premier triomphe de Saccard sembla être comme une floraison de l'empire à son apogée. Il entrait dans l'éclat du règne, il en était un des reflets glorieux. Le soir même où il grandissait parmi les fortunes écroulées, à l'heure où la Bourse n'était plus qu'un champ morne de décombres, Paris entier se pavoisait, s'illuminait, ainsi que pour une grande victoire ; et des fêtes aux Tuileries, des réjouissances dans les rues, célébraient Napoléon III maÃtre de l'Europe si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu'il en disposât entre eux. A la Chambre, des voix avaient bien protesté, des prophètes de malheur annonçaient confusément le terrible avenir, la Prusse grandie de tout ce que la France avait toléré, l'Autriche battue, l'Italie ingrate. Mais des rires, des cris de colère étouffaient ces voix inquiètes, et Paris, centre du monde, flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments, au lendemain de Sadowa, en attendant les nuits noires et glacées, les nuits sans gaz, traversées par la mèche rouge des obus. Ce soir-là , Saccard, débordant de son succès, battit les rues, la place de la Concorde, les Champs-Elysées, tous les trottoirs où brûlaient des lampions. Emporté dans le flot montant des promeneurs, les yeux aveuglés par cette clarté de plein jour, il pouvait croire qu'on illuminait pour le fêter n'était-il pas, lui aussi, le vainqueur inattendu, celui qui s'élevait au milieu des désastres ? Un seul ennui venait de gâter sa joie, la colère de Rougon, qui terrible, avait chassé Huret, quand il avait compris d'où venait le coup de Bourse. Ce n'était donc pas le grand homme qui s'était montré bon frère, en lui envoyant la nouvelle ? Faudrait-il qu'il se passât de ce haut patronage, même qu'il attaquât le tout-puissant ministre ? Brusquement, en face du palais de la Légion d'honneur, que surmontait une gigantesque croix de feu, brasillant dans le ciel noir, il en prit la résolution hardie, pour le jour où il se sentirait les reins assez forts. Et, grisé par les chants de la foule et les claquements des drapeaux, il revint rue Saint-Lazare, au travers de Paris en flammes. Deux mois après, en septembre, Saccard, que sa victoire sur Gundermann rendait audacieux, décida qu'il fallait donner un nouvel élan à l'Universelle. Dans l'assemblée générale qui avait eu lieu à la fin d'avril, le bilan présenté portait, pour l'année 1864, un bénéfice de neuf millions, en y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelles, lors du doublement du capital. On avait amorti complètement le compte de premier établissement, servi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour cent, laissé à la réserve une somme de cinq millions, outre le dix pour cent réglementaire ; et, avec le million qui restait, on était arrivé à distribuer un dividende de dix francs par action. C'était un beau résultat pour une société qui n'avait pas deux ans d'existence. Mais Saccard procédait par coups de fièvre, appliquant au terrain financier la méthode de la culture intensive, chauffant, surchauffant le sol, au risque de brûler la récolte ; et il fit accepter, d'abord par le conseil d'administration, ensuite par une assemblée générale extraordinaire, qui se réunit le 15 septembre, une seconde augmentation du capital on le doublait encore, on l'élevait de cinquante à cent millions, en créant cent mille actions nouvelles, exclusivement réservées aux actionnaires, titre pour titre. Seulement, cette fois, les titres étaient émis à 675 francs, soit une prime de 175 francs, destinée à être versée au fonds de réserve. Les succès croissants, les affaires heureuses déjà faites, surtout les grandes entreprises que l'Universelle allait lancer, étaient les raisons invoquées pour justifier cette énorme augmentation du capital, doublé ainsi coup sur coup ; car il fallait bien donner à la maison une importance et une solidité en rapport avec les intérêts qu'elle représentait. D'ailleurs, le résultat fut immédiat les actions qui, depuis des mois, restaient stationnaires à la Bourse, au cours moyen de sept cent cinquante, montèrent à neuf cents, en trois jours. Hamelin n'avait pu revenir d'Orient, pour présider l'assemblée générale extraordinaire, et il écrivit à sa soeur une lettre inquiète, où il exprimait des craintes sur cette façon de mener l'Universelle au galop, d'un train fou. Il devinait bien qu'on avait fait encore, chez maÃtre Lelorrain, des déclarations mensongères. En effet, toutes les actions nouvelles n'avaient pas été légalement souscrites, la société était restée propriétaire des titres que refusaient les actionnaires ; et, les versements n'étant point exécutés, un jeu d'écritures avait passé ces titres au compte Sabatani. En outre, d'autres prête-noms, des employés, des administrateurs, lui avaient permis de souscrire elle-même à sa propre émission ; de sorte qu'elle détenait alors près de trente mille de ses actions, représentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu'elle était illégale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l'expérience a démontré que toute maison de crédit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais Mme Caroline n'en répondit pas moins gaiement à son frère, le plaisantant de ce qu'il devenait trembleur aujourd'hui, au point que c'était elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, être émerveillée, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vérité était qu'elle ne savait naturellement rien de ce qu'on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l'émotion de sympathie où la jetaient l'activité et l'intelligence de ce petit homme, l'aveuglaient. En décembre, le cours de mille francs fut dépassé. Et alors, en face de l'Universelle triomphante, la haute banque s'émut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l'air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payé ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu'un seul de ses familiers eût surpris sur ses lèvres une parole de colère et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d'ordinaire que c'était bien fait, que cela lui apprendrait à être moins étourdi ; et l'on souriait, car l'étourderie de Gundermann ne s'imaginait guère. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du coeur, l'idée d'avoir été battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionné, lui si froid, si maÃtre des faits et des hommes, lui était assurément insupportable. Aussi, dès cette époque, se mit-il à le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l'engouement qui accueillait l'Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succès trop rapides, les prospérités mensongères menaient aux pires désastres. Cependant, le cours de mille francs était encore raisonnable, et il attendait pour se mettre à la baisse. Sa théorie était qu'on ne provoquait pas les événements à la Bourse, qu'on pouvait au plus les prévoir et en profiter, quand ils s'étaient produits. La logique seule régnait, la vérité était, en spéculation comme ailleurs, une force toute-puissante. Dès que les cours s'exagéreraient par trop, ils s'effondreraient la baisse alors se ferait mathématiquement, il serait simplement là pour voir son calcul se réaliser et empocher son gain. Et, déjà , il fixait au cours de quinze cents francs son entrée en guerre. A quinze cents, il commença donc à vendre de l'Universelle, peu d'abord, davantage à chaque liquidation, d'après un plan arrêté d'avance. Pas besoin d'un syndicat de baissiers, lui seul suffirait, les gens sages auraient la nette sensation de la vérité et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyante, cette Universelle qui encombrait si rapidement le marché et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juive, il attendait froidement qu'elle se lézardât d'elle-même, pour la jeter par terre d'un coup d'épaule. Plus tard, on raconta que ce fut même Gundermann qui, en secret, facilita à Saccard l'achat d'une antique bâtisse, rue de Londres, que celui-ci avait l'intention de démolir, pour élever à la place l'hôtel de ses rêves, le palais où logerait fastueusement son oeuvre. Il était parvenu à convaincre le conseil d'administration, les ouvriers se mirent au travail, dès le milieu d'octobre. Le jour même où la première pierre fut posée, en grande cérémonie, Saccard se trouvait au journal, vers quatre heures, à attendre Jantrou, qui était allé porter des comptes rendus de la solennité dans les feuilles amies, lorsqu'il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d'abord demandé le rédacteur en chef, puis était tombée, comme par hasard, sur le directeur de l'Universelle, qui s'était mis galamment à sa disposition pour tous les renseignements qu'elle désirerait, en l'emmenant dans la pièce réservée, au fond du corridor. Et là , à la première attaque brutale, elle céda, sur le divan, ainsi qu'une fille, d'avance résignée à l'aventure. Mais une complication se produisit, il arriva que Mme Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une réponse à Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D'ailleurs, elle connaissait Dejoie qu'elle y avait placé, elle s'arrêtait toujours à causer une minute, heureuse de la gratitude qu'il lui témoignait. Ce jour-là , ne l'ayant pas trouvé dans l'antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d'écouter à la porte. Maintenant, c'était une maladie, il tremblait de fièvre, il collait son oreille à toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu'il avait entendu et compris, cette fois, l'avait un peu gêné ; et il souriait d'un air vague. " Il est là , n'est-ce pas ? " dit Mme Caroline, en voulant passer outre. Il l'avait arrêtée, balbutiant, n'ayant pas le temps de mentir. " Oui, il est là , mais vous ne pouvez pas entrer. - Comment, je ne peux pas entrer ? - Non, il est avec une dame. " Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l'aventure. " Quelle est cette dame ? " demanda-t-elle d'une voix brève. Il n'avait aucune raison de lui cacher le nom, à elle, sa bienfaitrice. Il se pencha à son oreille. " La baronne Sandorff... Oh ! il y a longtemps qu'elle tourne autour ! " Mme Caroline resta immobile un instant. Dans l'ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pâleur livide de son visage. Elle venait d'éprouver, en plein coeur, une douleur si aiguÃ, si atroce, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais tant souffert ; et c'était la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait là . Qu'allait-elle faire à présent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d'un scandale ? Et, comme elle demeurait sans volonté encore, étourdie, elle fut gaiement abordée par Marcelle, qui était montée pour prendre son mari. La jeune femme avait dernièrement fait sa connaissance. " Tiens ! c'est vous, chère madame... Imaginez-vous que nous allons au théâtre, ce soir ! Oh, c'est toute une histoire, il ne faut pas que ça coûte cher... Mais Paul a découvert un petit restaurant où nous nous régalons pour trente-cinq sous par tête... " Jordan arrivait, il interrompit sa femme en riant. " Deux plats, un carafon de vin, du pain à discrétion. - Et puis, continua Marcelle, nous ne prenons pas de voiture, c'est si amusant de rentrer à pied, quand il est très tard !... Ce soir, comme nous sommes riches, nous remonterons un gâteau aux amandes de vingt sous... Fête complète, noce à tout casser ! " Elle s'en alla, enchantée, au bras de son mari. Et Mme Caroline, qui était revenue avec eux dans l'antichambre, avait retrouvé la force de sourire. " Amusez-vous bien " , murmura-t-elle, la voix tremblante. Puis, elle partit à son tour. Elle aimait Saccard, elle en emportait l'étonnement et la douleur, comme d'une plaie honteuse qu'elle ne voulait pas montrer. VII - Deux mois plus tard, par un après-midi gris et doux de novembre, Mme Caroline monta à la salle des épures, tout de suite après le déjeuner, pour se mettre au travail. Son frère, alors à Constantinople, où il s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orient, l'avait chargée de revoir toutes les notes prises autrefois par lui, dans leur premier voyage, puis de rédiger une sorte de mémoire, qui serait comme un résumé historique de la question ; et, depuis deux grandes semaines, elle tâchait de s'absorber tout entière dans cette besogne. Ce jour-là , il faisait si chaud, qu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenêtre, d'où elle regarda un instant, avant de s'asseoir, les grands arbres nus de l'hôtel Beauvilliers, violâtres sur le ciel pâle. Il y avait près d'une demi-heure qu'elle écrivait, lorsque le besoin d'un document l'égara dans une longue recherche, parmi les dossiers entassés sur sa table. Elle se leva, alla remuer d'autres papiers, revint s'asseoir, les mains pleines ; et, comme elle classait des feuilles volantes, elle tomba sur des images de sainteté, une vue enluminée du Saint-Sépulcre, une prière encadrée des instruments de la Passion, souveraine pour assurer le salut, dans les moments de détresse où l'âme est en danger. Alors, elle se souvint, son frère avait acheté ces images à Jérusalem, en grand enfant pieux. Une émotion soudaine la saisit, des larmes mouillèrent ses joues. Ah ! ce frère, si intelligent, si longtemps méconnu, qu'il était heureux de croire, de ne pas sourire devant ce Saint-Sépulcre naïf pour boÃte à bonbons, de puiser une sereine force dans sa foi à l'efficacité de cette prière, rimée en vers de confiseur ! Elle le revoyait trop confiant, trop facile à se laisser duper peut-être, mais si droit, si tranquille, sans une révolte, sans une lutte même. Et elle qui, depuis deux mois, luttait et souffrait, elle qui ne croyait plus, brûlée de lectures, dévastée de raisonnements, avec quelle ardeur elle souhaitait, aux heures de faiblesse, d'être restée simple et ingénue comme lui, au point de pouvoir endormir son coeur saignant, en répétant trois fois, matin et soir, l'oraison enfantine que les clous et la lance, la couronne et l'éponge de la Passion entouraient ! Au lendemain du hasard brutal qui lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorff, elle s'était raidie de toute sa volonté, pour résister au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'était point la femme de cet homme, elle ne voulait point être sa maÃtresse passionnée jalouse jusqu'au scandale ; et sa misère était qu'elle continuait à ne pas se refuser, dans leur intimité de chaque heure. Cela venait de la façon paisible, simplement affectueuse, dont elle avait d'abord considéré leur aventure une amitié ayant abouti fatalement au don de la personne, comme il arrive entre homme et femme. Elle n'avait plus vingt ans, elle était devenue d'une grande tolérance, après la dure expérience de son mariage. A trente-six ans étant si sage, se croyant sans illusions, ne pouvait-elle donc fermer les yeux, se conduire plus en mère qu'en amante, à l'égard de cet ami auquel elle s'était résignée sur le tard, dans une minute d'absence morale, et qui, lui aussi, avait singulièrement dépassé l'âge des héros ? Parfois, elle répétait qu'on accordait trop d'importance à ces rapports des sexes, simples rencontres souvent, dont on embarrassait ensuite l'existence entière. D'ailleurs, elle souriait la première de l'immoralité de sa remarque, car n'étaient pas alors toutes les fautes permises, toutes les femmes à tous les hommes ? Et, pourtant, que de femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivale, que la pratique courante l'emporte en heureuse bonhomie sur la jalouse idée de la possession unique et totale ! Mais ce n'étaient là que des façons théoriques de rendre la vie supportable, elle avait beau se forcer à l'abnégation, continuer à être l'intendante dévouée, la servante d'intelligence supérieure qui veut bien donner son corps, quand elle a donné son coeur et son cerveau une révolte de sa chair, de sa passion la soulevait, elle souffrait affreusement de ne pas tout savoir, de ne pas rompre violemment, après avoir jeté à la face de Saccard l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'était domptée cependant, au point de se taire, de rester calme et souriante, et jamais, dans son existence si rude jusque- là , elle n'avait eu besoin de plus de force. Encore un instant, elle regarda les images de sainteté, qu'elle tenait toujours, avec son sourire douloureux d'incrédule, tout ému de tendresse. Mais elle ne les voyait plus, elle reconstruisait ce que Saccard avait pu faire la veille, ce qu'il faisait ce jour-là même, par un travail involontaire et incessant de son esprit, qui retournait d'instinct à cet espionnage, dès qu'elle ne l'occupait plus. Saccard, d'ailleurs, semblait mener sa vie accoutumée, le matin les tracas de sa direction, l'après-midi la Bourse, le soir les invitations à dÃner, les premières représentations, une vie de plaisirs, des filles de théâtre dont elle n'était point jalouse. Et, cependant, elle sentait bien un nouvel intérêt en lui, une chose qui lui prenait des heures occupées auparavant d'une autre façon, sans doute cette femme, des rendez-vous dans quelque endroit qu'elle se défendait de connaÃtre. Cela la rendait soupçonneuse et méfiante, elle se remettait malgré elle à " faire le gendarme " , comme disait son frère en riant, même au sujet des affaires de l'Universelle, qu'elle avait cessé de surveiller, tant sa confiance un moment était devenue grande. Des irrégularités la frappaient et la chagrinaient. Puis, elle était toute surprise de s'en moquer au fond, de ne pas trouver la force de parler ni d'agir, tellement une seule angoisse la tenait au coeur, cette trahison qu'elle aurait voulu accepter, qui l'étouffait. Et, honteuse de sentir les larmes la gagner de nouveau, elle cacha les images, avec le mortel regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une église, en pleurant pendant des heures toutes les larmes de son corps. Depuis dix minutes, Mme Caroline, calmée, s'était remise à rédiger le mémoire, lorsque le valet de chambre vint lui dire que Charles, un cocher renvoyé la veille, voulait absolument parler à madame. C'était Saccard qui, après l'avoir engagé lui-même, l'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hésita, puis consentit à le recevoir. Grand, beau garçon, avec la face et le cou rasés, se dandinant de l'air assuré et fat des hommes que les femmes paient, Charles se présenta insolemment. " Madame, c'est pour les deux chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me tenir compte. Sans doute, madame ne pense pas que je puisse faire une perte pareille... Et, comme madame est responsable, je veux que madame me rembourse mes chemises... Oui, je veux quinze francs. " Sur ces questions de ménage, elle était très sévère. Peut-être aurait-elle donné les quinze francs, pour éviter toute discussion. Mais l'effronterie de cet homme, pris la veille la main dans le sac, la révolta. " Je ne vous dois rien, je ne vous donnerai pas un sou... D'ailleurs, monsieur m'a mise en garde et m'a absolument défendu de faire quelque chose pour vous. " Alors, Charles s'avança, menaçant. " Ah ! monsieur a dit ça, je m'en doutais, et il a eu tort, monsieur, parce que nous allons rire... Je ne suis pas assez bête pour ne pas avoir remarqué que madame était la maÃtresse... " Rougissante, Mme Caroline se leva, voulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le temps, il continuait plus haut " Et peut-être que madame sera contente de savoir où va monsieur, de quatre à six, deux et trois fois par semaine, quand il est sûr de trouver la personne seule... " Elle était redevenue brusquement très pâle, tout son sang refluait à son coeur. D'un geste violent, elle tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle évitait d'apprendre depuis deux mois. " Je vous défends bien... " Seulement, il criait plus fort qu'elle. " C'est Mme la baronne Sandorff... M. Delcambre l'entretient et a loué, pour l'avoir à son aise, un petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin, presque au coin de la rue Saint-Nicolas, dans une maison où il y a une fruitière... Et monsieur y va donc prendre la place toute chaude... " Elle avait allongé le bras vers la sonnette, pour qu'on jetât cet homme dehors ; mais il aurait certainement continué devant les domestiques. " Oh ! quand je dis chaude !... J'ai une amie là -dedans, Clarisse, la femme de chambre, qui les a regardés ensemble, et qui a vu sa maÃtresse, un vrai glaçon, lui faire un tas de saletés... - Taisez-vous, malheureux !... Tenez ! voici vos quinze francs. " Et, d'un geste d'indicible dégoût, elle lui remit l'argent, comprenant que c'était la seule façon de le renvoyer. Tout de suite, en effet, il redevint poli. " Moi, je ne veux que le bien de madame... La maison où il y a une fruitière. Le perron au fond de la cour... C'est aujourd'hui jeudi, il est quatre heures, si madame veut les surprendre... " Elle le poussait vers la porte, sans desserrer les lèvres, livide. " D'autant plus qu'aujourd'hui madame assisterait peut-être bien à quelque chose de rigolo... Plus souvent que Clarisse resterait dans une boÃte pareille ! Et, quand on a eu de bons maÃtres, on leur laisse un petit souvenir, n'est-ce pas ?... Bonsoir, madame. " Enfin, il était parti. Mme Caroline resta quelques secondes immobile, cherchant, comprenant qu'une scène pareille menaçait Saccard. Puis, sans force, avec un long gémissement, elle vint s'abattre sur sa table de travail ; et les larmes qui l'étouffaient depuis si longtemps ruisselèrent. Cette Clarisse, une maigre fille blonde, venait simplement de trahir sa maÃtresse, en offrant à Delcambre de la lui faire surprendre avec un autre homme, dans le logement même qu'il payait. Elle avait d'abord exigé cinq cents francs ; mais, comme il était fort avare, elle dut, après marchandage, se contenter de deux cents francs, payables de la main à la main, au moment où elle lui ouvrirait la porte de la chambre. Elle couchait là , dans une petite pièce, derrière le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une délicatesse, pour ne pas confier le soin du ménage à la concierge. Le plus souvent, elle vivait oisive, n'ayant rien à faire entre les rendez-vous, au fond de ce logement vide, s'effaçant du reste, disparaissant, dès que Delcambre ou Saccard arrivait. C'était dans la maison qu'elle avait connu Charles qui longtemps était venu, la nuit, occuper avec elle le grand lit des maÃtres, encore ravagé par la débauche de la journée ; et même c'était elle qui l'avait recommandé à Saccard, comme un très bon sujet, très honnête. Depuis son renvoi, elle épousait sa rancune, d'autant plus que sa maÃtresse lui faisait des " crasses " et qu'elle avait une place où elle gagnerait cinq francs de plus par mois. D'abord, Charles voulait écrire au baron Sandorff ; mais elle avait trouvé plus drôle et plus lucratif d'organiser, avec Delcambre, une surprise. Et, ce jeudi-là , ayant tout préparé pour le grand coup, elle attendit. A quatre heures, lorsque Saccard arriva, la baronne Sandorff était déjà là , allongée sur la chaise longue, devant le feu. Elle se montrait d'habitude très exacte, en femme d'affaires qui sait le prix du temps. Les premières fois, il avait eu la désillusion de ne pas trouver l'ardente amoureuse qu'il espérait, chez cette femme si brune, aux paupières bleues, à la provocante allure de bacchante en folie. Elle était de marbre, lasse de son inutile effort à la recherche d'une sensation qui ne venait point, tout entière prise par le jeu, dont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puis, l'ayant sentie curieuse, sans dégoût, résignée à la nausée, si elle croyait y découvrir un frisson nouveau, il l'avait dépravée, obtenant d'elle toutes les caresses. Elle causait Bourse, lui tirait des renseignements ; et, comme le hasard aidant sans doute, elle gagnait depuis sa liaison, elle traitait un peu Saccard en fétiche, l'objet ramassé que l'on garde et que l'on baise, même malpropre, pour la chance qu'il vous porte. Clarisse avait fait un si grand feu, ce jour-là , qu'ils ne se mirent pas au lit, par un raffinement de rester devant les hautes flammes, sur la chaise longue. Dehors, la nuit allait se faire. Mais les volets étaient fermés, les rideaux soigneusement tirés ; et deux grosses lampes, aux globes dépolis, sans abat-jour, les éclairaient d'une lumière crue. A peine Saccard était-il entré, que Delcambre, à son tour descendit de voiture. Le procureur général Delcambre, personnellement lié avec l'empereur, en passe de devenir ministre, était un homme maigre et jaune de cinquante ans, à la haute taille solennelle, à la face rase, coupée de plis profonds d'une austère sévérité. Son nez dur, en bec d'aigle, semblait sans défaillance comme sans pardon. Et, lorsqu'il monta le perron, de son pas ordinaire, mesuré et grave, il avait toute sa dignité, son air froid des grands jours d'audience. Personne ne le connaissait dans la maison, il n'y venait guère qu'à la nuit tombée. Clarisse l'attendait dans l'étroite antichambre. " Si monsieur veut me suivre, et je recommande bien à monsieur de ne pas faire de bruit. " Il hésitait, pourquoi ne pas entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre ? Mais, à voix très basse, elle lui expliqua que le verrou était mis sûrement, qu'il faudrait briser tout et que madame, avertie, aurait le temps de s'arranger. Non ! ce qu'elle voulait, c'était la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vue, un jour, en risquant un oeil au trou de la serrure. Pour cela, elle avait imaginé quelque chose de bien simple. Sa chambre, autrefois, communiquait avec le cabinet de toilette par une porte, aujourd'hui fermée à clef ; et, la clef ayant été ensuite jetée au fond d'un tiroir, elle avait eu seulement à la reprendre là , puis à rouvrir ; de sorte que, grâce à cette porte condamnée, oubliée, on pouvait maintenant pénétrer sans bruit dans le cabinet de toilette, qui lui-même n'était séparé de la chambre que par une portière. Certainement, madame n'attendait personne de ce côté. " Que monsieur se confie entièrement à moi. J'ai intérêt, n'est-ce pas ? à la réussite. " Elle se glissa par la porte entrebâillée, disparut un instant, laissant Delcambre seul, dans son étroite chambre de bonne, au lit en désordre, à la cuvette d'eau savonneuse, et dont elle avait déjà déménagé sa malle, le matin, pour filer, dès que le coup serait fait. Puis, elle revint, referma doucement la porte sur elle. " Il faut que monsieur attende un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent. " Delcambre restait digne, sans un mot, debout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette fille qui le dévisageait. Cependant, il se lassait, un tic nerveux tirait toute la moitié gauche de son visage, dans la rage contenue dont le flot montait à son crâne. Le furieux mâle, aux appétits d'ogre, qu'il y avait en lui, caché derrière la glaciale sévérité de son masque professionnel, commençait à gronder sourdement, irrité de cette chair qu'on lui volait. Faisons vite, faisons vite " , répéta-t-il, sans savoir ce qu'il disait, les mains fiévreuses. Mais, lorsque Clarisse, disparue de nouveau, revint, un doigt sur les lèvres, elle le supplia de patienter encore. " Je vous assure, monsieur, soyez raisonnable, autrement vous perdrez le plus beau... Dans un moment, ça y sera en plein. " Et, Delcambre, les jambes brusquement cassées, dut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombait, il resta ainsi dans l'ombre, tandis que la femme de chambre, aux écoutes, ne perdait aucun des bruits légers qui venaient de la chambre, et qu'il entendait, lui, décuplés par un tel bourdonnement de ses oreilles, qu'ils lui paraissaient être le piétinement d'une armée en marche. Enfin, il sentit la main de Clarisse tâtonnant le long de son bras. Il comprit, lui donna, sans une parole, une enveloppe ; où il avait glissé les deux cents francs promis. Et elle marcha la première, écarta la portière du cabinet, le poussa dans la chambre, en disant " Tenez ! les v'lâ ! " Devant le grand feu, aux braises ardentes, Saccard était sur le dos, couché au bord de la chaise longue, n'ayant gardé que sa chemise, qui, roulée, remontée jusqu'aux aisselles, découvrait, de ses pieds à ses épaules, sa peau brune, envahie avec l'âge d'un poil de bête ; tandis que la baronne, entièrement nue, toute rose des flammes qui la cuisaient, était agenouillée ; et les deux grosses lampes les éclairaient d'une clarté si vive, que les moindres détails s'accusaient, avec un relief d'ombre excessif. Béant, suffoqué par ce flagrant délit anormal, Delcambre s'était arrêté, pendant que les deux autres, comme foudroyés, stupides de voir entrer cet homme par le cabinet, ne bougeaient pas, les yeux élargis et fous. " Ah ! cochons ! bégaya enfin le procureur général, cochons ! cochons ! " Il ne trouvait que ce mot, il le répéta sans fin, l'accentua du même geste saccadé, pour lui donner plus de force. Cette fois, d'un bond, la femme s'était levée, éperdue de sa nudité, tournant sur elle-même, cherchant ses vêtements, qu'elle avait laissés dans le cabinet de toilette, où elle ne pouvait aller les reprendre ; et, ayant mis la main sur un jupon blanc resté là , elle s'en couvrit les épaules, garda les deux bouts de la ceinture entre les dents, afin de le serrer autour de son cou, contre sa poitrine. L'homme, qui avait quitté aussi la chaise longue, rabattit sa chemise, l'air très ennuyé. " Cochons ! répéta encore Delcambre, cochons ! dans cette chambre que je paie ! " Et, montrant le poing à Saccard, s'affolant de plus en plus, à l'idée que ces ordures se faisaient sur un meuble acheté avec son argent, il délira. " Vous êtes ici chez moi, cochon que vous êtes ! Et cette femme est à moi, vous êtes un cochon et un voleur ! " Saccard, qui ne se fâchait pas, aurait voulu le calmer, fort embarrassé d'être ainsi en chemise, et tout à fait contrarié de l'aventure. Mais le mot de voleur le blessa. " Dame ! monsieur, répondit-il, quand on veut avoir une femme à soi tout seul, on commence par lui donner ce dont elle a besoin. " Cette allusion à son avarice acheva d'enrager Delcambre. Il était méconnaissable, effroyable, comme si le bouc humain, tout le priape caché lui sortait de la peau. Ce visage, si digne et si froid, avait brusquement rougi, et il se gonflait, se tuméfiait, s'avançait en un mufle furieux. L'emportement lâchait la brute charnelle, dans l'affreuse douleur de cette fange remuée. " Besoin, besoin, balbutia-t-il, besoin du ruisseau... Ah ! Garce ! " Et il eut vers la baronne un geste si violent, qu'elle prit peur. Elle était restée debout, immobile, ne parvenant à se voiler la gorge, avec le jupon, qu'en laissant à découvert le ventre et les cuisses. Alors, ayant compris que cette nudité coupable, ainsi étalée, l'exaspérait davantage, elle recula jusqu'à la chaise, s'y assit en serrant les jambes, en remontant les genoux, de façon à cacher tout ce qu'elle pouvait. Puis, elle demeura là , sans un geste, sans un mot, la tête un peu basse, les yeux obliques et sournois sur la bataille en femelle que les hommes se disputent, et qui attend, pour être au vainqueur. Saccard, courageusement, s'était jeté devant elle. " Vous n'allez pas la battre, peut-être ! " Les deux hommes se trouvèrent face à face. " Enfin, monsieur, reprit-il, il faut en finir. Nous ne pouvons pas nous disputer comme des cochers... C'est très vrai, je suis l'amant de madame. Et je vous répète que, si vous avez payé les meubles ici, moi j'ai payé... - Quoi ? - Beaucoup de choses par exemple, l'autre jour, les dix mille francs de son ancien compte chez Mazaud, que vous aviez absolument refusé de régler... J'ai autant de droits que vous. Un cochon, c'est possible ! mais un voleur, ah ! non ! Vous allez retirer le mot. " Hors de lui, Delcambre cria " Vous êtes un voleur, et je vais vous casser la tête, si vous ne déguerpissez pas à l'instant. " Mais Saccard, à son tour, s'irritait. Tout en remettant son pantalon, il protesta. " Ah ! ça, dites donc, vous m'embêtez, à la fin ! Je m'en irai si je veux... Ce n'est pas encore vous que me ferez peur, mon bonhomme ! " Et, quand il eut enfilé ses bottines, il tapa résolument des pieds sur le tapis, en disant " Là , maintenant, je suis d'aplomb, je reste. " Etouffant de rage, Delcambre s'était rapproché, le mufle en avant. " Sale cochon, veux-tu filer ! - Pas avant toi, vieille crapule ! - Et si je te flanque ma main sur la figure ! - Moi, je te plante mon pied quelque part ! " Nez à nez, les crocs dehors, ils aboyaient. Oublieux d'eux-mêmes, dans cette débâcle de leur éducation, dans ce flot de vase immonde du rut qu'ils se disputaient, le magistrat et le financier en vinrent à une querelle de charretiers ivres, à des mots abominables, qu'ils se lançaient, avec un besoin croissant de l'ordure, comme des crachats. Leurs voix s'étranglaient dans leur gorge, ils écumaient de la boue. Sur sa chaise, la baronne attendait toujours que l'un des deux eût jeté l'autre dehors. Et, calmée déjà , arrangeant l'avenir, elle n'était plus gênée que par la présence de la femme de chambre, qu'elle devinait derrière la portière du cabinet de toilette, restée là pour se faire un peu de bon sang. Cette fille, en effet, ayant allongé la tête, avec un ricanement d'aise, à entendre des messieurs se dirent des choses si dégoûtantes, les deux femmes s'aperçurent, la maÃtresse accroupie et nue, la servante droite et correcte, avec son petit col plat ; et elles échangèrent un flamboyant regard, la haine séculaire des rivales, dans cette égalité des duchesses et des vachères, quand elles n'ont plus de chemise. Mais Saccard, lui aussi, avait vu Clarisse. Il achevait de s'habiller violemment, enfilait son gilet et revenait lâcher une injure dans la figure de Delcambre, passait la manche gauche de sa redingote et en criait une autre, passait la manche droite et en trouvait d'autres, d'autres toujours, à pleins baquets, à la volée. Puis, tout d'un coup, pour en finir " Clarisse, venez donc !... Ouvrez les portes, ouvrez les fenêtres, pour que toute la maison et toute la rue entendent !... M. le Procureur général veut qu'on sache qu'il est ici, et je vais le faire connaÃtre, moi ! " Pâlissant, Delcambre recula, en le voyant se diriger vers une des fenêtres, comme s'il voulait en tourner la crémone. Ce terrible homme était très capable d'exécuter sa menace, lui qui se moquait du scandale. " Ah ! canaille, canaille ! murmura le magistrat. Ça fait bien la paire, vous et cette catin. Et je vous la laisse... - C'est ça, décampez ! On n'a pas besoin de vous... Au moins, ses factures seront payées, elle ne pleurera plus misère... Tenez ! voulez- vous six sous, pour prendre l'omnibus ? " Sous l'insulte, Delcambre s'arrêta un instant, au seuil du cabinet de toilette. Il avait de nouveau sa haute taille maigre, sa face blême, coupée de plis rigides. Il étendit le bras, il fit un serment. " Je jure que vous me paierez tout ça... Oh ! je vous retrouverai, prenez garde ! " Puis, il disparut. Tout de suite, derrière lui, on entendit la fuite d'une jupe c'était la femme de chambre qui, par crainte d'une explication, se sauvait, très égayée, à l'idée de la bonne farce. Saccard, secoué encore, piétinant, alla fermer les portes, revint dans la chambre, où la baronne était restée ; douée sur sa chaise. Il se promena à grands pas, repoussa dans la cheminée un tison qui s'écroulait ; et, la voyant seulement alors, si singulière et si peu couverte, avec ce jupon sur les épaules, il se montra très convenable. " Habillez-vous donc, ma chère... Et ne vous émotionnez pas. C'est bête, mais ce n'est rien, rien du tout... Nous nous reverrons ici, après-demain, pour nous arranger, n'est-ce pas ? Moi, il faut que je file, j'ai un rendez-vous avec Huret. " Et, comme elle remettait enfin sa chemise, et qu'il partait, il lui cria de l'antichambre " Surtout, si vous achetez de l'Italien, pas de bêtise ! ne le prenez qu'à prime. " Pendant ce temps, à la même heure, Mme Caroline, la tête abattue sur sa table de travail, sanglotait. Le brutal renseignement du cocher, cette trahison de Saccard qu'elle ne pouvait ignorer désormais, remuait en elle tous les soupçons, toutes les craintes qu'elle avait voulu y ensevelir. Elle s'était forcée à la tranquillité et à l'espoir, dans les affaires de l'Universelle, complice, par l'aveuglement de sa tendresse, de ce qu'on ne lui disait pas, de ce qu'elle ne cherchait pas à apprendre. Aussi, maintenant, se reprochait-elle, avec un violent remords, la lettre rassurante qu'elle avait écrite à son frère, lors de la dernière assemblée générale ; car elle le savait, depuis que sa jalousie lui ouvrait de nouveau les yeux et les oreilles, les irrégularités continuaient, s'aggravaient sans cesse, ainsi le compte Sabatani avait grossi, la société jouait de plus en plus, sous le couvert de ce prête-nom, sans parler des réclames énormes et mensongères, des fondations de sable et de boue qu'on donnait à la colossale maison, dont la montée si prompte, comme miraculeuse, la frappait de plus de terreur que de joie. Ce qui surtout l'angoissait, c'était ce terrible train, ce galop continu dont on menait l'Universelle, pareille à une machine, bourrée de charbon, lancée sur des rails diaboliques, jusqu'à ce que tout crevât et sautât, sous un dernier choc. Elle n'était point une naïve, une nigaude, que l'on pût tromper ; même ignorante de la technique des opérations de banque, elle comprenait parfaitement les raisons de ce surmenage, de cet enfièvrement, destiné à griser la foule, à l'entraÃner dans cette épidémique folie de la danse des millions. Chaque matin devait apporter sa hausse, il fallait faire croire toujours à plus de succès, à des guichets monumentaux, des guichets enchantés qui absorbaient des rivières, pour rendre des fleuves, des océans d'or. Son pauvre frère, si crédule, séduit, emporté, allait-elle donc le trahir, l'abandonner à ce flot qui menaçait, un jour, de les noyer tous ? Elle était désespérée de son inaction et de son impuissance. Cependant, le crépuscule assombrissait la salle des épures, que le foyer éteint n'éclairait même pas d'un reflet ; et, dans ces ténèbres accrues, Mme Caroline pleurait plus fort. C'était lâche de pleurer ainsi, car elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiétude sur les affaires de l'Universelle. Saccard, certainement, menait à lui seul le terrible galop, fouaillait la bête avec une férocité, une inconscience morale extraordinaire, quitte à la tuer. Il était l'unique coupable, elle avait un frisson à tâcher de lire en lui, dans cette âme obscure d'un homme d'argent, ignorée de lui-même, où l'ombre cachait de l'ombre, l'infini boueux de toutes les déchéances. Ce qu'elle n'y distinguait pas encore nettement, elle le soupçonnait, elle en tremblait. Mais la découverte lente de tant de plaies, la crainte d'une catastrophe possible ne l'auraient pas ainsi jeté sur cette table, pleurante et sans force, l'auraient au contraire redressée, dans un besoin de lutte et de guérison. Elle se connaissait, elle était une guerrière. Non ! si elle sanglotait si fort, telle qu'une enfant débile, c'était qu'elle aimait Saccard et que Saccard, à cette minute même, se trouvait avec une autre femme. Et cet aveu qu'elle était obligée de se faire, l'emplissait de honte, redoublait ses pleurs, au point de l'étouffer. " N'avoir pas plus de fierté, mon Dieu ! balbutiait-elle à voix haute. Etre à ce point fragile et misérable ! Ne pas pouvoir, quand on veut ! " A ce moment, dans la pièce noire, elle eut l'étonnement d'entendre une voix. C'était Maxime qui, en familier de la maison, venait d'entrer. " Comment ! vous êtes sans lumière, et vous pleurez ! " Confuse d'être ainsi surprise, elle s'efforça de maÃtriser ses sanglots, pendant qu'il ajoutait " Je vous demande pardon, je croyais mon père revenu de la Bourse... Une dame m'a prié de le lui amener à dÃner. " Mais le valet de chambre apportait une lampe, et il se retira, après l'avoir posée sur la table. Toute la vaste pièce s'était éclairée de la calme lumière qui tombait de l'abat-jour. " Ce n'est rien, voulut expliquer Mme Caroline, un bobo de femme, moi qui suis pourtant si peu nerveuse. " Et, les yeux secs, le buste droit, elle souriait déjà , de son air héroïque de combattante. Un instant, le jeune homme la regarda, si fièrement redressée, avec ses grands yeux clairs, ses fortes lèvres, son visage de bonté virile, l'épaisse couronne de ses cheveux blancs avait adouci et pénétré d'un grand charme ; et il la trouvait jeune encore, toute blanche ainsi, les dents également très blanches, une femme adorable, devenue belle. Puis il songea à son père, il eut un haussement d'épaules plein d'une méprisante pitié. " C'est lui, n'est-ce pas ? qui vous met dans un état pareil. " Elle voulut nier, mais elle étranglait, des larmes remontaient à ses paupières. " Ah ! ma pauvre madame, je vous disais bien que vous aviez des illusions sur papa et que vous en seriez mal récompensée... C'était fatal, qu'il vous mangeât, vous aussi ! " Alors, elle se souvint du jour où elle était allée lui emprunter les deux mille francs, pour l'acompte sur la rançon de Victor. Ne lui avait- il pas promis de causer avec elle, lorsqu'elle voudrait savoir ? L'occasion ne s'offrait-elle pas de tout apprendre du passé ? en le questionnant ? Et un irrésistible besoin la poussait maintenant qu'elle avait commencé de descendre, il lui fallait toucher le fond. Cela seul était brave, digne d'elle, utile à tous. Mais elle répugnait à cette enquête, elle prit un détour, ayant l'air de rompre la conversation. " Je vous dois toujours deux mille francs, dit-elle. Vous ne m'en voulez pas trop, de vous faire attendre ? " Il eut un geste, pour lui donner tout le temps désirable. Puis, brusquement " A propos, et mon petit frère, ce monstre ? - Il me désole, je n'ai encore rien dit à votre père... Je voudrais tant décrasser un peu le pauvre être, pour qu'on pût l'aimer ! " Un rire de Maxime l'inquiéta, et comme elle l'interrogeait des yeux " Dame ! je crois que vous prenez encore là un souci bien inutile. Papa ne comprendra guère toute cette peine... Il en a tant vu, des ennuis de famille ! " Elle le regardait toujours, si correct dans son égoïste jouissance de la vie, si joliment désabusé des liens humains, même de ceux que crée le plaisir. Il avait souri, goûtant seul la méchanceté cachée de sa dernière phrase. Et elle eut conscience qu'elle touchait au secret de ces deux hommes. " Vous avez perdu votre mère de bonne heure ? - Oui, je l'ai à peine connue... J'étais encore à Plassans, au collège, lorsqu'elle est morte, ici, à Paris... Notre oncle, le docteur Pascal, a gardé là -bas avec lui ma soeur Clotilde que je n'ai jamais revue qu'une fois. - Mais votre père s'est remarié ? " Il eut une hésitation. Ses yeux si clairs, si vides, s'étaient troublés d'une petite fumée rousse. " Oh ! oui, oui, remarié... La fille d'un magistrat, une Béraud du Châtel... Renée, pas une mère pour moi, une bonne amie... " Puis, d'un mouvement familier, s'asseyant près d'elle " Voyez-vous, il faut comprendre papa. Il n'est pas, mon Dieu ! pire que les autres. Seulement, ses enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe pour lui qu'après l'argent... Oh ! entendons- nous, il n'aime pas l'argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s'il en veut faire jaillir de partout, s'il en puise à n'importe quelles sources, c'est pour le voir couler chez lui en torrents, c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance... Que voulez-vous ? il a ça dans le sang, il nous vendrait, vous, moi, n'importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l'argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand ! " C'était bien ce que Mme Caroline avait compris, et elle écoutait Maxime, en approuvant d'un hochement de tête. Ah ! l'argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l'amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l'entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. A cette minute, elle le maudissait, l'exécrait dans la révolte indignée de sa noblesse et de sa droiture de femme. D'un geste, si elle en avait eu le pouvoir, elle aurait anéanti tout l'argent du monde, comme on écraserait le mal d'un coup de talon, pour sauver la santé de la terre. " Et votre père s'est remarié " , répéta-t-elle au bout d'un silence, d'une voix lente et embarrassée, dans un éveil confus de souvenirs. Qui donc, devant elle, avait fait allusion à cette histoire ? Elle n'aurait pu le dire une femme sans doute, quelque amie, aux premiers temps de son installation rue Saint-Lazare, lorsque le nouveau locataire était venu habiter le premier étage. Ne s'agissait-il pas d'un mariage d'argent, de quelque marché honteux conclu, et, plus tard, le crime n'était-il pas tranquillement entré dans le ménage, toléré et vivant là , un adultère monstrueux, touchant à l'inceste ? " Renée, reprit Maxime très bas, comme malgré lui, n'avait que quelques années de plus que moi... " Il avait levé la tête, il regardait Mme Caroline ; et, dans un abandon subit, dans une confiance irraisonnée en cette femme, qui lui semblait si bien portante et si sage, il conta le passé, non pas en phrases suivies, mais par lambeaux, par aveux incomplets, comme involontaire, qu'elle devait coudre. Etait-ce une ancienne rancune contre son père qu'il soulageait, cette rivalité qui avait existé entre eux, qui les faisait étrangers, aujourd'hui encore, sans intérêts communs ? Il ne l'accusait pas, semblait incapable de colère ; mais son petit rire tournait au ricanement, il parlait de ces abominations avec la joie mauvaise et sournoise de le salir, en remuant tant de vilenies. Et ce fut ainsi que Mme Caroline apprit tout au long l'effrayante histoire Saccard vendant son nom, épousant pour de l'argent une fille séduite ; Saccard, par son argent, sa vie folle et éclatante, achevant de détraquer cette grande enfant malade ; Saccard, dans un besoin d'argent, ayant à obtenir d'elle une signature, tolérant chez lui les amours de sa femme et de son fils, fermant les yeux en bon patriarche qui veut bien qu'on s'amuse. L'argent, l'argent roi, l'argent Dieu, au- dessus du sang, au-dessus des larmes, adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini de sa puissance ! Et, à mesure que l'argent grandissait, que Saccard se révélait à elle avec cette diabolique grandeur, Mme Caroline se trouvait prise d'une véritable épouvante, glacée, éperdue, à l'idée qu'elle était au monstre, après tant d'autres. " Voilà ! dit en s'amusant Maxime. Vous me faites de la peine, il vaut mieux que vous soyez prévenue cela ne vous fâche pas avec mon père. J'en serais désolé, parce que ce serait encore vous qui en pleureriez, et pas lui... Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse de lui prêter un sou ? " Comme elle ne répondait point, la gorge serrée, frappée au coeur, il se leva, donna un coup d'oeil à une glace, avec la tranquille aisance d'un joli homme, certain de sa correction dans la vie. Puis, il revint devant elle. " N'est-ce pas ? des exemples pareils vous vieillissent vite... Moi, je me suis rangé tout de suite, j'ai épousé une jeune fille qui était malade et qui est morte, je jure bien aujourd'hui qu'on ne me fera pas refaire des bêtises... Non ! voyez-vous, papa est incorrigible, parce qu'il n'a pas de sens moral. " Il lui prit la main, la garda un instant dans la sienne, en la sentant toute froide. " Je m'en vais, puisqu'il ne rentre pas... Mais ne vous faites donc pas de chagrin ! Je vous croyais si forte ! Et dites-moi merci, car il n'y a qu'une chose de bête c'est d'être dupe. " Enfin il partait, lorsqu'il s'arrêta à la porte, riant, ajoutant encore " J'oubliais, dites-lui que Mme de Jeumont veut l'avoir à dÃner... Vous savez, Mme de Jeumont, celle qui a couché avec l'empereur, pour cent mille francs... Et n'ayez pas peur car, si fou que papa soit resté, j'ose espérer qu'il n'est pas capable de payer une femme ce prix-là . " Seule, Mme Caroline ne bougea pas. Elle demeurait anéantie sur sa chaise, dans la vaste pièce tombée à un lourd silence, regardant fixement la lampe, de ses yeux élargis. C'était comme un brusque déchirement du voile ce qu'elle n'avait pas voulu distinguer nettement jusque-là , ce qu'elle ne faisait que soupçonner en tremblant, elle le voyait à cette heure dans sa crudité affreuse, sans complaisance possible. Elle voyait Saccard à nu, cette âme dévastée d'un homme d'argent, compliquée et trouble dans sa décomposition, il était en effet sans liens ni barrières, allant à ses appétits avec l'instinct déchaÃné de l'homme qui ne connaÃt d'autre borne que son impuissance. Il avait partagé sa femme avec son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui étaient tombés sous la main ; il s'était vendu lui- même, et il la vendrait elle aussi, il vendrait son frère, battrait monnaie avec leurs coeurs et leurs cerveaux. Ce n'était plus qu'un faiseur d'argent, qui jetait à la fonte les choses et les êtres pour en tirer de l'argent. Dans une brève lucidité, elle vit l'Universelle suer l'argent de toutes parts, un lac, un océan d'argent, au milieu duquel, avec un craquement effroyable, tout d'un coup, la maison croulait à pic. Ah ! l'argent, l'horrible argent qui salit et dévore ! D'un mouvement emporté, Mme Caroline se leva. Non, non ! c'était monstrueux, c'était fini, elle ne pouvait rester davantage avec cet homme. Sa trahison, elle la lui aurait pardonnée ; mais un écoeurement la prenait de toute cette ordure ancienne, une terreur l'agitait devant la menace des crimes possibles du lendemain. Elle n'avait plus qu'à partir sur-le-champ, si elle ne voulait pas elle-même être éclaboussée de boue, écrasée sous les décombres. Et le besoin lui venait d'aller loin, très loin, de rejoindre son frère au fond de l'Orient, plus encore pour disparaÃtre que pour l'avertir. Partir, partir tout de suite ! Il n'était pas six heures, elle pouvait prendre le rapide de Marseille, à sept heures cinquante-cinq, car cela lui semblait au-dessus de ses forces de revoir Saccard. A Marseille, avant de s'embarquer, elle ferait ses achats. Rien qu'un peu de linge dans une malle, une robe de rechange, et elle partait. En un quart d'heure, elle allait être prête. Puis, la vue de son travail, sur la table, le mémoire commencé, l'arrêta un instant. A quoi bon emporter cela, puisque tout devait crouler, pourri à la base ? Elle se mit pourtant à ranger avec soin les documents, les notes, par une habitude de bonne ménagère qui ne voulait rien laisser en désordre derrière elle. Cette besogne lui prit quelques minutes, calma la première fièvre de sa décision. Et c'était dans la pleine possession d'elle-même qu'elle donnait un dernier coup d'oeil autour de la pièce, avant de la quitter, lorsque le valet de chambre reparut et lui remit un paquet de journaux et de lettres. D'un coup d'oeil machinal, Mme Caroline regarda les suscriptions et, dans le tas, reconnut une lettre de son frère, qui lui était adressée. Elle arrivait de Damas, où Hamelin se trouvait alors, pour l'embranchement projeté, de cette ville à Beyrouth. D'abord, elle commença à la parcourir, debout, près de la lampe, se promettant de la lire lentement, plus tard, dans le train. Mais chaque phrase la retenait, elle ne pouvait plus sauter un mot, elle fini par se rasseoir devant la table et par se donner tout entière à la lecture passionnante de cette longue lettre, qui avait douze pages. Hamelin, justement, était dans un de ses jours de gaieté. Il remerciait sa soeur des dernières bonnes nouvelles qu'elle lui avait adressées de Paris, et il lui envoyait des nouvelles meilleures encore de là -bas, car tout y marchait à souhait. Le premier bilan de la Compagnie générale des Paquebots réunis s'annonçait superbe, les nouveaux transports à vapeur réalisaient de grosses recettes, grâce à leur installation parfaite et à leur vitesse plus grande. En plaisantant, il disait qu'on y voyageait pour le plaisir, et il montrait les ports de la côte envahis par le monde de l'Occident, il racontait qu'il ne pouvait faire une course à travers les sentiers perdus, sans se trouver nez à nez avec quelque Parisien du boulevard. C'était réellement, comme il l'avait prévu, l'Orient ouvert à la France. Bientôt, des villes repousseraient aux flancs fertiles du Liban. Mais, surtout, il faisait une peinture très vive de la gorge écartée du Carmel, où la mine d'argent était en pleine exploitation. Le site sauvage s'humanisait, on avait découvert des sources dans l'écroulement gigantesque de rochers qui bouchait le vallon au nord ; et des champs se créaient, le blé remplaçait les lentisques, tandis que tout un village déjà s'était bâti près de la mine, d'abord de simples cabanes de bois, un baraquement pour abriter les ouvriers, maintenant de petites maisons de pierre avec des jardins, un commencement de cité qui allait grandir, tant que les filons ne s'épuiseraient pas. Il y avait là près de cinq cents habitants, une route venait d'être achevée, qui reliait le village à Saint-Jean-d'Acre Du matin au soir, les machines d'extraction ronflaient, des chariots s'ébranlaient au claquement des fouets sonores, des femmes chantaient, des enfants jouaient et criaient, dans ce désert, dans ce silence de mort où seuls les aigles autrefois mettaient le bruit lent de leurs ailes. Et les myrtes et les genêts embaumaient toujours l'air tiède, d'une délicieuse pureté. Enfin, Hamelin ne tarissait pas sur la première ligne ferrée qu'il devait ouvrir, de Brousse à Beyrouth, par Angora et Alep. Toutes les formalités étaient terminées à Constantinople ; certaines modifications heureuses qu'il avait fait subir au tracé, pour le passage difficile des cols du Taurus, l'enchantaient ; et il parlait de ces cols, des plaines qui s'étendaient au pied des montagnes, avec le ravissement d'un homme de science qui y avait trouvé de nouvelles mines de charbon et qui croyait voir le pays se couvrir d'usines. Ses points de repère étaient posés, les emplacements des stations choisis, quelques-uns en pleine solitude une ville ici, une ville plus loin, des villes naÃtraient autour de chacune des stations, au croisement des routes naturelles. Déjà la moisson des hommes et des grandes choses futures était semée, tout germait, ce serait avant quelques années un monde nouveau. Et il finissait en embrassant bien tendrement sa soeur adorée, heureux de l'associer à cette résurrection d'un peuple, lui disant qu'elle y serait pour beaucoup, elle qui depuis si longtemps l'aidait de sa bravoure et de sa belle santé. Mme Caroline avait achevé sa lecture, la lettre restait ouverte sur la table, et elle songeait, les yeux de nouveau sur la lampe. Puis, machinalement, ses regards se levèrent, firent le tour des murs, s'arrêtant à chacun des plans, à chacune des aquarelles. A Beyrouth, le pavillon pour le directeur de la Compagnie des Paquebots réunis était à cette heure construit, au milieu de vastes magasins. Au mont Carmel, c'était ce fond de gorge sauvage, obstrué de broussailles et de pierres, qui se peuplait, pareil au nid gigantesque d'une population naissante. Dans le Taurus, ces nivellements, ces profils changeaient les horizons, ouvraient un chemin au libre commerce. Et, devant elle, de ces feuilles aux lignes géométriques, aux teintes lavées, que quatre pointes simplement clouaient, toute une évocation surgissait du lointain pays parcouru autrefois, tant aimé pour son beau ciel éternellement bleu, pour sa terre si fertile. Elle revoyait les jardins étagés de Beyrouth, les vallées du Liban aux grands bois d'oliviers et de mûriers, les plaines d'Antioche et d'Alep, immenses vergers de fruits délicieux. Elle se revoyait avec son frère en continuelles courses par cette merveilleuse contrée, dont les richesses incalculables se perdaient, ignorées ou gâchées, sans routes, sans industrie ni agriculture, sans écoles, dans la paresse et l'ignorance. Mais tout cela, maintenant, se vivifiait, sous une extraordinaire poussée de sève jeune. L'évocation de cet Orient de demain dressait déjà devant ses yeux des cités prospères, des campagnes cultivées, toute une humanité heureuse. Et elle les voyait, et elle entendait la rumeur travailleuse des chantiers, et elle constatait que cette vieille terre endormie, réveillée enfin, venait d'entrer en enfantement. Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l'argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. Des phrases de Saccard lui revenaient, des lambeaux de théories sur la spéculation. Elle se rappelait cette idée que, sans la spéculation, il n'y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondes, pas plus qu'il n'y aurait d'enfants, sans la luxure. Il faut cet excès de la passion, toute cette vie bassement dépensée et perdue, à la continuation même de la vie. Si, là -bas, son frère s'égayait, chantait victoire, au milieu des chantiers qui s'organisaient, des constructions qui sortaient du sol, c'était qu'à Paris l'argent pleuvait, pourrissait tout, dans la rage du jeu. L'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l'exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit l'argent, elle tombait maintenant devant lui dans une admiration effrayée lui seul n'était-il pas la force qui peut raser une montagne, combler un bras de mer, rendre la terre enfin habitable aux hommes, soulagés du travail, désormais simples conducteurs de machines ? Tout le bien naissait de lui, qui faisait tout le mal. Et elle ne savait plus, ébranlée jusqu'au fond de son être, décidée déjà à ne pas partir, puisque le succès paraissait complet en Orient et que la bataille était à Paris, mais incapable encore de se calmer, le coeur saignant toujours. Mme Caroline se leva, vint appuyer son front à la vitre d'une des fenêtres qui donnaient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. La nuit s'était faite, elle ne distinguait qu'une faible lueur dans la petite pièce écartée où la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne pas dépenser de feu. Vaguement, derrière la mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse, raccommodant elle- même quelque nippe, tandis qu'Alice peignait des aquarelles, bâclées à la douzaine, qu'elle devait vendre en cachette. Un malheur leur était arrivé, une maladie de leur cheval, qui pendant deux semaines les avait clouées chez elles, entêtées à ne pas être vues à pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette gêne si héroïquement cachée, un espoir désormais les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue des actions de l'Universelle, ce gain déjà très gros, qu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'or, le jour où elles réaliseraient, au cours le plus élevé. La comtesse se promettait une robe vraiment neuve, rêvait de donner quatre dÃners par mois, l'hiver, sans se mettre pour cela au pain et à l'eau pendant quinze jours. Alice ne riait plus, de son air d'indifférence affectée, lorsque sa mère lui parlait mariage, l'écoutait avec un léger tremblement des mains, en commençant à croire que cela se réaliserait peut-être, qu'elle pourrait avoir, elle aussi, un mari et des enfants. Et Mme Caroline, à regarder brûler la petite lampe qui les éclairait, sentait monter vers elle un grand calme, un attendrissement, frappée de cette remarque que l'argent encore, rien qu'un espoir d'argent, suffisait au bonheur de ces pauvres créatures. Si Saccard les enrichissait, ne le béniraient-elles pas, ne resterait-il pas, pour elles deux, charitable et bon ? La bonté était donc partout, même chez les pires, qui sont toujours bons pour quelqu'un, qui ont toujours, au milieu de l'exécration d'une foule, d'humbles voix isolées les remerciant et les adorant. A cette réflexion, sa pensée, tandis que ses yeux s'aveuglaient sur les ténèbres du jardin, s'en était allée vers l'Oeuvre du Travail. La veille, de la part de Saccard, elle y avait distribué des jouets et des dragées, en réjouissance d'un anniversaire ; et elle souriait involontairement, au souvenir de la joie bruyante des enfants. Depuis un mois, on était plus content de Victor, elle avait lu des notes satisfaisantes chez la princesse d'Orviedo, avec laquelle, deux fois par semaine, elle causait longuement de la maison. Mais, à cette image de Victor, qui tout d'un coup apparaissait, elle s'étonnait de l'avoir oublié, dans sa crise de désespoir, lorsqu'elle voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsi, compromettre la bonne action menée avec tant de peine ? De plus en plus pénétrante, une douceur montait de l'obscurité des grands arbres, un flot d'ineffable renoncement, de tolérance divine qui lui élargissait le coeur ; tandis que la petite lampe pauvre des dames de Beauvilliers continuait à briller là -bas, comme une étoile. Lorsque Mme Caroline revint devant sa table, elle eut un léger frisson. Quoi donc ? elle avait froid ! Et cela l'égaya, elle qui se vantait de passer l'hiver sans feu. Elle était comme au sortir d'un bain glacé, rajeunie et forte, le pouls très calme. Les matins de belle santé, elle se levait ainsi. Puis, elle eut l'idée de remettre une bûche dans la cheminée ; et, en voyant que le feu était mort, elle s'amusa à le rallumer elle-même, sans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travail, elle n'avait pas de petit bois, elle parvint à embraser les bûches, simplement avec de vieux journaux, qu'elle brûlait un à un. A genoux devant l'âtre, elle en riait toute seule. Un instant, elle resta là , heureuse et surprise. Voilà donc qu'une de ses grandes crises était encore passée, elle espérait de nouveau, quoi ? elle n'en savait toujours rien, l'éternel inconnu qui était au bout de la vie, au bout de l'humanité. Vivre, cela devait suffire, pour que la vie lui apportât sans cesse la guérison des blessures que la vie lui faisait. Une fois de plus, elle se rappelait les débâcles de son existence, son mariage affreux, sa misère à Paris, son abandon par le seul homme qu'elle eût aimé ; et, à chaque écroulement, elle retrouvait la vivace énergie, la joie immortelle qui la remettait debout, au milieu des ruines. Tout ne venait-il pas de crouler ? Elle restait sans estime pour son amant, en face de son effroyable passé, comme de saintes femmes sont devant les plaies immondes qu'elles pansent matin et soir, sans compter les cicatriser jamais. Elle allait continuer à lui appartenir, en le sachant à d'autres, en ne cherchant même pas à le leur disputer. Elle allait vivre dans un brasier, dans la forge haletante de la spéculation, sous l'incessante menace d'une catastrophe finale, où son frère pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle était quand même debout, presque insouciante, ainsi qu'au matin d'un beau jour, goûtant à faire face au danger une allégresse de bataille. Pourquoi ? pour rien raisonnablement, pour le plaisir d'être ! Son frère le lui disait, elle était l'invincible espoir. Saccard, lorsqu'il rentra, vit Mme Caroline enfoncée dans son travail, achevant, de sa ferme écriture, une page du mémoire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la tête, lui sourit d'un air paisible, tandis qu'il effleurait des lèvres sa belle et rayonnante chevelure blanche. " Vous avez beaucoup couru, mon ami ? - Oh ! des affaires à n'en plus finir ! J'ai vu le ministre des Travaux publics, j'ai fini par rejoindre Huret, j'ai dû retourner chez le ministre, où il n'y avait plus qu'un secrétaire... Enfin, j'ai la promesse pour là -bas. " En effet, depuis qu'il avait quitté la baronne Sandorff, il ne s'était plus arrêté, tout aux affaires, dans son emportement de zèle accoutumé. Elle lui remit la lettre d'Hamelin, qui l'enchanta ; et elle le regardait exulter du prochain triomphe, en se disant que, désormais, elle le surveillerait de près, afin d'empêcher les folies certaines. Pourtant, elle ne parvenait pas à lui être sévère. " Votre fils est venu vous inviter, au nom de Mme de Jeumont. " Il se récria. " Mais elle m'a écrit !... J'ai oublié de vous dire que j'y allais ce soir... Ce que cela m'assomme, fatigué comme je suis ! " Et il partit, après avoir de nouveau baisé ses cheveux blancs. Elle se remit à son travail, avec son sourire amical, plein d'indulgence. N'était-elle pas seulement une amie qui se donnait ? La jalousie lui causait une honte, comme si elle eût sali davantage leur liaison. Elle voulait être supérieure à l'angoisse du partage, dégagée de l'égoïsme charnel de l'amour. Etre à lui, le savoir à d'autres, cela n'avait pas d'importance. Et elle l'aimait pourtant, de tout son coeur courageux et charitable. C'était l'amour triomphant, ce Saccard, ce bandit du trottoir financier, aimé si absolument par cette adorable femme, parce qu'elle le voyait, actif et brave, créer un monde, faire de la vie. VIII - Ce fut le 1er avril que l'Exposition universelle de 1867 ouvrit, au milieu de fêtes, avec un éclat triomphal. La grande saison de l'empire commençait, cette saison de l'empire commençait, cette saison de gala suprême, qui allait faire de Paris l'auberge du monde, auberge pavoisée, pleine de musiques et de chants, où l'on mangeait, où l'on forniquait dans toutes les chambres. Jamais règne, à son apogée, n'avait convoqué les nations à une si colossale ripaille. Vers les Tuileries flamboyantes, dans une apothéose de féerie, le long défilé des empereurs, des rois et des princes, se mettait en marche des quatre coins de la terre. Et ce fut à la même époque, quinze jours plus tard, que Saccard inaugura l'hôtel monumental qu'il avait voulu, pour y loger royalement l'Universelle. Six mois venaient de suffire, on avait travaillé jour et nuit, sans perdre une heure, faisant ce miracle qui n'est possible qu'à Paris ; et la façade se dressait, fleurie d'ornements, tenant du temple et du café-concert, une façade dont le luxe étalé arrêtait le monde sur le trottoir. A l'intérieur, c'était une somptuosité, les millions des caisses ruisselant le long des murs. Un escalier d'honneur conduisait à la salle du conseil, rouge et or, d'une splendeur de salle d'opéra. Partout, des tapis, des tentures, des bureaux installés avec une richesse d'ameublement éclatante. Dans le sous-sol, où se trouvait le service des titres, des coffres-forts étaient scellés, immenses, ouvrant des gueules profondes de four, derrière les glaces sans tain des cloisons, qui permettaient au public de les voir, rangés comme les tonneaux des contes, où dorment les trésors incalculables des fées. Et les peuples avec leurs rois, en marche vers l'Exposition, pouvaient venir et défiler là c'était prêt, l'hôtel neuf les attendait, pour les aveugler, les prendre un à un à cet irrésistible piège de l'or, flambant au grand soleil. Saccard trônait dans le cabinet le plus somptueusement installé, un meuble Louis XIV, à bois doré, recouvert de velours de Gênes. Le personnel venait d'être augmenté encore, il dépassait quatre cents employés ; et c'était maintenant à cette armée que Saccard commandait, avec un faste de tyran adoré et obéi, car il se montrait très large de gratifications. En réalité, malgré son simple titre de directeur, il régnait, au-dessus du président du conseil, au-dessus du conseil d'administration lui-même, qui ratifiait simplement ses ordres. Aussi Mme Caroline vivait-elle désormais dans une continuelle alerte, très occupée à connaÃtre chacune de ses décisions, pour tâcher de se mettre en travers, s'il le fallait. Elle désapprouvait cette nouvelle installation, beaucoup trop magnifique, sans pouvoir cependant la blâmer en principe, ayant reconnu la nécessité d'un local plus vaste, aux beaux jours de tendre confiance, lorsqu'elle plaisantait son frère qui s'inquiétait. Sa crainte avouée, son argument, pour combattre tout ce luxe, était que la maison y perdait son caractère de probité décente, de haute gravité religieuse. Que penseraient les clients habitués à la discrétion monacale, au demi-jour recueilli du rez-de-chaussée de la rue Saint-Lazare, lorsqu'ils entreraient dans ce palais de la rue de Londres, aux grands étages égayés de bruits, inondés de lumière ? Saccard répondait qu'ils seraient foudroyés d'admiration et de respect, que ceux qui apportaient cinq francs, en tireraient dix de leur poche, saisis d'amour-propre, grisés de confiance. Et ce fut lui, dans sa brutalité du clinquant, qui eut raison. Le succès de l'hôtel était prodigieux, dépassait en vacarme efficace les plus extraordinaires réclames de Jantrou. Les petits rentiers dévots des quartiers tranquilles, les pauvres prêtres de campagne débarqués le matin du chemin de fer, bâillaient de béatitude devant la porte, en ressortaient rouges du plaisir d'avoir des fonds là -dedans. A la vérité, ce qui contrariait surtout Mme Caroline, c'était de ne plus pouvoir être toujours dans la maison même, à exercer sa surveillance. A peine lui était-il permis de se rendre rue de Londres, de loin en loin, sous un prétexte. Elle vivait seule à présent, dans la salle des épures, elle ne voyait guère Saccard que le soir. Il avait garde là son appartement, mais tout le rez-de-chaussée restait fermé, ainsi que les bureaux du premier étage ; et la princesse d'Orviedo, heureuse au fond de ne plus avoir le sourd remords de cette banque, cette boutique d'argent installée chez elle, ne cherchait pas même à louer, avec son insouciance voulue de tout gain, même légitime. La maison vide, résonnante à chaque voiture qui passait, semblait un tombeau. Mme Caroline n'entendait plus, au travers des plafonds, monter que ce silence frissonnant des guichets clos, d'où, sans relâche, pendant deux années, il lui était venu un léger tintement d'or. Les journées lui en paraissaient plus lourdes et plus longues. Elle travaillait pourtant beaucoup, toujours occupée par son frère, qui, d'Orient, lui envoyait des tâches d'écritures. Mais, parfois, dans son travail elle s'arrêtait, écoutait ; prise d'une anxiété instinctive, ayant besoin de savoir ce qui se passait en bas ; et rien, pas un souffle, l'anéantissement des salles déménagées, vides, noires, fermées à double tour. Alors, un petit froid la prenait, elle s'oubliait quelques minutes, inquiète. Que faisait-on, rue de Londres ? n'était-ce point à cette seconde précise, que se produisait la lézarde dont périrait l'édifice ? Le bruit se répandit, vague et léger encore, que Saccard préparait une nouvelle augmentation du capital. De cent millions, il voulait le porter à cent cinquante. C'était une heure de particulière excitation, l'heure fatale où toutes les prospérités du règne, les immenses travaux qui avaient transformé la ville, la circulation enragée de l'argent, les furieuses dépenses du luxe, devaient aboutir à une fièvre chaude de la spéculation. Chacun voulait sa part, risquait sa fortune sur le tapis vert, pour se décupler et jouir, comme tant d'autres, enrichis en une nuit. Les drapeaux de l'Exposition qui claquaient au soleil les illuminations et les musiques du Champ-de-Mars, les foules du monde entier inondant les rues, achevaient de griser Paris, dans un rêve d'inépuisable richesse et de souveraine domination. Par les soirées claires, de l'énorme cité en fête, attablée dans les restaurants exotiques, changée en foire colossale où le plaisir se vendait libre ment sous les étoiles, montait le suprême coup de démence, la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacées de destruction. Et Saccard, avec son flair de coupeur de bourses, avait tellement bien senti chez tous cet accès, ce besoin de jeter au vent son argent, de vider ses poches et son corps, qu'il venait de doubler les fonds destinés à la publicité, en excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'Exposition, tous les jours, c'étaient, dans la presse, des volées de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde un fait divers extraordinaire, l'histoire d'une dame qui avait oublié cent actions dans un fiacre ; un extrait d'un voyage en Asie Mineure, où il était expliqué que Napoléon avait prédit la maison de la rue de Londres ; un grand article de tête, où, politiquement, le rôle de cette maison était d'Orient ; sans compter les notes continuelles des journaux jugé par rapport à la solution prochaine de la question spéciaux, tous embrigadés, marchant en masse compacte. Jantrou avait imaginé, avec les petites feuilles financières, des traités à l'année, qui lui assuraient une colonne dans chaque numéro ; et il employait cette colonne, avec une fécondité, une variété d'imagination étonnantes, allant jusqu'à attaquer, pour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il méditait venait d'être lancée par le monde entier, à un million d'exemplaires. Son agence nouvelle était également créée, cette agence qui, sous le prétexte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de province, se rendait maÃtresse absolue du marché de toutes les villes importantes. Et L'Espérance enfin, habilement conduite, prenait de jour en jour une importance politique plus grande. On y avait beaucoup remarqué une série d'articles, à la suite du décret du 19 janvier, qui remplaçait l'adresse par le droit d'interpellation, nouvelle concession de l'empereur, en marche vers la liberté. Saccard, qui les inspirait, n'y faisait pas encore attaquer ouvertement son frère, resté ministre d'Etat quand même, résigné, dans sa passion du pouvoir, à défendre aujourd'hui ce qu'il condamnait hier ; mais on l'y sentait aux aguets, surveillant la situation fausse de Rougon, pris à la Chambre entre le tiers parti affamé de son héritage, et les cléricaux, ligués avec les bonapartistes autoritaires contre l'empire libéral ; et les insinuations commençaient déjà , le journal redevenait catholique militant, se montrait plein d'aigreur, à chacun des actes du ministre. L'Espérance passée à l'opposition, c'était la popularité, un vent de fronde achevant de lancer le nom de l'Universelle aux quatre coins de la France et du monde. Alors, sous cette poussée formidable de publicité, dans ce milieu exaspéré, mûr pour toutes les folies, l'augmentation probable du capital, cette rumeur d'une émission nouvelle de cinquante millions, acheva d'enfiévrer les plus sages. Des humbles logis aux hôtels aristocratiques, de la loge des concierges au salon des duchesses, les têtes prenaient feu, l'engouement tournait à la foi aveugle, héroïque et batailleuse. On énumérait les grandes choses déjà faites par l'Universelle, les premiers succès foudroyants, les dividendes inespérés, tels qu'aucune autre société n'en avait distribué à ses débuts. On rappelait l'idée si heureuse de la Compagnie des Paquebots réunis, si prompte en magnifiques résultats, cette Compagnie dont les actions faisaient déjà cent francs de prime ; et la mine d'argent du Carmel, d'un produit miraculeux, à laquelle un orateur sacré, lors du dernier carême de Notre-Dame, avait fait une allusion, en parlant d'un cadeau de Dieu à la chrétienté confiante ; et une autre société créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houille, et celle qui allait mettre en coupes réglées les vastes forêts du Liban, et la fondation de la Banque nationale turque, à Constantinople, d'une solidité inébranlable. Pas un échec, un bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchait, déjà un large ensemble de créations prospères donnant une base solide aux opérations futures, justifiant l'augmentation rapide du capital. Puis, c'était l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchauffées, cet avenir si gros d'entreprises plus considérables encore, qu'il nécessitait la demande des cinquante millions, dont l'annonce suffisait à bouleverser ainsi les cervelles. Là , le champ des bruits de Bourse et de salons était sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se détachait au milieu des autres projets, occupait toutes les conversations, niée par les uns, exaltée par les autres. Les femmes surtout se passionnaient, faisaient en faveur de l'idée une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoir, aux dÃners de gala, derrière les jardinières en fleur, à l'heure tardive du thé, jusqu'au fond des alcôves, il y avait des créatures charmantes, d'une câlinerie persuasive, qui catéchisaient les hommes " Comment, vous n'avez pas de l'Universelle ? Mais il n'y a que ça ! achetez vite de l'Universelle, si vous voulez qu'on vous aime ! " C'était la nouvelle Croisade, comme elles disaient, la conquête de l'Asie, que les croisés de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faire, et dont elles se chargeaient, elles, avec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'être bien renseignées, parlaient en termes techniques de la ligne mère qu'on allait ouvrir d'abord, de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, viendrait l'embranchement de Smyrne à Angora ; plus tard, celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas ; plus tard encore, celui de Damas à Beyrouth. Et elles souriaient, clignaient les yeux, chuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-être, oh ! dans longtemps, de Beyrouth à Jérusalem, par les anciennes villes du littoral, Saida, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, puis, mon Dieu ! qui sait ? de Jérusalem à Port-Saïd et à Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'était pas loin de Damas, et que, si une ligne ferrée était poussée jusque-là , ce serait un jour la Perse, l'Inde, la Chine, acquises à l'Occident. Il semblait que, sur un mot de leurs jolies bouches, les trésors retrouvés des califes resplendissaient, dans un conte merveilleux des Mille et une Nuits. Les bijoux, les pierreries du rêve, pleuvaient dans les caisses de la rue de Londres, tandis que fumait l'encens du Carmel, un fond délicat et vague de légendes bibliques, qui divinisait les gros appétits de gain. N'était-ce pas l'Eden reconquis, la Terre sainte délivrée, la religion triomphante, au berceau même de l'humanité ? Et elles s'arrêtaient, refusaient d'en dire davantage, les regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait même pas à l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraient, affectaient de le savoir. C'était le mystère, ce qui n'arriverait peut-être jamais, et qui peut-être éclaterait un jour comme un coup de foudre Jérusalem rachetée au sultan, donnée au pape, avec la Syrie pour royaume ; la papauté ayant un budget fourni par une banque catholique, le Trésor du Saint-Sépulcre, qui la mettrait à l'abri des perturbations politiques ; enfin, le catholicisme rajeuni, dégagé des compromissions, retrouvant une autorité nouvelle, dominant le monde, du haut de la montagne où le Christ a expiré. Maintenant, le matin, Saccard, dans son luxueux cabinet Louis XIV, était obligé de défendre sa porte, lorsqu'il voulait travailler ; car c'était un assaut, le défilé d'une cour venant comme au lever d'un roi, des courtisans, des gens d'affaires, des solliciteurs, une adoration et une mendicité effrénées autour de la toute-puissance. Un matin des premiers jours de juillet surtout, il se montra impitoyable, ayant donné l'ordre formel de n'introduire personne. Pendant que l'antichambre regorgeait de monde, d'une foule qui s'entêtait, malgré l'huissier, attendant, espérant quand même, il s'était enfermé avec deux chefs de service pour achever d'étudier l'émission nouvelle. Après l'examen de plusieurs projets, il venait de se décider en faveur d'une combinaison qui, grâce à cette émission nouvelle de cent mille actions, devait permettre de libérer complètement les deux cent mille actions anciennes, sur lesquelles cent vingt-cinq francs seulement avaient été versés ; et, afin d'arriver à ce résultat, l'action réservée aux seuls actionnaires à raison d'un titre nouveau pour deux titres anciens ; serait émise à huit cent cinquante francs, immédiatement exigibles, dont cinq cents francs pour le capital et une prime de trois cent cinquante francs pour la libération projetée. Mais des complications se présentaient, il y avait encore tout un trou à boucher, ce qui rendait Saccard très nerveux. Le bruit des voix, dans l'antichambre, l'irritait. Ce Paris à plat ventre, ces hommages qu'il recevait d'habitude avec une bonhomie de despote familier, l'emplissaient de mépris, ce jour-là . Et Dejoie, qui parfois lui servait d'huissier le matin, s'étant permis de faire le tour et d'apparaÃtre par une petite porte du couloir, il l'accueillit furieusement. " Quoi ? Je vous ai dit personne, personne, entendez-vous !... Tenez ! prenez ma canne, plantez-la à ma porte, et qu'il la baisent ! " Dejoie, impassible, se permit d'insister. " Pardon, monsieur, c'est la comtesse de Beauvilliers. Elle m'a supplié, et comme je sais que monsieur veut lui être agréable... - Eh ! cria Saccard emporté, qu'elle aille au diable avec les autres ! " Mais tout de suite il se ravisa, d'un geste de colère émue. " Faites-la entrer, puisqu'il est dit qu'on ne me fichera pas la paix !... Et par cette petite porte, pour que le troupeau n'entre pas avec elle. " L'accueil que Saccard fit à la comtesse de Beauvilliers fut d'une brusquerie d'homme tout secoué encore. La vue d'Alice, qui accompagnait sa mère, de son air muet et profond, ne le calma même pas. Il avait renvoyé les deux chefs de service, il ne songeait qu'à les rappeler pour continuer son travail. " Je vous en prie, madame, dites vite, car je suis horriblement pressé. " La comtesse s'arrêta, surprise, toujours lente, avec sa tristesse de reine déchue. " Mais, monsieur, si je vous dérange... " Il dut leur indiquer des sièges ; et la jeune fille, plus brave, s'assÃt la première, d'un mouvement résolu, tandis que la mère reprenait " Monsieur, c'est pour un conseil... Je suis dans l'hésitation la plus douloureuse, je sens que je ne me déciderai jamais toute seule... " Et elle lui rappela qu'à la fondation de la banque, elle avait pris cent actions, qui, doublées, lors de la première augmentation du capital et doublées encore lors de la seconde, faisaient aujourd'hui un total de quatre cents actions, sur lesquelles elle avait versé, primes comprises, la somme de quatre-vingt-sept mille francs. En dehors de ses vingt mille francs d'économies, elle avait donc dû, pour payer cette somme, emprunter soixante-dix mille francs sur sa ferme des Aublets. " Or, continua-t-elle, je trouve aujourd'hui un acquéreur pour les Aublets... Et, n'est-ce pas ? il est question d'une émission nouvelle, de sorte que je pourrais peut-être placer toute notre fortune dans votre maison. " Saccard s'apaisait, flatté de voir les deux pauvres femmes, les dernières d'une grande et antique race, si confiantes, si anxieuses devant lui. Rapidement, avec des chiffres, il les renseigna. " Une nouvelle émission, parfaitement, je m'en occupe... L'action sera de huit cent cinquante francs, avec la prime... Voyons, nous disons que vous avez quatre cents actions. Il va donc vous en être attribué deux cents, ce qui vous obligera à un versement de cent soixante-dix mille francs. Mais tous vos titres seront libérés, vous aurez six cents actions bien à vous, ne devant rien à personne. " Elles ne comprenaient pas, il dut leur expliquer cette libération des titres, à l'aide de la prime ; et elles restaient un peu pâles, devant ces gros chiffres, oppressées à l'idée du coup d'audace qu'il fallait risquer. " Comme argent, murmura enfin la mère, ce serait bien cela... On m'offre deux cent quarante mille francs des Aublets, qui en valaient autrefois quatre cent mille ; de sorte que, lorsque nous aurions remboursé la somme empruntée déjà , il nous resterait juste de quoi faire le versement... Mais, mon Dieu ! quelle terrible chose, cette fortune déplacée, toute notre existence jouée ainsi ! " Et ses mains tremblaient, il y eut un silence, pendant lequel elle songeait à cet engrenage qui lui avait pris d'abord ses économies, puis les soixante-dix mille francs empruntés, et qui menaçait maintenant de lui prendre la ferme entière. Son ancien respect de la fortune domaniale, en labours, en prés, en forêts, sa répugnance pour le trafic sur l'argent, cette basse besogne de juifs, indigne de sa race, revenaient et l'angoissaient, à cette minute décisive où tout allait être consommé. Muette, sa fille la regardait, de ses yeux ardents et purs. Saccard eut un sourire encourageant. " Dame ! il est bien certain qu'il faut que vous ayez confiance en nous... Seulement, les chiffres sont là . Examinez-les, et toute hésitation me semble dès lors impossible... Admettons que vous fassiez l'opération, vous avez donc six cents actions, qui, libérées, vous ont coûté la somme de deux cent cinquante-sept mille francs. Or, elles sont aujourd'hui au cours moyen de treize cents francs, ce qui vous fait un total de sept cent quatre-vingt mille francs. Déjà , vous avez plus que triplé votre argent... Et ça continuera, vous verrez la hausse, après l'émission ! Je vous promets le million avant la fin de l'année. - Oh ! maman ! " laissa échapper Alice, dans un soupir, comme malgré elle. Un million ! L'hôtel de la rue Saint-Lazare débarrassé de ses hypothèques, nettoyé de sa crasse de misère ! Le train de maison remis sur un pied convenable, tiré de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain ! La fille mariée avec une dot décente, pouvant avoir enfin un mari et des enfants, cette joie que se permet la dernière pauvresse des rues ! Le fils, que le climat de Rome tuait, soulagé là - bas, mis en état de tenir son rang, en attendant de servir la grande cause, qui l'utilisait si peu ! La mère rétablie en sa haute situation, payant son cocher, ne lésinant plus pour ajouter un plat à ses dÃners du mardi, et ne se condamnant plus au jeûne pour le reste de la semaine ! Ce million flambait, était le salut, le rêve. La comtesse, conquise, se tourna vers sa fille, pour l'associer à sa volonté. " Voyons, qu'en penses-tu ? " Mais celle-ci ne disait plus rien, fermait lentement les paupières, éteignant l'éclat de ses yeux. " C'est vrai, reprit la mère, souriante à son tour, j'oublie que tu veux me laisser maÃtresse absolue... Mais je sais combien tu es brave et tout ce que tu espères... " Et, s'adressant à Saccard " Ah ! monsieur, on parle de vous avec tant d'éloges !... Nous ne pouvons aller nulle part, sans qu'on nous raconte des choses très belles, très touchantes. Ce n'est pas seulement la princesse d'Orviedo, ce sont toutes mes amies qui sont enthousiastes de votre oeuvre. Beaucoup me jalousent d'être de vos premières actionnaires, et si on les écoutait, on vendrait jusqu'à ses matelas, pour prendre de vos actions. " Elle plaisantait doucement. " Je les trouve même un peu folles, oui ! un peu folles, oui ! C'est sans doute que je ne suis plus assez jeune... Ma fille est une de vos admiratrices. Elle croit en votre mission, elle fait de la propagande dans tous les salons où je la mène. Charmé, Saccard, regarda Alice, et elle était en ce moment si animée, si vibrante de foi, qu'elle lui parut vraiment très jolie, malgré son teint jaune et son cou trop mince, déjà fané. Aussi se trouvait-il grand et bon, à l'idée d'avoir fait le bonheur de cette triste créature, que l'espoir d'un mari suffisait à embellir. " Oh ! d'une voix basse et comme lointaine, c'est si beau, cette conquête, là -bas... Oui, une ère nouvelle, la croix rayonnante... " C'était le mystère, ce que personne ne disait ; et sa voix baissait encore, se perdait en un souffle de ravissement. Lui, d'ailleurs, la faisait taire d'un geste amical ; car il ne tolérait pas qu'on parlât en sa présence de la grande chose, le but suprême et caché. Son geste enseignait qu'il fallait toujours y tendre, mais n'en jamais ouvrir les lèvres. Dans le sanctuaire, les encensoirs se balançaient, aux mains des quelques initiés. Après un silence attendri, la comtesse se leva enfin. " Eh bien, monsieur, je suis convaincue, je vais écrire à mon notaire que j'accepte l'offre qui se présente pour les Aublets... Que Dieu me pardonne si je fais mal ! " Saccard, debout, déclara avec une gravité émue " C'est Dieu lui-même qui vous inspire, madame, soyez-en certaine. " Et, comme il les accompagnait jusque dans le couloir, évitant l'antichambre, où l'entassement continuait, il rencontra Dejoie, qui rôdait, l'air gêné. " Qu'y a-t-il ? Ce n'est pas quelqu'un encore, j'imagine ? - Non, non, monsieur... Si j'osais demander un avis à monsieur... C'est pour moi... " Et il manoeuvrait de telle façon que Saccard se retrouva dans son cabinet, tandis que lui restait sur le seuil, très déférent. " Pour vous ?... Ah ! c'est vrai, vous êtes actionnaire, vous aussi... Eh bien, mon garçon, prenez les nouveaux titres qui vont vous être réservés, vendez plutôt vos chemises pour les prendre. C'est le conseil que je donne à tous nos amis. - Oh ! monsieur, le morceau est trop gros, ma fille et moi n'avons pas tant d'ambition... Au début, il ai pris huit actions, avec les quatre mille francs d'économies que ma pauvre femme nous a laissés ; et je n'ai toujours que ces huit-là , parce que, n'est-ce pas ? aux autres émissions, lorsqu'on a doublé deux fois le capital, nous n'avons pas eu l'argent, pour accepter les titres qui nous revenaient... Non, non, il ne s'agit pas de ça, il ne faut pas être si gourmand !- Je voulais seulement demander à monsieur, sans l'offenser, si monsieur est d'avis que je vende. - Comment ! que vous vendiez ? " Alors, Dejoie, avec toutes sortes de circonlocutions quiètes et respectueuses, exposa son cas. Au cours de treize cents francs, ses huit actions représentaient dix mille quatre cents francs. Il pouvait donc largement donner à Nathalie les six mille francs de dot que le cartonnier exigeait. Mais, devant la hausse continue des titres, un appétit d'argent lui était venu, l'idée, vague d'abord, puis tyrannique, de se faire sa part, d'avoir à lui une petite rente de six cents francs, qui lui permettrait de se retirer. Seulement, un capital de douze mille francs ajouté aux six mille francs de sa fille, cela faisait l'énorme total de dix-huit mille francs ; et il désespérait d'arriver jamais à ce chiffre, car il avait calculé que, pour cela, il lui faudrait attendre le cours de deux mille trois cents francs. " Vous comprenez, monsieur, que si ça ne doit plus monter, j'aime mieux vendre, parce que le bonheur de Nathalie avant tout, n'est-ce pas ?... Tandis que, si ça monte encore, j'aurai un tel crève-coeur d'avoir vendu... " Saccard éclata. " Ah ! çà , mon garçon, vous êtes stupide !... Est-ce que vous croyez que nous allons nous arrêter à treize cents ? Est-ce que je vends, moi ?... Vous les aurez, vos dix-huit mille francs, j'en réponds. Et décampez ! et flanquez-moi dehors tout ce monde qui est là , en disant que je suis sorti ! " Quand il se retrouva seul, Saccard put rappeler les deux chefs de service et terminer son travail en paix. Il fut décidé qu'une assemblée générale extraordinaire aurait lieu en août, pour voter la nouvelle augmentation du capital. Hamelin, qui devait la présider, débarqua à Marseille, dans les derniers jours de juillet. Sa soeur, depuis deux mois, à chacune de ses lettres, lui conseillait de revenir, d'une façon de plus en plus pressante. Elle avait, au milieu du succès brutal qui se déclarait chaque jour davantage, la sensation d'un danger sourd, une crainte irraisonnée, dont elle n'osait même parler ; et elle préférait que son frère fût là , à se rendre compte des choses par lui-même, car elle en arrivait à douter d'elle, craignant d'être sans force contre Saccard, de se laisser aveugler, au point de trahir ce frère qu'elle aimait tant. N'aurait-il pas fallu lui avouer sa liaison, qu'il ne soupçonnait certainement pas, dans son innocence d'homme de foi et de science, traversant la vie en dormeur éveillé ? Cette idée lui était extrêmement pénible ; et elle se laissait aller aux capitulations lâches, elle discutait avec le devoir, qui, très net, lui ordonnait maintenant qu'elle connaissait Saccard et son passé, de tout dire, pour qu'on se méfiât. Dans ses heures de force, elle se faisait la promesse d'avoir une explication décisive, de ne pas abandonner sans contrôle le maniement de sommes d'argent si considérables à des mains criminelles, entre lesquelles tant, de millions déjà avaient craqué, s'étaient effondrés, écrasant le monde. C'était le seul parti à prendre, viril et honnête, digne d'elle. Puis sa lucidité se troublait, elle faiblissait, temporisait, ne trouvait plus, comme griefs, que des irrégularités, communes à toutes les maisons de crédit, affirmait-il. Peut-être avait-il raison de lui dire en riant que le monstre dont elle avait peur, c'était le succès, ce succès de Paris qui retentit et frappe en coup de foudre, et qui la laissait tremblante, ainsi que sous l'imprévu et l'angoisse d'une catastrophe. Elle ne savait plus, il y avait même des heures où elle l'admirait davantage, pleine de cette infinie tendresse qu'elle lui gardait, tout en ayant cessé de l'estimer. Jamais elle n'aurait cru son coeur si compliqué, elle se sentait femme, elle redoutait de ne plus pouvoir agir. Et c'est pourquoi elle se montra très heureuse du retour de son frère. Ce fut, dès le soir du retour d'Hamelin, que Saccard, dans la salle des épures où ils étaient certains de n'être pas dérangés, voulut lui soumettre les résolutions que le conseil d'administration aurait à approuver, avant de les faire voter par l'assemblée générale. Mais le frère et la soeur devancèrent l'heure du rendez-vous, d'un tacite accord, et ils se trouvèrent un instant seuls, ils purent causer. Hamelin revenait très gai, ravi d'avoir mené à bien l'affaire complexe des chemins de fer, dans ce pays d'Orient, si endormi de paresse, si obstrué d'obstacles politiques, administratifs et financiers. Enfin, le succès était complet, les premiers travaux allaient commencer, des chantiers s'ouvriraient, de toutes parts, aussitôt que la société aurait achevé de se constituer à Paris. Et il se montrait si enthousiaste, si confiant en l'avenir, que ce fut pour Mme Caroline une nouvelle cause de silence, tellement cela lui coûtait de gâter cette belle joie. Cependant, elle exprima des doutes, le mit en garde contre l'engouement qui emportait le public. Il l'arrêta, la regarda en face savait-elle quelque chose de louche ? pourquoi ne parlait-elle pas ? Et elle ne parla pas, elle ne trouvait à articuler rien de net. Saccard, qui n'avait pas encore revu Hamelin, lui sauta au cou, l'embrassa, avec son exubérance méridionale. Puis, lorsque ce dernier lui eut confirmé ses dernières lettres, en lui donnant des détails sur l'absolue réussite de son long voyage, il s'exalta. " Ah ! mon cher, cette fois, nous allons être les maÃtres de Paris, les rois du marché... Moi aussi, j'ai bien travaillé j'ai une idée extraordinaire. Vous allez voir. " Tout de suite, il lui expliqua sa combinaison, pour porter le capital de cent à cent cinquante millions, en émettant cent mille actions nouvelles, et pour libérer du même coup tous les titres, aussi bien les anciens que les nouveaux. Il lançait l'action à huit cent cinquante francs, se faisait ainsi, avec les trois cent cinquante francs de prime, une réserve qui, augmentée des sommes déjà mises de côté à chaque bilan, atteignait le chiffre de vingt-cinq millions ; et il ne lui restait qu'à trouver une pareille somme, pour obtenir les cinquante millions nécessaires à la libération des deux cent mille actions anciennes. Or, c'est ici qu'il avait eu son idée extraordinaire, celle de faire dresser un bilan approximatif des gains de l'année courante, gains qui, selon lui, monteraient à un minimum de trente-six millions. Il y puisait tranquillement les vingt-cinq millions qui lui manquaient. Et l'Universelle allait ainsi, à partir du 31 décembre 1867, avoir un capital définitif de cent cinquante millions, divisé en trois cent mille actions entièrement libérées. On unifiait les actions, on les mettait au porteur, de façon à faciliter leur libre circulation sur le marché. C'était le triomphe définitif, l'idée de génie. " Oui, de génie ! cria-t-il, le mot n'est pas trop fort ! " Un peu étourdi, Hamelin feuilletait les pages du projet, examinait les chiffres. " Je n'aime guère ce bilan si actif, dit-il enfin. Ce sont de véritables dividendes que vous allez donner là à vos actionnaires, puisque vous libérez leurs titres ; et il faut être certain que toutes les sommes sont bien acquises autrement, on nous accuserait avec raison d'avoir distribué des dividendes fictifs. " Saccard s'emporta. " Comment ! mais je suis au-dessous de l'estimation ! Voyez donc si je n'ai pas été raisonnable est-ce que les Paquebots, est-ce que le Carmel, est-ce que la Banque turque ne vont pas donner des gains supérieurs à ceux que j'ai inscrits ? Vous m'apportez de là -bas des bulletins de victoire, tout marche, tout prospère, et c'est vous qui me chicanez sur la certitude de notre succès ! " Souriant, Hamelin le calma d'un geste. Si, si ! il avait la foi. Seulement, il était pour le cours régulier des choses. " En effet, dit doucement Mme Caroline, à quoi bon se presser ? Ne pourrait-on attendre avril pour cette augmentation de capital ?... Ou encore, puisque vous avez besoin de vingt-cinq millions de plus, pourquoi n'émettez-vous pas les actions à mille ou douze cents francs tout de suite, ce qui vous éviterait d'anticiper sur les gains du prochain bilan ? " Un instant interloqué, Saccard la regardait, en s'étonnant qu'elle eût trouvé cela. " Sans doute, à onze cents francs, au lieu de huit cent cinquante, les cent mille actions produiraient juste les vingt-cinq millions. - Eh bien, c'est tout trouvé, alors, reprit-elle. Vous ne craignez pas que les actionnaires regimbent. Ils donneront aussi bien onze cents francs que huit cent cinquante. - Ah ! oui, certes ! ils donneront tout ce qu'on voudra ! et ils se battront encore, à qui donnera davantage !... Les voilà en folie, ils démoliraient l'hôtel pour nous apporter leur argent. " Mais, brusquement, il revint à lui, il eut un sursaut de violente protestation. " Qu'est-ce que vous me chantez là ? Je ne veux pas leur demander onze cents francs, à aucun prix ! Ce serait vraiment trop bête et trop simple... Comprenez donc que, dans ces questions de crédit, il faut toujours frapper l'imagination. L'idée de génie, c'est de prendre dans la poche des gens l'argent qui n'y est pas encore. Du coup, ils s'imaginent qu'ils ne le donnent pas, que c'est un cadeau qu'on leur fait. Et puis, vous ne voyez pas l'effet colossal de ce bilan anticipé paraissant dans tous les journaux, de ces trente-six millions de gain annoncés d'avance, à toute fanfare !... La Bourse va prendre feu, nous dépassons le cours de deux mille, et nous montons, et nous montons, et nous ne nous arrêtons plus ! " Il gesticulait, il était debout, se grandissant sur ses petites jambes ; et, en vérité, il devenait grand, le geste dans les étoiles, en poète de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir. C'était son système instinctif, l'élan même de tout son être, cette façon de fouailler les affaires, de les mener au triple galop de sa fièvre. Il avait forcé le succès, allumé les convoitises par cette foudroyante marche de l'Universelle trois émissions en trois ans, le capital sautant de vingt-cinq à cinquante, à cent, à cent cinquante millions, dans une progression qui semblait annoncer une miraculeuse prospérité. Et les dividendes, eux aussi, procédaient par bonds rien la première année, puis dix francs, puis trente-trois francs, puis les trente-six millions, la libération de tous les titres ! Et cela dans le surchauffement mensonger de toute la machine, au milieu des souscriptions fictives, des actions gardées par la société pour faire croire au versement intégral, sous la poussée que le jeu déterminait à la Bourse, où chaque augmentation du capital exagérait la hausse ! Hamelin, toujours enfoncé dans l'examen du projet, n'avait pas soutenu sa soeur. Il hocha la tête, il revint aux observations de détail. " N'importe ! c'est incorrect, votre bilan anticipé, du moment que les gains ne sont pas acquis... Je ne parle même plus de nos entreprises, bien qu'elles soient à la merci des catastrophes, comme toutes les oeuvres humaines... Mais je vois là le compte Sabatani, trois mille et tant d'actions qui représentent plus de deux millions. Or, vous les mettez à notre crédit, et c'est à notre débit qu'il faudrait les mettre, puisque Sabatani n'est que notre homme de paille. N'est-ce pas ? nous pouvons nous dire cela, entre nous... Et, tenez ! je reconnais également ici plusieurs de nos employés, même quelques-uns de nos administrateurs, tous des prête-noms, oh ! je le devine, vous n'avez pas besoin de me le dire.. Cela me fait trembler, de voir que nous gardons un si grand nombre de nos actions. Non seulement, nous n'encaissons pas, mais nous nous immobilisons, et nous finirons par nous dévorer un jour. " Du regard, Mme Caroline l'encourageait, car il disait enfin toutes ses craintes, il trouvait la cause de ce sourd malaise, qui grandissait en elle, avec le succès. " Ah ! le jeu ! murmura-t-elle. - Mais nous ne jouons pas ! cria Saccard. Seulement, il est bien permis de soutenir ses valeurs, et nous serions vraiment ineptes de ne pas veiller à ce que Gundermann et les autres ne déprécient pas nos titres en jouant contre nous à la baisse. S'ils n'ont point trop osé encore, cela peut venir. C'est pourquoi je suis assez content d'avoir en main un certain nombre de nos actions ; et, je vous en préviens, si l'on m'y force, je suis même prêt à en acheter, oui ! j'en achèterai, plutôt que de les laisser tomber d'un centime ! " Il avait prononcé ces derniers mots avec une force extraordinaire, comme s'il eût prêté le serment de mourir plutôt que d'être battu. Puis, il s'apaisa d'un effort, il se mit à rire, de son air de bonhomie un peu grimaçante. " Voyons, voilà que ça va recommencer, la méfiance ! Je croyais que nous nous étions expliqués une fois pour toutes sur ces choses. Vous aviez consenti à vous remettre entre mes mains, laissez-moi donc agir ! Je ne veux que votre fortune, une grande, grande fortune ! " Il s'interrompit, baissa la voix, comme effrayé lui-même de l'énormité de son désir. " Vous ne savez pas ce que je veux ? Je veux le cours de trois mille francs. " D'un geste, il l'indiquait dans le vide, il le voyait monter comme un astre, incendier l'horizon de la Bourse, ce cours triomphal de trois mille francs. " C'est fou ! dit Mme Caroline. - Dès que le cours aura dépassé deux mille francs, déclara Hamelin ; toute hausse nouvelle deviendra un danger ; et, quant à moi, je vous avertis que je vendrai, pour ne pas tremper dans une pareille démence. " Mais Saccard se mit à chantonner. On dit toujours qu'on vendra, et puis on ne vend pas. Il les enrichirait malgré eux. De nouveau, il souriait, très caressant, légèrement moqueur. " Confiez-vous à moi, il me semble que je n'ai pas trop mal conduit vos affaires... Sadowa vous a rapporté un million. " C'était vrai, les Hamelin n'y songeaient plus ils avaient accepté ce million, pêché dans les eaux troubles de la Bourse. Ils restèrent un moment silencieux, pâlissants, avec ce trouble au coeur des gens honnêtes encore, qui ne sont plus certains d'avoir fait leur devoir. Est-ce qu'eux-mêmes étaient pris de la lèpre du jeu ? est-ce qu'ils se pourrissaient, dans ce milieu enragé de l'argent, où leurs affaires les forçaient à vivre ? " Sans doute, finit par murmurer l'ingénieur, mais si j'avais été là .. ; " Saccard ne voulut pas le laisser achever. " Laissez donc, n'ayez aucun remords c'est de l'argent reconquis sur ces sales juifs ! " Tous les trois s'égayèrent. Et Mme Caroline, qui s'était assise, eut un geste de tolérance et d'abandon. Pouvait-on se laisser manger et ne pas manger les autres ? C'était la vie. Il aurait fallu des vertus trop sublimes ou la solitude sans tentation d'un cloÃtre. " Voyons, voyons ! continuait-il gaiement, n'ayez pas l'air de cracher sur l'argent c'est idiot d'abord, et ensuite il n'y a que les impuissants qui dédaignent une force.. Ce serait illogique de vous tuer au travail pour enrichir les autres, sans vous tailler votre légitime part. Autrement, couchez-vous et dormez ! " Il les dominait, ne leur permettait plus de placer un mot. " Savez-vous que vous allez bientôt avoir en poche une jolie somme !... Attendez ! " Et, avec une pétulance d'écolier, il s'était précipité à la table de Mme Caroline, avait pris un crayon et une feuille de papier, sur laquelle il alignait des chiffres. " Attendez ! Je vais vous faire votre compte. Oh ! je le connais... Vous avez eu, à la fondation, cinq cents actions, doublées une première fois, puis doublées encore, ce qui vous en fait actuellement deux mille. Vous en aurez donc trois mille, après notre émission prochaine. " Hamelin tenta de l'interrompre. " Non ! non ! je sais que vous avez de quoi les payer, avec les trois cent mille francs de votre héritage d'une part, et avec votre million de Sadowa de l'autre... Regardez ! vos deux mille premières actions vous ont coûté quatre cent trente-cinq mille francs, les mille autres vous coûteront huit cent cinquante mille francs, en tout douze cent quatre- vingt-cinq mille francs... Donc, il vous restera encore quinze mille francs pour faire le jeune homme, sans compter vos appointements de trente mille francs, que nous allons porter à soixante mille. " Etourdis, tous deux l'écoutaient, finissaient par s'intéresser violemment à ces chiffres. " Vous voyez bien que vous êtes honnêtes, que vous payez ce que vous prenez... Mais tout ça, c'est des bagatelles. J'en voulais venir à ceci... " Il se releva, brandit la feuille de papier, d'un air de victoire. " Au cours de trois mille, vos trois mille actions vous donneront neuf millions. - Comment ! au cours de trois mille ! s'écrièrent-ils, protestant du geste contre cette obstination dans la folie. - Eh ! sans doute ! Je vous défends bien de vendre plus tôt, je saurai vous en empêcher, oui ! par la force, par le droit qu'on a d'empêcher ses amis de faire des bêtises... Le cours de trois mille, il me le faut, je l'aurai ! " Que répondre à ce terrible homme, dont la voix perçante, pareille à une voix de coq, sonnait le triomphe ? Ils rirent de nouveau en affectant de hausser les épaules. Et ils déclarèrent qu'ils étaient bien tranquilles, que le fameux cours ne serait jamais atteint. Lui, venait de se remettre à la table, où il faisait d'autres calculs, son compte à lui. Avait-il payé, paierait-il ses trois mille actions ? cela restait vague. Il devait même posséder un chiffre d'actions beaucoup plus fort ; mais il était difficile de le savoir ; car, lui aussi, servait de prête- nom à la société, et comment distinguer, dans le tas, les titres qui lui appartenaient ? Le crayon allongeait les lignes de chiffres, à l'infini. Puis, il biffa tout d'un trait fulgurant, froissa le papier. Ça et les deux millions ramassés dans la boue et le sang de Sadowa, c'était sa part. " J'ai un rendez-vous, je vous laisse, dit-il en reprenant son chapeau. Mais tout est bien convenu, n'est-ce pas ? Dans huit jours, le conseil d'administration, et, immédiatement après, l'assemblée générale extraordinaire, pour voter. " Lorsque Mme Caroline et Hamelin se retrouvèrent seuls, effarés et las, ils demeurèrent un moment muets, en face l'un de l'autre. " Que veux-tu ? déclara-t-il enfin, répondant aux secrètes réflexions de sa soeur, nous y sommes, il faut bien y rester. Il a raison de dire que ce serait niais à nous de refuser cette fortune... Moi, je ne me suis jamais considéré que comme un homme de science qui amène de l'eau au moulin ; et je l'y ai amenée, je crois, claire, abondante, des affaires excellentes, auxquelles la maison doit sa prospérité si rapide. Alors, puisque aucun reproche ne peut m'atteindre, ne nous décourageons pas, travaillons ! " Elle avait quitté sa chaise, chancelante, balbutiante. " Oh ! tout cet argent... tout cet argent... " Et, étranglée d'une émotion invincible, à l'idée de ces millions qui allaient tomber sur eux, elle se pendit à son cou, elle pleura. C'était de la joie sans doute, le bonheur de le voir enfin dignement récompensé de son intelligence et de ses travaux ; mais c'était de la peine aussi, une peine dont elle n'aurait pu dire au juste la cause, où il y avait comme de la honte et de la peur. Il la plaisanta, ils affectèrent de s'égayer encore, et pourtant un malaise leur restait, un sourd mécontentement d'eux-mêmes, le remords inavoué d'une complicité salissante. " Oui, il a raison, répéta Mme Caroline, tout le monde en est là . C'est la vie. " Le conseil d'administration eut lieu dans la nouvelle salle du somptueux hôtel de la rue de Londres. Ce n'était plus le salon humide que verdissait le pâle reflet d'un jardin voisin, mais une vaste pièce, éclairée sur la rue par quatre fenêtres, et dont le haut plafond, les murs majestueux, décorés de grandes peintures, ruisselaient d'or. Le fauteuil du président était un véritable trône, dominant les autres fauteuils, qui s'alignaient, superbes et graves, ainsi que pour une réunion de ministres royaux, autour de l'immense table, recouverte d'un tapis de velours rouge. Et, sur la monumentale cheminée de marbre blanc, où, l'hiver, brûlaient des arbres, était un buste du pape, une figure aimable et fine, qui semblait sourire malicieusement de se trouver là . Saccard avait achevé de mettre la main sur tous les membres du conseil, en les achetant simplement, pour la plupart. Grâce à lui, le marquis de Bohain, compromis dans une histoire de pot-de-vin frisant l'escroquerie, pris la main au fond du sac, avait pu étouffer le scandale, en désintéressant la compagnie volée ; et il était devenu ainsi son humble créature, sans cesser de porter haut la tête, fleur de noblesse, le plus bel ornement du conseil. Huret, de même, depuis que Rougon l'avait chassé, après le vol de la dépêche annonçant la cession de la Vénétie, s'était donné tout entier à la fortune de l'Universelle, la représentant au Corps législatif, pêchant pour elle dans les eaux fangeuses de la politique, gardant la plus grosse part de ses effrontés maquignonnages, qui pouvaient, un beau matin, le jeter à Mazas. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-président, touchait cent mille francs de prime secrète pour donner sans examen les signatures, pendant les longues absences d'Hamelin ; et le banquier Kolb se faisait également payer sa complaisance passive, en utilisant à l'étranger la puissance de la maison, qu'il allait jusqu'à compromettre, dans ses arbitrages ; et Sédille lui-même, le marchand de soie, ébranlé à la suite d'une liquidation terrible, s'était fait prêter une grosse somme, qu'il n'avait pu rendre. Seul, Daigremont gardait son indépendance absolue vis-à -vis de Saccard ; ce qui inquiétait ce dernier, parfois, bien que l'aimable homme restât charmant, l'invitant à ses fêtes, signant tout lui aussi sans observation, avec sa bonne grâce de Parisien sceptique qui trouve que tout va bien, tant qu'il gagne. Ce jour-là , malgré l'importance exceptionnelle de la séance, le conseil fut d'ailleurs mené aussi rondement que les autres jours. C'était devenu une affaire d'habitude on ne travaillait réellement qu'aux petites réunions du 15, et les grandes réunions de la fin du mois sanctionnaient simplement les résolutions, en grand apparat. L'indifférence était telle chez les administrateurs, que, les procès- verbaux menaçant d'être toujours les mêmes, d'une constante banalité dans l'approbation générale, il avait fallu prêter à des membres des scrupules, des observations, toute une discussion imaginaire, qu'aucun ne s'étonnait d'entendre lire, à la séance suivante, et qu'on signait, sans rire. Daigremont s'était précipité, avait serré les mains d'Hamelin, sachant les bonnes, les grandes nouvelles qu'il apportait. " Ah ! mon cher président, que je suis heureux de vous féliciter ! " Tous l'entouraient, le fêtaient, Saccard lui-même, comme s'il ne l'eût encore vu ; et, lorsque la séance fut ouverte, lorsqu'il eut commencé la lecture du rapport qu'il devait présenter à l'assemblée générale, on écouta, ce qu'on ne faisait jamais. Les beaux résultats acquis, les magnifiques promesses d'avenir, l'ingénieuse augmentation du capital qui libérait en même temps les anciens titres, tout fut accueilli avec des hochements de tête admiratifs. EL pas un n'eut l'idée de provoquer des explications. C'était parfait. Sédille ayant relevé une erreur dans un chiffre, on convint même de ne pas insérer sa remarque au procès-verbal, pour ne pas déranger la belle unanimité des membres, qui signèrent tous rapidement, à la file, sous le coup de l'enthousiasme, sans observation aucune. Déjà la séance était levée, on était debout, riant, plaisantant, au milieu des dorures éclatantes de la salle. Le marquis de Bohain racontait une chasse à Fontainebleau ; tandis que le député Huret, qui était allé à Rome, disait comment il en avait rapporté la bénédiction du pape. Kolb venait de disparaÃtre, courant à un rendez-vous. Et les autres administrateurs, les comparses, recevaient de Saccard des ordres à voix basse, sur l'attitude qu'ils devaient prendre à la prochaine assemblée. Mais Daigremont, que le vicomte de Robin-Chagot ennuyait par ses éloges outrés du rapport d'Hamelin Saisit au passage le bras du directeur, pour lui souffler à l'oreille " Pas trop d'emballement, hein ! " Saccard s'arrêta net, le regarda. Il se rappelait combien il avait hésité, au début, à le mettre dans l'affaire, le sachant d'un commerce peu sûr. " Ah ! qui m'aime me suive ! répondit-il très haut, de façon à être entendu de tout le monde. Trois jours plus tard, l'assemblée générale extraordinaire fut tenue dans la grande salle des fêtes de l'hôtel du Louvre. Pour une telle solennité, on avait dédaigné la pauvre salle nue de la rue Blanche, on voulait une galerie de gala, encore toute chaude, entre un repas de corps et un bal de mariage. Il fallait être, d'après les statuts, possesseur d'au moins vingt actions, pour être admis, et il vint plus de douze cents actionnaires, représentant quatre mille et quelques voix. Les formalités de l'entrée, la présentation des cartes et la signature sur le registre demandèrent près de deux heures. Un tumulte de conversations heureuses emplissait la salle, où l'on reconnaissait tous les administrateurs et beaucoup des hauts employés de l'Universelle. Sabatani était là , au milieu d'un groupe, parlant de l'Orient, son pays, avec des caresses de voix languissantes, racontant de merveilleuses histoires, comme si l'on n'avait eu qu'à s'y baisser pour ramasser l'argent, l'or et les pierres précieuses ; et Maugendre, qui s'était, en juin, décidé à acheter cinquante actions de l'Universelle à douze cents francs, convaincu de la hausse, l'écoutait bouche béante, ravi de son flair ; tandis que Jantrou, tombé décidément dans une noce crapuleuse, depuis qu'il était riche, ricanait en dessous, la bouche tordue d'ironie, dans l'accablement d'une débauche de la veille. Après la nomination du bureau, lorsque Hamelin, président de droit, eut ouvert la séance, Lavignière, réélu commissaire-censeur, et qu'on devait hausser après l'exercice au titre d'administrateur, son rêve, fut invité à lire un rapport sur la situation financière de la société, telle qu'elle serait au 31 décembre prochain c'était, pour obéir aux statuts, une façon de contrôler d'avance le bilan anticipé dont il allait être question. Il rappela le bilan du dernier exercice, présenté à l'assemblée ordinaire du mois d'avril, ce bilan magnifique qui accusait un bénéfice net de onze millions et demi, et qui avait permis, après les prélèvements du cinq pour cent des actionnaires, du dix pour cent des administrateurs et du dix pour cent de la réserve, de distribuer encore un dividende de trente-trois pour cent. Puis, il établissait sous un déluge de chiffres, que la somme de trente-six millions, donnée comme total approximatif des bénéfices de l'exercice courant, loin de lui paraÃtre exagérée, se trouvait au-dessous des plus modestes espérances. Sans doute, il était de bonne foi, et il devait avoir examiné consciencieusement les pièces soumises à son contrôle ; mais rien n'est plus illusoire, car, pour étudier à fond une comptabilité, il faut en refaire une autre, entièrement. D'ailleurs, les actionnaires n'écoutaient pas. Quelques dévots, Maugendre et d'autres, les petits qui représentaient une voix ou deux, buvaient seuls chaque chiffre, au milieu du murmure persistant des conversations. Le contrôle des commissaires-censeurs, cela n'avait pas la moindre importance. Et un silence religieux ne s'établit que lorsque Hamelin, enfin, se leva. Des applaudissements éclatèrent même avant qu'il eût ouvert la bouche, en hommage à son zèle, au génie obstiné et brave de cet homme qui était allé si loin chercher des tonneaux d'or pour les éventrer sur Paris. Ce ne fut plus, dès lors, qu'un succès croissant, tournant à l'apothéose. On acclama un nouveau rappel du bilan de l'année précédente, que Lavignière n'avait pu faire entendre. Mais les estimations sur le prochain bilan excitèrent surtout la joie des millions pour les Paquebots réunis, des millions pour la Mine d'argent du Carmel, des millions pour la Banque nationale turque ; et l'addition n'en finissait plus, les trente-six millions se groupaient d'une façon aisée, toute naturelle, tombaient en cascade, avec un bruit retentissant. Puis, l'horizon s'élargit encore, sur les opérations futures. La Compagnie générale des chemins de fer d'Orient apparut, d'abord la grande ligne centrale dont les travaux étaient prochains, ensuite les embranchements, tout le filet de l'industrie moderne jeté sur l'Asie, le retour triomphal de l'humanité à son berceau, la résurrection d'un monde ; tandis que, dans le lointain perdu, entre deux phrases, se levait la chose qu'on ne disait pas, le mystère, le couronnement de l'édifice qui étonnerait les peuples. Et l'unanimité fut absolue, lorsque, pour conclure, Hamelin en arriva à expliquer les résolutions qu'il allait soumettre au vote de l'assemblée le capital porté à cent cinquante millions, l'émission de cent mille actions nouvelles à huit cent cinquante francs, les anciens titres libérés, grâce à la prime de ces actions et aux bénéfices du prochain bilan, dont on disposait d'avance. Un tonnerre de bravos accueillit cette idée géniale. On voyait, par- dessus les têtes, les grosses mains de Maugendre tapant de toute leur force. Sur les premiers bancs, les administrateurs, les employés de la maison faisaient rage, dominés par Sabatani qui, s'étant mis debout, lançait des brava ! brava ! comme au théâtre. Toutes les résolutions furent votées d'enthousiasme. Cependant, Saccard avait réglé un incident, qui se produisit alors. Il n'ignorait pas qu'on l'accusait de jouer, il voulait effacer jusqu'aux moindres soupçons des actionnaires défiants, s'il s'en trouvait dans la salle. Jantrou, stylé par lui, se leva. Et, de sa voix pâteuse " Monsieur le Président, je crois me faire l'interprète de beaucoup d'actionnaires en demandant qu'il soit bien établi que la société ne possède pas une de ses actions. " Hamelin, n'étant point prévenu, demeura un instant gêné. Instinctivement, il se tourna vers Saccard, perdu à sa place jusque- là , et qui se haussa d'un coup, pour grandir sa petite taille, en répondant de sa voix perçante " Pas une, monsieur le Président ! " Des bravos, on ne sut pourquoi, éclatèrent de nouveau, à cette réponse. S'il mentait au fond, la vérité était pourtant que la société n'avait pas un seul titre à son nom, puisque Sabatani et d'autres la couvraient. Et ce fut tout, on applaudissait encore, la sortie fut très gaie et très bruyante. Dès les jours suivants, le compte rendu de cette séance, publié dans les journaux, produisit un effet énorme à la Bourse et dans tout Paris. Jantrou avait réservé pour ce moment-là une poussée dernière de réclames, la plus tonitruante des fanfares qu'on eût soufflée depuis longtemps dans les trompettes de la publicité ; et il courut même une plaisanterie, on raconta qu'il avait fait tatouer ces mots Achetez de l'Universelle , aux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimables, en les lançant dans la circulation. D'ailleurs, il venait d'exécuter enfin son grand coup, l'achat de La Cote financière, ce vieux journal solide, qui avait derrière lui une honnêteté impeccable de douze ans. Cela avait coûté cher, mais la sérieuse clientèle, les bourgeois trembleurs, les grosses fortunes prudentes, tout l'argent qui se respecte se trouvait conquis. En quinze jours, à la Bourse, on atteignit le cours de quinze cents ; et, dans la dernière semaine d'août, par bonds successifs, il était à deux mille. L'engouement s'était encore exaspéré, l'accès allait en s'aggravant à chaque heure, sous l'épidémique fièvre de l'agio. On achetait, on achetait, même les plus sages, dans la conviction que ça monterait encore, que ça monterait sans fin. C'étaient les cavernes mystérieuses des Mille et une Nuits qui s'ouvrirent, les incalculables trésors des califes qu'on livrait à la convoitise de Paris. Tous les rêves, chuchotés depuis des mois, semblaient se réaliser devant l'enchantement public le berceau de l'humanité réoccupé, les antiques cités historiques du littoral ressuscitées de leur sable, Damas, puis Bagdad, puis l'Inde et la Chine exploitées, par la troupe envahissante de nos ingénieurs. Ce que Napoléon n'avait pu faire avec son sabre, cette conquête de l'Orient, une Compagnie financière le réalisait, en y lançant une armée de pioches et de brouettes. On conquérait l'Asie à coups de millions, pour en, tirer des milliards. Et la croisade des femmes surtout triomphait, aux petites réunions intimes de cinq heures, aux grandes réceptions mondaines de minuit, à table et dans les alcôves. Elles l'avaient bien prévu Constantinople était prise, on aurait bientôt Brousse, Angora et Alep, on aurait plus tard Smyrne, Trébizonde, toutes les villes dont l'Universelle faisait le siège, jusqu'au jour où l'on aurait la dernière, la ville sainte, celle qu'on ne nommait pas, qui était comme la promesse eucharistique de la lointaine expédition. Les pères, les maris, les amants, que violentait cette ardeur passionnée des femmes, n'allaient plus donner leurs ordres aux agents de change qu'au cri répété de Dieu le veut ! Puis, ce fut enfin l'effrayante cohue des petits, la foule piétinante qui suit les grosses armées, la passion descendue du salon à l'office, du bourgeois à l'ouvrier et au paysan, et qui jetait, dans ce galop fou des millions, de pauvres souscripteurs n'ayant qu'une action, trois, quatre, dix actions, les concierges près de se retirer, des vieilles demoiselles vivant avec un chat, des retraités de province dont le budget est de dix sous par jour, des prêtres de campagne dénudés par l'aumône, toute la masse hâve et affamée des rentiers infimes, qu'une catastrophe de Bourse balaie comme une épidémie et couche d'un coup dans la fosse commune. Et cette exaltation des titres de l'Universelle, cette ascension qui les emportait comme sous un vent religieux, semblait se faire aux musiques de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ- de-Mars, des continuelles fêtes dont l'Exposition affolait Paris. Les drapeaux claquaient plus sonores dans l'air lourd des chaudes journées, il n'y avait pas de soir où la ville en feu n'étincelât sous les étoiles, ainsi qu'un colossal palais au fond duquel la débauche veillait jusqu'à l'aube. La joie avait gagné de maison en maison, les rues étaient une ivresse, un nuage de vapeurs fauves, la fumée des festins, la sueur des accouplements, s'en allait à l'horizon, roulait au-dessus des toits la nuit des Sodome, des Babylone et des Ninive. Depuis mai, les empereurs et les rois étaient venus en pèlerinage des quatre coins du monde, des cortèges qui ne cessaient point, près d'une centaine de souverains et de souveraines, de princes et de princesses. Paris était repu de Majestés et d'Altesses ; il avait acclamé l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche, le sultan et le vice-roi d'Egypte ; et il s'était jeté sous les roues des carrosses pour voir de plus près le roi de Prusse, que M. de Bismarck suivait comme un dogue fidèle. Continuellement, des salves de réjouissance tonnaient aux Invalides, tandis que la foule s'écrasait à l'Exposition, faisait un succès populaire aux canons de Krupp, énormes et sombres, que l'Allemagne avait exposés. Presque chaque semaine, l'opéra allumait ses lustres pour quelque gala officiel. On s'étouffait dans les petits théâtres et dans les restaurants, les trottoirs n'étaient plus assez larges pour le torrent débordé de la prostitution. Et ce fut Napoléon III qui voulut distribuer lui-même les récompenses aux soixante mille exposants, dans une cérémonie qui dépassa en magnificence toutes les autres, une gloire brûlant au front de Paris, le resplendissement du règne, où l'empereur apparut, dans un mensonge de féerie, en maÃtre de l'Europe, parlant avec le calme de la force et promettant la paix. Le jour même, on apprenait aux Tuileries l'effroyable catastrophe du Mexique, l'exécution de Maximilien, le sang et l'or français versés en pure perte ; et l'on cachait la nouvelle, pour ne pas attrister les fêtes. Un premier coup de glas, dans cette fin de jour superbe, éblouissante de soleil. Alors, il sembla, au milieu de cette gloire, que l'astre de Saccard, lui aussi, montât encore à son éclat le plus grand. Enfin, comme il s'y efforçait depuis tant d'années, il la possédait donc, la fortune, en esclave, ainsi qu'une chose à soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matérielle ! Tant de fois le mensonge avait habité ses caisses, tant de millions y avaient coulé, fuyant par toutes sortes de trous inconnus ! Non, ce n'était plus la richesse menteuse de façade, c'était la vraie royauté de l'or, solide, trônant sur des sacs pleins ; et, cette royauté, il ne l'exerçait pas comme un Gundermann, après l'épargne d'une lignée de banquiers, il se flattait orgueilleusement de l'avoir conquise par lui-même, en capitaine d'aventure qui emporte un royaume d'un coup de main. Souvent, à l'époque de ses trafics sur les terrains du quartier de l'Europe, il était monté très haut ; mais jamais il n'avait senti Paris vaincu si humble à ses pieds. Et il se rappelait le jour où, déjeunant chez Champeaux, doutant de son étoile, ruiné une fois de plus, il jetait sur la Bourse des regards affamés, pris de la fièvre de tout recommencer pour tout reconquérir, dans une rage de revanche. Aussi, cette heure qu'il redevenait le maÃtre, quelle fringale de jouissances ! D'abord, dès qu'il se crut tout-puissant, il congédia Huret, il chargea Jantrou de lancer contre Rougon un article où le ministre, au nom des catholiques, se trouvait nettement accusé de jouer double jeu dans la question romaine. C'était la déclaration de guerre définitive entre les deux frères. Depuis la convention du 15 septembre 1864, surtout depuis Sadowa, les cléricaux affectaient de montrer de vives inquiétudes sur la situation du pape ; et, dès lors, L'Espérance , reprenant son ancienne politique ultramontaine, attaqua violemment l'empire libéral, tel qu'avaient commencé à le faire les décrets du 19 janvier. Un mot de Saccard circulait à la Chambre il disait que, malgré sa profonde affection pour l'empereur, il se résignerait à Henri V, plutôt que de laisser l'esprit révolutionnaire mener la France à des catastrophes. Ensuite, son audace croissant avec ses victoires, il ne cacha plus son plan de s'attaquer à la haute banque juive, dans la personne de Gundermann, dont il s'agissait de battre en brèche le milliard, jusqu'à l'assaut et à la capture finale. L'Universelle avait si miraculeusement grandi, pourquoi cette maison, soutenue par toute la chrétienté, ne serait-elle pas, en quelques années encore, la souveraine maÃtresse de la Bourse ? Et il se posait en rival, en roi voisin, d'une égale puissance, plein d'une forfanterie batailleuse ; tandis que Gundermann, très flegmatique, sans même se permettre une moue d'ironie, continuait à guetter et à attendre, l'air simplement très intéressé par la hausse continue des actions, en homme qui a mis toute sa force dans la patience et la logique. C'était sa passion qui élevait ainsi Saccard, et sa passion qui devait le perdre. Dans l'assouvissement de ses appétits, il aurait voulu se découvrir un sixième sens, pour le satisfaire. Mme Caroline, qui en était arrivée à sourire toujours, même lorsque son coeur saignait, restait une amie, qu'il écoutait avec une sorte de déférence conjugale. La baronne Sandorff, dont les paupières meurtries et les lèvres rouges mentaient décidément, commençait à ne plus l'amuser, d'une froideur de glace, au milieu de ses curiosités perverses. Et, d'ailleurs, lui-même n'avait jamais connu de grandes passions, étant de ce monde de l'argent, trop occupé, dépensant autre part ses nerfs, payant l'amour au mois. Aussi, lorsque l'idée de la femme lui vint, sur le tas de ses nouveaux millions, ne songea-t-il qu'à en acheter une très cher, pour l'avoir devant tout Paris, comme il se serait fait cadeau d'un très gros brillant, simplement vaniteux de le piquer à sa cravate. Puis, n'était- ce pas là une excellente publicité ? un homme capable de mettre beaucoup d'argent à une femme, n'a-t-il pas dès lors une fortune cotée ? Tout de suite son choix tomba sur Mme de Jeumont, chez qui il avait dÃné deux ou fois avec Maxime. Elle était encore fort belle à trente-six ans, d'une beauté régulière et grave de Junon, et a grande réputation venait de ce que l'empereur lui avait payé une nuit cent mille francs, sans compter la décoration pour son mari, un homme correct qui n'avait d'autre situation que ce rôle d'être le mari de sa femme. Tous deux vivaient largement, allaient partout, dans les ministères, à la cour, alimentés par des marchés rares et choisis, se suffisant de trois ou quatre nuits par an. On savait que cela coûtait horriblement cher, c'était tout ce qu'il y avait de plus distingué. Et Saccard, qu'excitait particulièrement l'envie de mordre à ce morceau d'empereur, alla jusqu'à deux cent mille francs, le mari ayant d'abord fait la moue sur cet ancien financier louche, le trouvant trop mince personnage et d'une immoralité compromettante. Ce fut vers cette même époque que la petite Mme Conin refusa carrément de prendre du plaisir avec Saccard. Il fréquentait beaucoup la papeterie de la rue Feydeau, ayant toujours des carnets à acheter, très séduit par cette adorable blonde, rose et potelée, aux cheveux de soie pâle, en neige, un petit mouton frisé, et gracieuse, et câline, toujours gaie. " Non, je ne veux pas, jamais avec vous ! " Quand elle avait dit jamais, c'était chose réglée, rien ne la faisait revenir sur son refus. " Mais pourquoi ? Je vous ai bien vue avec un autre un jour que vous sortiez d'un hôtel, passage des Panoramas... " Elle rougit, mais sans cesser de le regarder bravement en face. Cet hôtel, tenu par une vieille dame, son amie, lui servait en effet de lieu de rendez-vous, lorsqu'un caprice la faisait céder à un monsieur du monde de la Bourse, aux heures où son brave homme de mari collait ses registres et où elle battait Paris, toujours dehors pour les courses de la maison. " Vous savez bien, Gustave Sédille, ce jeune homme, votre amant. " D'un joli geste, elle protesta. Non, non ! elle n'avait pas d'amant. Pas un homme ne pouvait se vanter de l'avoir eue deux fois. Pour qui la prenait-il ? Une fois, oui ! par hasard, par plaisir, sans que ça tirât autrement à conséquence ! Et tous restaient ses amis, très reconnaissants, très discrets. " C'est donc parce que je ne suis plus jeune ? " Mais, d'un nouveau geste, avec son continuel rire, elle sembla dire qu'elle s'en moquait bien, qu'on fût jeune ! Elle avait cédé à des moins jeunes, à des moins beaux encore, à de pauvres diables souvent. " Pourquoi alors, dites pourquoi ? - Mon Dieu ! c'est simple... Parce que vous ne me plaisez pas. Avec vous, jamais ! " Et elle restait tout de même très aimable, l'air désolé de ne pouvoir le satisfaire. " Voyons, reprit-il brutalement, ce sera ce que vous voudrez... Voulez-vous mille, voulez-vous deux mille, pour une fois, une seule fois ? " A chaque surenchère qu'il mettait, elle disait non de la tête, gentiment. " Voulez-vous... Voyons, voulez-vous dix mille, voulez-vous vingt mille ? " Doucement, elle l'arrêta, en posant sa petite main sur la sienne. " Pas dix, pas cinquante, pas cent mille ! Vous pourriez monter longtemps comme ça, ce serait non, toujours non... Vous voyez bien que je n'ai pas un bijou sur moi. Ah ! on m'en a offert, des choses, de l'argent, et de tout ! Je ne veux rien, est-ce que ça ne suffit pas, quand ça fait plaisir ?... Mais comprenez donc que mon mari m'aime de tout son coeur, et que je l'aime aussi beaucoup, moi. C'est un très honnête homme, mon mari. Alors, bien sûr que je ne vais pas le tuer en lui causant du chagrin... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse, de votre argent, puisque le ne peux pas le donner à mon mari ? Nous ne sommes pas malheureux, nous nous retirerons un jour avec une jolie fortune ; et, si ces messieurs me font tous l'amitié de continuer à se fournir chez nous, ça, je l'accepte... Oh ! je ne me pose pas pour plus désintéressée que je ne suis. Si j'étais seule, je verrais. Seulement, encore un coup, vous ne vous imaginez pas que mon mari prendrait vos cent mille francs, après que j'aurais couché avec vous... Non, non ! pas pour un million ! " Et elle s'entêta. Saccard, exaspéré par cette résistance inattendue, s'acharna de son côté pendant près d'un mois. Elle le bouleversait, avec sa figure rieuse, ses grands yeux tendres, pleins de compassion. Comment ! l'argent ne donnait donc pas tout ? Voilà une femme que d'autres avaient pour rien, et qu'il ne pouvait avoir, lui, en y mettant un prix fou ! Elle disait non, c'était sa volonté. Il en souffrait cruellement, dans son triomphe, comme d'un doute à sa puissance, d'une désillusion secrète sur la force de l'or, qu'il avait crue jusque-là absolue et souveraine. Mais, un soir, il eut pourtant la jouissance de vanité la plus vive. Ce fut la minute culminante de son existence. Il y avait un bal au ministère des Affaires étrangères, et il avait choisi cette fête, donnée à propos de l'Exposition, pour prendre acte publiquement de son bonheur d'une nuit, avec Mme de Jeumont ; car, dans les marchés que passait cette belle personne, il entrait toujours que l'heureux acquéreur aurait, une fois, le droit de l'afficher, de façon que l'affaire eût pleinement toute la publicité voulue. Donc, vers minuit, dans les salons où les épaules nues s'écrasaient parmi les habits noirs, sous la clarté ardente des lustres, Saccard entra, ayant au bras Mme de Jeumont ; et le mari suivait. Quand ils parurent, les groupes s'écartèrent, on ouvrit un large passage à ce caprice de deux cent mille francs qui s'étalait, à ce scandale fait de violents appétits et de prodigalité folle. On souriait, on chuchotait, l'air amusé, sans colère, au milieu de l'odeur grisante des corsages, dans le bercement lointain de l'orchestre. Mais, au fond d'un salon, tout un autre flot de curieux se pressait autour d'un colosse, vêtu d'un uniforme de cuirassier blanc, éclatant et superbe. C'était le comte de Bismarck, dont la grande taille dominait toutes les têtes, riant d'un rire large, les yeux gros, le nez fort, avec une mâchoire puissante, que barraient des moustaches de conquérant barbare. Après Sadowa, il venait de donner l'Allemagne à la Prusse ; les traités d'alliance, longtemps niés, étaient depuis des mois signés contre la France ; et la guerre, qui avait failli éclater en mai, à propos de l'affaire du Luxembourg, était désormais fatale. Lorsque Saccard, triomphant, traversa la pièce, ayant à son bras Mme de Jeumont, et suivi du mari, le comte de Bismarck s'interrompit de rire un instant, en bon géant goguenard, pour les regarder curieusement passer. IX - Mme Caroline, de nouveau, se trouva seule. Hamelin était resté à Paris jusqu'aux premiers jours de novembre pour les formalités que nécessitait la constitution définitive de la société, au capital de cent cinquante millions ; et ce fut encore lui, sur le désir de Saccard, qui alla faire chez maÃtre Lelorrain, rue Sainte-Anne, les déclarations légales, affirmant que toutes les actions étaient inscrites et le capital versé, ce qui n'était pas vrai. Ensuite, il partit pour Rome, où il devait passer deux mois, ayant à y étudier de grosses affaires, qu'il taisait, sans doute son fameux rêve du pape à Jérusalem, ainsi projet, plus pratique et considérable, celui formation de l'Universelle en une banque catholique, s'appuyant sur les intérêts chrétiens du monde entier, toute une vaste machine, destinée à écraser, balayer du globe la banque juive ; et, de là , il comptait retourner une fois encore en Orient, où l'appelaient les travaux du chemin de fer de Brousse à Beyrouth. Il s'éloignait heureux, de la rapide prospérité de la maison, convaincu de sa solidité inébranlable, n'ayant fond que la sourde inquiétude de ce succès trop grand. Aussi, la veille de son départ, dans la conversation qu'il avait eut avec sa soeur, ne lui fit-il qu'une recommandation pressante, celle de résister à l'engouement général et de vendre leurs titres, si le cours de deux cent francs était dépassé, parce qu'il entendait protester personnellement contre cette hausse continue, qu'il jugeait folle et dangereuse. Dès qu'elle fut seule, Mme Caroline se sentit plus troublée encore par le milieu surchauffé où elle vivait. Vers la première semaine de novembre, on atteignit le cours de deux mille deux cents et c'était, autour d'elle, un ravissement, des cris de remerciement et d'espoir illimités Dejoie venait se fondre en gratitude, les dames de Beauvilliers la traitent en égale, en amie de dieu qui allait relever leur antique maison. Un concert de bénédictions montait de la foule heureuse des petits et de grands, les filles enfin dotées, les pauvres brusquement enrichis, assurés d'une retraite, les riches brûlant de l'insatiable joie d'être plus riche encore. Au lendemain de l'Exposition, dans Paris grisé de plaisir et de puissance, l'heure était unique, une heure de foi au bonheur, la certitude d'une chance sans fin. Toutes les valeurs avaient monté, les moins solides trouvaient des crédules, une pléthore d'affaires véreuses gonflait le marché, le congestionnait jusqu'à l'apoplexie, tandis que dessous, sonnait le vide, le réel épuisement d'une règne qui avait beaucoup joui, dépensé des milliards en grands travaux, engraissé des maisons de crédit énormes, dont les caisses béantes s'éventrait de toutes parts. Au premier craquement, c'était la débâcle. Et Mme Caroline, sans doute, avait ce pressentiment anxieux, lorsqu'elle sentait son coeur se serrer, à chaque nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne courait, à peine un léger frémissement des baissiers, étonnés et domptés. Pourtant, elle avait bien conscience d'un malaise, quelque chose qui déjà minait l'édifice, mais quoi ? rien ne se précisait ; et elle était forcée d'attendre, devant l'éclat du triomphe grandissant, malgré ces légères secousses d'ébranlement qui annoncent les catastrophes. D'ailleurs, Mme Caroline eut alors un autre ennui. A l'Oeuvre du Travail, on était enfin satisfait de Victor, devenu silencieux et sournois ; et, si elle n'avait pas déjà tout conté à Saccard, c'était par un singulier sentiment d'embarras, reculant de jour en jour son récit, souffrant de la honte qu'il en aurait. D'autre part, Maxime, à qui, vers ce temps, elle rendit, de sa poche, les deux mille francs, s'égaya au sujet des quatre mille que Busch et la Méchain réclamaient encore ces gens la volaient, son père serait furieux. Aussi, désormais, repoussait-elle les demandes réitérées de Busch, qui exigeait le complément de la somme promise. Après des démarches sans nombre, celui- ci finit par se fâcher, d'autant plus que son ancienne idée de faire chanter Saccard renaissait, depuis la situation nouvelle de ce dernier, cette haute situation où il le croyait à sa merci, devant la peur du scandale. Un jour donc, exaspéré de ne rien tirer d'une affaire si belle, il résolut de s'adresser directement à lui, il lui écrivit de bien vouloir passer à son bureau pour prendre connaissance d'anciens papiers trouvés dans une maison de la rue de la Harpe. Il donnait le numéro, il faisait une allusion si claire à la vieille histoire, que Saccard, saisi d'inquiétude, ne pouvait manquer d'accourir. Justement, cette lettre, portée rue Saint-Lazare, tomba entre les mains de Mme Caroline, qui reconnut l'écriture. Elle trembla, elle se demanda un instant si elle n'allait pas courir chez Busch, afin de le désintéresser. Puis, elle se dit qu'il écrivait peut-être pour tout autre chose, et qu'en tout cas c'était une façon d'en finir, heureuse même dans son émoi qu'un autre eût l'embarras de la confidence. Mais, le soir, lorsque Saccard rentra et que, devant elle, il ouvrit la lettre, elle le vit simplement devenir grave, elle crut à quelque complication d'argent. Pourtant, il avait éprouvé une profonde surprise, sa gorge s'était serrée, à l'idée de tomber entre de si sales mains, flairant quelque ignominie. D'un geste tranquille, il mit la lettre dans sa poche, il décida qu'il irait au rendez-vous. Des jours s'écoulèrent, la seconde quinzaine de novembre arriva, et Saccard remettait chaque matin la visite, étourdi par le torrent qui l'emportait. Le cours de deux mille trois cents francs venait d'être dépassé, il en était ravi, tout en sentant, à la Bourse, une résistance se faire, s'accentuer, à mesure que s'affolait la hausse évidemment, il y avait un groupe de baissiers qui prenaient position, engageant la lutte, timides encore, dans de simples combats d'avant-poste. Et, à deux reprises, il se crut obligé de donner lui-même des ordres d'achat, sous des prête-noms, pour que la marche ascensionnelle des cours ne fût pas arrêtée. Le système de la société achetant ses propres titres, jouant sur eux, se dévorant, commençait. Un soir, tout secoué de sa passion, Saccard ne put s'empêcher d'en parler à Mme Caroline. " Je crois bien que ça va chauffer. Oh ! nous voici trop forts, nous les gênons trop... Je flaire Gundermann, c'est sa tactique il va procéder à des ventes régulières, tant aujourd'hui, tant demain, en augmentant le chiffre, jusqu'à ce qu'il nous ébranle... " Elle l'interrompit de sa voix grave. " S'il a de l'Universelle, il a raison de vendre. - Comment ! il a raison de vendre ? - Sans doute, mon frère vous l'a dit les cours, à partir de deux mille, sont absolument fous. " Il la regardait, il éclata, hors de lui. " Vendez donc alors, osez donc vendre vous-même... Oui, jouez contre moi, puisque vous voulez ma défaite. " Elle rougit légèrement, car, la veille, elle avait précisément vendu mille de ses actions, pour obéir aux ordres de son frère, soulagée, elle aussi, par cette vente, comme par un acte tardif d'honnêteté. Mais, puisqu'il ne la questionnait pas directement, elle ne lui en fit pas l'aveu, d'autant plus gênée, qu'il ajouta " Ainsi, hier, il y a eu des défections, j'en suis sûr. Il est arrivé tout un paquet de valeurs sur le marché, les cours auraient certainement fléchi, si je n'étais intervenu. Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces coups-là . Il a une méthode plus lente, plus écrasante à la longue... Ah ! ma, chère, je suis bien rassuré, mais je tremble tout de même, car ce n'est rien de défendre sa vie, le pis est de défendre son argent et celui des autres. " En effet, à partir de ce moment, Saccard cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait triomphant, et sans cesse sur le point d'être battu. Il ne trouvait même plus le temps d'aller voir la baronne Sandorff, dans le petit rez-de-chaussée de la rue Caumartin. A la vérité, elle l'avait lassé par le mensonge de ses yeux de flamme, cette froideur que ses tentatives perverses ne parvenaient pas à échauffer. Puis, un désagrément lui était arrivé, le même qu'il avait fait subir à Delcambre un soir, par la bêtise d'une femme de chambre, cette fois, il était entré au moment où la baronne se trouvait entre les bras de Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suivi, il ne s'était calmé qu'après une confession entière, celle d'une simple curiosité, coupable sans doute, mais si explicable. Ce Sabatani, toutes les femmes en parlaient comme d'un tel phénomène, on chuchotait sur cette chose si énorme, qu'elle n'avait pu résister à l'envie de voir. Et Saccard pardonna, lorsque, à une question brutale, elle eut répondu que, mon Dieu ! après tout, ce n'était pas si étonnant. Il ne la voyait plus guère qu'une fois par semaine, non pas qu'il lui gardât rancune mais parce qu'elle l'ennuyait, simplement. Alors, la baronne Sandorff, qui le sentait se détacher, retomba dans ses ignorances et ses doutes d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimes, elle jouait presque à coup sûr, elle gagnait beaucoup, de moitié dans sa chance. Aujourd'hui, elle voyait bien qu'il ne voulait plus répondre, elle craignait même qu'il ne lui mentÃt ; et, soit que la chance tournât, soit qu'il se fût en effet amusé à la lancer sur une piste fausse, il arriva un jour qu'elle perdit, en suivant un de ses conseils. Sa foi en fut ébranlée. S'il l'égarait ainsi, qui donc allait la guider maintenant ? Et le pis était que le frémissement d'hostilité, à la Bourse, d'abord si léger, augmentait de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'étaient encore que des rumeurs, on ne formulait rien de précis, aucun fait n'entamait la solidité de la maison. Seulement, on laissait entendre qu'il devait y avoir quelque chose, que le ver se trouvait dans le fruit. Ce qui, d'ailleurs, n'empêchait pas la hausse des titres de s'accentuer, formidable. A la suite d'une opération manquée sur l'Italien, la baronne, décidément inquiète, résolut de se rendre aux bureaux de L'Espérance , pour tâcher de faire causer Jantrou. " Voyons, qu'y a-t-il ? vous devez savoir, vous... L'Universelle, tout à l'heure, a encore monté de vingt francs, et pourtant un bruit courait, personne n'a pu me dire lequel, enfin quelque chose de pas bon. " Mais Jantrou était dans une égale perplexité. Placé à la source des bruits, les fabriquant lui-même au besoin, il se comparait plaisamment à un horloger, qui vit au milieu de centaines de pendules, et qui ne sait jamais l'heure exacte. Grâce à son agence de publicité, s'il était dans toutes les confidences, il n'y avait plus pour lui d'opinion publique et solide, car ses renseignements se contrecarraient et se détruisaient. " Je ne sais rien, rien du tout. - Oh ! vous ne voulez pas me dire. - Non, je ne sais rien, parole d'honneur ! Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner ! Saccard n'est donc plus gentil ? " Elle eut un geste, qui le confirma dans ce qu'il avait deviné une fin de liaison par lassitude mutuelle, la femme maussade, l'amant refroidi, ne causant plus. Il regretta un instant de n'avoir pas joué le rôle de l'homme bien informé, pour se la payer enfin, comme il disait, cette petite Ladricourt, dont le père le recevait à coups de botte. Mais il sentait que son heure n'était pas venue ; et il continuait de la regarder, réfléchissant tout haut. " Oui, c'est embêtant, moi qui comptais sur vous... Parce que, n'est- ce pas ? s'il doit y avoir quelque catastrophe, il faudrait être prévenu, afin de pouvoir se retourner... Oh ! je ne crois pas que ça presse, c'est très solide encore. Seulement, on voit des choses si drôles... " A mesure qu'il la regardait ainsi, un plan germait dans sa tête. " Dites donc, reprit-il brusquement, puisque Saccard vous lâche, vous devriez vous mettre bien avec Gundermann. " Elle resta un moment surprise. " Gundermann, pourquoi ?... Je le connais un peu, je l'ai rencontré chez les de Roiville et chez les Keller. - Tant mieux, si vous le connaissez... Allez le voir sous un prétexte, causez avec lui, tâchez d'être son amie... Vous imaginez-vous cela être la bonne amie de Gundermann, gouverner le monde ! " Et il ricanait, aux images licencieuses qu'il évoquait du geste, car la froideur du juif était connue, rien ne devait être plus compliqué ni plus difficile que de le séduire. La baronne, ayant compris, eut un sourire muet, sans se fâcher. " Mais répéta-t-elle, pourquoi Gundermann ? " Il expliqua alors que, certainement, ce dernier était à la tête du groupe de baissiers qui commençaient à manoeuvrer contre l'Universelle. Ça, il le savait, il en avait la preuve. Puisque Saccard n'était pas gentil, la simple prudence n'était-elle pas de se mettre bien avec son adversaire, sans rompre avec lui d'ailleurs ? On aurait un pied dans chaque camp, on serait assuré d'être, le jour de la bataille, en compagnie du vainqueur. Et, cette trahison, il la proposait d'un air aimable, simplement en homme de bon conseil. Si une femme travaillait pour lui, il dormirait bien tranquille. " Hein ? voulez-vous ? soyons ensemble... Nous nous préviendrons, nous nous dirons tout ce que nous aurons appris. " Comme il s'emparait de sa main, elle la retira d'un mouvement instinctif croyant à autre chose. " Mais non, je n'y songe plus, puisque nous sommes camarades... Plus tard, c'est vous qui me récompenserez. " En riant, elle lui abandonna sa main, qu'il baisa. Et elle était déjà sans mépris, oubliant le laquais qu'il avait été, ne le voyant plus dans la crapuleuse fête où il tombait, le visage ruiné, avec sa belle barbe qui empoisonnait l'absinthe, sa redingote neuve souillée de taches, son chapeau luisant tout éraflé du plâtre de quelque escalier immonde. Dès le lendemain, la baronne Sandorff se rendit chez Gundermann. Celui-ci, depuis que les titres de l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francs, menait en effet toute une campagne à la baisse, dans la discrétion la plus grande, n'allant jamais à la Bourse, n'y ayant pas même de représentant officiel. Son raisonnement était qu'une action vaut d'abord son prix d'émission, ensuite l'intérêt qu'elle peut rapporter, et qui dépend de la prospérité de la maison, du succès des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dépasser ; et, dès qu'elle la dépasse, par suite de l'engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre à la baisse, avec la certitude qu'elle se produira. Dans sa conviction, dans son absolue croyance à la logique, il restait pourtant surpris des rapides conquêtes de Saccard, de cette puissance tout d'un coup grandie, dont la haute banque juive commençait à s'épouvanter. Il fallait au plus tôt abattre ce rival dangereux, non seulement pour rattraper les huit millions perdus au lendemain de Sadowa, mais surtout pour ne pas avoir à partager la royauté du marché avec ce terrible aventurier, dont les casse-cou semblaient réussir, contre tout bon sens, comme par miracle. Et Gundermann, plein du mépris de la passion, exagérait encore son flegme de joueur mathématique, d'une obstination froide d'homme chiffre, vendant toujours malgré la hausse continue, perdant à chaque liquidation des sommes de plus en plus considérables, avec la belle sécurité d'un sage qui met simplement son argent à la Caisse d'épargne. Lorsque la baronne put enfin entrer, au milieu de la bousculade des employés et des remisiers, de la grêle des pièces à signer et des dépêches à lire, elle trouva le banquier souffrant d'un horrible rhume qui lui arrachait la gorge. Cependant, il était là depuis six heures du matin, toussant et crachant, exténué de fatigue, solide quand même. Ce jour-là , à la veille d'un emprunt étranger, a vaste salle était envahie par un flot de visiteurs plus pressé encore, que recevaient en coup de vent deux de ses fils et un de ses gendres ; tandis que, par terre, près de l'étroite table qu'il s'était réservée au fond, dans l'embrasure d'une fenêtre, trois de ses petits-enfants, deux fillettes et un garçon, se disputaient avec des cri aigus une poupée dont un bras et une jambe gisaient déjà , arrachés. Tout de suite, la baronne donna son prétexte. " Cher monsieur, j'ai voulu avoir en personne la bravoure de mon importunité... C'est pour une loterie de bienfaisance... " Il ne la laissa pas achever, il était fort charitable, et prenait toujours deux billets, surtout lorsque des dames, rencontrées par lui dans le monde, se donnaient ainsi la peine de les lui apporter. Mais il dut s'excuser, un employé venait lui soumettre le dossier d'une affaire. Des chiffres énormes furent rapidement échangés. " Cinquante-deux millions, dites-vous ? Et le crédit était ? - De soixante millions, monsieur. - Eh bien, portez-le à soixante-quinze millions. " Il revenait à la baronne, lorsqu'un mot surpris dans une conversation que son gendre avait avec un remisier, le fit se précipiter. " Mais pas du tout ! Au cours de cinq cent quatre-vingt-sept cinquante, cela fait dix sous de moins par action. - Oh ! monsieur, dit le remisier humblement, pour quarante-trois francs que ça ferait en moins ! - Comment, quarante-trois francs ! mais c'est énorme ! Est-ce que vous croyez que je vole l'argent ? Chacun son compte, je ne connais que ça ! " Enfin, pour causer à l'aise, il se décida à emmener la baronne dans la salle à manger, où le couvert était déjà mis. Il n'était pas dupe du prétexte de la loterie de bienfaisance, car il savait sa liaison, grâce à toute une police obséquieuse qui le renseignait, et il se doutait bien qu'elle venait, poussée par quelque intérêt grave. Aussi ne se gêna-t-il pas. " Voyons, maintenant, dites-moi ce que vous avez à me dire. " Mais elle affecta la surprise. Elle n'avait rien à lui dire, elle avait à le remercier simplement de sa bonté. " Alors, on ne vous a pas chargée d'une commission pour moi ? " Et il parut désappointé, comme s'il avait cru un instant qu'elle venait avec une mission secrète de Saccard, quelque invention de ce fou. A présent qu'ils étaient seuls, elle le regardait en souriant, de son air ardent et menteur, qui excitait si inutilement les hommes. " Non, non, je n'ai rien à vous dire ; et puis, puisque vous êtes si bon, j'aurais plutôt quelque chose à vous demander. " Elle s'était penchée vers lui, elle effleurait ses genoux de ses fines mains gantées. Et elle se confessait, disait son mariage déplorable avec un étranger qui n'avait rien compris à sa nature, ni à ses besoins, expliquait comment elle avait dû s'adresser au jeu pour ne pas déchoir de sa situation. Enfin, elle parla de sa solitude, de la nécessité d'être conseillée, dirigée, sur cet effrayant terrain de la Bourse, où chaque faux pas coûte si cher. " Mais, interrompit-il, je croyais que vous aviez quelqu'un. - Oh ! quelqu'un, murmura-t-elle avec un geste de profond dédain. Non, non, ce n'est personne, je n'ai personne... C'est vous que je voudrais avoir, le maÃtre, le dieu. Et cela, vraiment, ne vous coûterait guère d'être mon ami, de me dire un mot, rien qu'un mot, de loin en loin. Si vous saviez comme vous me rendriez heureuse, comme je vous serais reconnaissante, oh ! de tout mon être ! " Elle s'approchait encore, l'enveloppait de sa tiède haleine, de l'odeur fine et puissante qui s'exhalait d'elle tout entière. Mais il restait bien calme, et il ne se recula même pas, la chair morte, sans un aiguillon à réprimer. Tandis qu'elle parlait, lui dont l'estomac était également détruit, et qui vivait de laitage, il prenait un à un, dans un compotier, sur la table, des grains de raisin qu'il mangeait d'un geste machinal, l'unique débauche qu'il se permettait parfois, aux grandes heures de sensualité, quitte à la payer par des journées de souffrance. Il eut un rire narquois, en homme qui se sait invincible, lorsque la baronne, d'un air d'oubli, dans le feu de sa prière, lui posa enfin sur le genou sa petite main tentatrice, aux doigts dévorants, souples comme un noeud de couleuvres. Plaisamment, il prit cette main, l'écarta en disant merci d'un signe de tête, ainsi que pour un cadeau inutile qu'on refuse. Et, sans perdre son temps davantage, allant droit au but " Voyons, vous êtes bien gentille, je voudrais vous être agréable... Ma belle amie, le jour où vous m'apporterez un bon conseil, je m'engage à vous en donner un aussi. Venez me dire ce qu'on fait, et je vous dirai ce que je ferai... Affaire conclue, hein ? " Il s'était levé, et elle dut rentrer avec lui dans la grande salle voisine. Elle avait parfaitement compris le marché qu'il proposait, l'espionnage, la trahison. Mais elle ne voulut pas répondre, elle affecta de reparler de sa loterie de bienfaisance ; tandis que lui, de son hochement de tête goguenard, semblait ajouter qu'il ne tenait pas à être aidé, que le dénouement logique, fatal, arriverait quand même, un peu plus tard peut-être. Et, lorsqu'elle partit enfin, il était déjà repris par d'autres affaires, dans l'extraordinaire tumulte de cette halle aux capitaux, au milieu du défilé des gens de Bourse, de la galopade de ses employés, des jeux de ses petits-enfants, qui venaient d'arracher la tête de la poupée, avec des cris de triomphe. Il s'était assis à son étroite table, il s'absorba dans l'étude d'une idée soudaine, n'entendit plus rien. Deux fois, la baronne Sandorff retourna aux bureaux de L'Espérance , pour rendre compte de sa démarche à Jantrou, sans le rencontrer. Dejoie enfin l'introduisit, un jour que sa fille Nathalie causait avec Mme Jordan sur une banquette du couloir. Il tombait, depuis la veille, une pluie diluvienne ; et, par ce temps humide et gris, l'entresol du vieil hôtel, au fond du puisard assombri de la cour, était d'une mélancolie affreuse. Le gaz brûlait dans un demi-jour boueux. Marcelle, qui attendait Jordan en chasse pour donner un nouvel acompte à Busch, écoutait d'un air triste Nathalie caquetant comme une pie vaniteuse, avec sa voix sèche, ses gestes aigus de fille de Paris poussée trop vite. " Vous comprenez, madame, papa ne veut pas vendre... Il y a une personne qui le pousse à vendre, en tâchant de lui faire peur. Je ne la nomme pas, cette personne, parce que son rôle, bien sûr, n'est guère d'effrayer le monde... C'est moi, maintenant, qui empêche papa de vendre... Plus souvent que je vende, quand ça monte ! Faudrait être joliment godiche, n'est-ce pas ? - Certes ! répondit simplement Marcelle. - Vous savez que nous sommes à deux mille cinq cents, continua Nathalie. Je tiens les comptes, moi, car papa ne sait guère écrire... Alors, avec nos huit actions, ça nous donne déjà vingt mille francs. Hein ? c'est joli !... Papa voulait d'abord s'arrêter à dix-huit mille, ça faisait son chiffre six mille francs pour ma dot, et douze mille pour lui, une petite rente de six cents francs, qu'il aurait bien gagnée, avec toutes ces émotions... Mais est-ce heureux, dites ? qu'il n'ait pas vendu, puisque voilà encore deux mille francs de plus !... Alors, maintenant, nous voulons davantage, nous voulons une rente de mille francs au moins. Et nous l'aurons, M. Saccard nous l'a bien dit... " Il est si gentil, M. Saccard ! " Marcelle ne put s'empêcher de sourire. " Vous ne vous mariez donc plus ? - Si, si, lorsque ça aura fini de monter... Nous étions pressés, le père de Théodore surtout, à cause de son commerce. Seulement, que voulez-vous ? on ne peut pas boucher la source, quand l'argent arrive. Oh ! Théodore comprend très bien, attendu que si papa a davantage de rente, c'est davantage de capital qui nous reviendra un jour. Dame ! c'est à considérer... Et voilà , tout le monde attend. On a les six mille francs depuis des mois, on pourrait se marier ; mais on aime mieux les laisser faire des petits... Est-ce que vous lisez les articles sur les actions, vous ? " Et, sans attendre la réponse " Moi, je les lis, le soir. Papa m'apporte les journaux... Il les a déjà lus, et il faut que je les lui relise... Jamais on ne s'en lasserait, tant c'est beau, tout ce qu'ils promettent. Quand je me couche, j'en ai la tête pleine, j'en rêve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses qui sont un très bon signe. Avant-hier, nous avons fait le même songe, des pièces de cent sous que nous ramassions à la pelle, dans la rue. C'est très amusant. " De nouveau, elle s'interrompit pour demander " Combien avez-vous d'actions, vous ? - Nous, pas une ! " répondit Marcelle. La petite figure blonde de Nathalie, avec ses mèches pâles envolées, prit un air de commisération immense. Ah ! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions ! Et, son père l'ayant appelée, pour la charger de remettre un paquet d'épreuves à un rédacteur, en remontant aux Batignolles, elle s'en alla, avec une importance amusante de capitaliste, qui, presque tous les jours, maintenant, descendait au journal, afin de connaÃtre plus tôt le cours de la Bourse. Restée seule sur la banquette, Marcelle retomba dans une songerie mélancolique, elle si gaie et si brave d'habitude. Mon Dieu ! qu'il faisait noir, qu'il faisait triste ! et son pauvre mari qui courait les rues par cette pluie diluvienne ! Il avait un tel mépris de l'argent, un tel malaise à la seule idée de s'en occuper, cela lui coûtait un si gros effort d'en demander, même à ceux qui lui en devaient ! Et, absorbée, n'entendant rien, elle revivait sa journée depuis son réveil, cette journée mauvaise ; tandis que, autour d'elle, se faisait le travail fiévreux du journal, le galop des rédacteurs, le va-et-vient de la copie, au milieu des battements de porte et des coups de sonnette. D'abord, dès neuf heures, comme Jordan venait de partir pour toute une enquête sur un accident dont il devait rendre compte Marcelle, à peine débarbouillée, encore en camisole, avait eu la stupeur de voir tomber chez eux Busch, en compagnie de deux messieurs très sales, peut- être des huissiers, peut-être des bandits, ce qu'elle n'avait jamais pu décider au juste. Cet abominable Busch, sans doute abusant de ce qu'il ne trouvait là qu'une femme, déclarait qu'ils allaient tout saisir, si elle ne le payait pas sur-le-champ. Et elle avait eu beau se débattre, n'ayant eu connaissance d'aucune des formalités légales il affirmait la signification du jugement, l'apposition de l'affiche, avec une telle carrure, qu'elle en était restée éperdue, finissant par croire à la possibilité de ces choses sans qu'on les sache. Mais elle ne se rendait point, expliquait que son mari ne rentrerait même pas déjeuner, qu'elle ne laisserait toucher à rien, avant qu'il fût là . Alors, entre les trois louches personnages et cette jeune femme, à moitié dévêtue, les cheveux sur les épaules, avait commencé la plus pénible des scènes, eux inventoriant déjà les objets, elle fermant les armoires, se jetant devant la porte, comme pour les empêcher de rien sortir. Son pauvre petit logement dont elle était si fière, ses quatre meubles qu'elle faisait reluire, la tenture d'andrinople de la chambre qu'elle avait clouée elle-même ! Ainsi qu'elle le criait avec une bravoure guerrière, il faudrait lui marcher sur le corps ; et elle traitait Busch de canaille et de voleur, à la volée oui ! un voleur, qui n'avait pas honte de réclamer sept cent trente francs quinze centimes, sans compter les nouveaux frais, pour une créance de trois cents francs, une créance achetée par lui cent sous, au tas, avec des chiffons et de la vieille ferraille ! Dire qu'ils avaient déjà , par acomptes, donné quatre cents francs, et que ce voleur-là parlait d'emporter leurs meubles, en paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait leur voler encore ! Et il savait parfaitement qu'ils étaient de bonne foi, qu'ils l'auraient payé tout de suite, s'ils avaient eu la somme. Et il profitait de ce qu'elle était seule, incapable de répondre, ignorante de la procédure, pour l'effrayer et la faire pleurer. Canaille ! voleur ! voleur ! Furieux, Busch criait plus haut qu'elle, se tapait violemment la poitrine est-ce qu'il n'était pas un honnête homme ? est-ce qu'il n'avait pas payé la créance de bel et bon argent ? il était en règle avec la loi, il entendait en finir. Cependant, comme un des deux messieurs très sales ouvrait les tiroirs de la commode, à la recherche du linge, elle avait eu une attitude si terrible, menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'était un peu radouci. Enfin, après une demi-heure encore de basse discussion, il avait consenti à attendre jusqu'au lendemain, avec l'enragé serment que prendrait tout, le lendemain, si elle lui manquait de parole. Oh ! quelle honte brûlante dont elle souffrait encore, ces vilains hommes chez eux, blessant toutes ses tendresses, toutes ses pudeurs, fouillant jusqu'au lit, empestant la chambre si heureuse, ont elle avait dû laisser la fenêtre grande ouverte, après leur départ ! Mais un autre chagrin, plus profond, attendait Marcelle, ce jour-là . L'idée lui était venue de courir tout de suite chez ses parents, pour leur emprunter la somme de cette manière, lorsque son mari rentrerait, le soir, elle ne le désespérerait pas, elle pourrait le faire rire avec la scène du matin. Déjà , elle se voyait lui racontant la grande bataille, l'assaut féroce donné à leur ménage, la façon héroïque dont elle avait repoussé l'attaque. Le coeur lui battait très fort, en entrant dans le petit hôtel de la rue Legendre, cette maison cossue où elle avait grandi et où elle croyait ne plus trouver que des étrangers, tellement l'air lui semblait, autre, glacial. Comme ses parents se mettaient à table, elle avait accepté de déjeuner, pour les disposer mieux. Tout le temps du repas, la conversation était restée sur la hausse des actions de l'Universelle, dont, la veille encore, le cours avait monté de vingt francs ; et elle s'étonnait de trouver sa mère plus enfiévrée, plus âpre que son père, elle qui, au commencement, tremblait à la seule idée de spéculation maintenant, avec une violence de femme conquise, c'était elle qui le gourmandait de sa timidité, acharnée aux grands coups du hasard. Dès les hors-d'oeuvre, elle s'était emportée, saisie de ce qu'il parlait de vendre leurs soixante-quinze actions à ce cours inespéré de deux mille cinq cent vingt francs, ce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francs, un joli gain, plus de cent mille francs sur le prix d'achat. Vendre ! quand La Cote financière promettait le cours de trois mille francs ! est-ce qu'il devenait fou ? Car, enfin, La Cote financière était connue pour sa vieille honnêteté, lui-même répétait souvent qu'avec ce journal-là on pouvait dormir sur ses deux oreilles ! Ah ! non, par exemple, elle ne le laisserait pas vendre ! elle vendrait plutôt l'hôtel, pour acheter encore ! Et Marcelle, silencieuse, le coeur serré à entendre voler passionnément ces gros chiffres, cherchait comment elle allait oser demander un prêt de cinq cents francs, dans cette maison envahie par le jeu, où elle avait vu monter peu à peu le flot des journaux financiers, qui la submergeaient aujourd'hui du rêve grisant de leur publicité. Enfin, au dessert, elle s'était risquée il leur fallait cinq cents francs, on allait les vendre, ses parents ne pouvaient les abandonner dans ce désastre. Le père, tout de suite, avait baissé la tête, avec un coup d'oeil embarrassé vers sa femme. Mais déjà la mère refusait d'une voix nette. Cinq cents francs ! où voulait-on qu'elle les trouvât ? Tous leurs capitaux étaient engagés dans des opérations ; et, d'ailleurs, ses anciennes diatribes revenaient quand on avait épousé un meurt-de-faim, un homme qui écrivait des livres, on acceptait les conséquences de sa sottise, on n'essayait pas de retomber à la charge des siens. Non ! elle n'avait pas un sou pour les paresseux qui, avec leur beau mépris affecté de l'argent, ne rêvent que de manger celui des autres. Et elle avait laissé partir sa fille, et celle-ci s'en était allée désespérée, le coeur saignant de ne plus reconnaÃtre sa mère, elle si raisonnable et si bonne autrefois. Dans la rue, Marcelle avait marché, inconsciente, regardant si elle ne trouverait pas de l'argent par terre. Puis l'idée brusque lui était venue de s'adresser à l'oncle Chave ; et, immédiatement, elle s'était présentée au discret rez-de-chaussée de la rue Nollet, pour ne pas le manquer, avant la Bourse. Il y avait eu des chuchotements, des rires de fillettes. Pourtant, la porte ouverte, elle avait aperçu le capitaine seul, fumant sa pipe, et il s'était désolé, l'air furieux contre lui- même, en criant qu'il n'avait jamais cent francs d'avance, qu'il mangeait au jour le jour ses petits gains de Bourse, comme un sale cochon qu'il était. Ensuite, en apprenant le refus des Maugendre, il avait tonné contre eux, de vilains bougres encore ceux-là , qu'il ne voyait plus d'ailleurs, depuis que la hausse de leurs quatre actions les rendait fous. Est-ce que, l'autre semaine, sa soeur ne l'avait pas traité de liardeur, comme pour tourner en ridicule son jeu prudent, parce qu'il lui conseillait amicalement de vendre ? En voilà une qu'il ne plaindrait pas, lorsqu'elle se casserait le cou ! Et Marcelle, de nouveau dans la rue, les mains vides, avait dû se résigner à se rendre au journal, pour avertir son mari de ce qui s'était passé, le matin. Il fallait absolument payer Busch. Jordan, dont le livre n'était encore accepté par aucun éditeur, venait de se lancer à la chasse de l'argent, au travers du Paris boueux de cette journée de pluie, sans savoir où frapper, chez des amis, dans les journaux où il écrivait, au hasard de la rencontre. Bien qu'il l'eût suppliée de rentrer chez eux, elle était tellement anxieuse, qu'elle avait préféré rester là , sur cette banquette, à l'attendre. Après le départ de sa fille, lorsqu'il la vit seule, Dejoie lui apporta un journal. " Si madame veut lire, pour prendre patience. " Mais elle refusa du geste, et comme Saccard arrivait, elle fit la vaillante, elle expliqua gaiement qu'elle avait envoyé son mari dans le quartier, une course ennuyeuse dont elle s'était débarrassée. Saccard, qui avait de l'amitié pour le petit ménage, comme il les nommait, voulait absolument qu'elle entrât chez lui attendre à l'aise. Elle s'en défendit, elle était bien là . Et il cessa d'insister, dans la surprise qu'il éprouva, à se trouver nez à nez, brusquement, avec la baronne Sandorff, qui sortait de chez Jantrou. D'ailleurs, ils se sourirent, d'un air d'aimable intelligence, en gens qui échangent un simple salut, pour ne pas s'afficher. Jantrou, dans leur conversation, venait de dire à la baronne qu'il n'osait plus lui donner de conseil. Sa perplexité augmentait, devant la solidité de l'Universelle, sous les efforts croissants des baissiers sans doute Gundermann l'emporterait, mais Saccard pouvait durer longtemps, et il y avait peut-être gros à gagner encore avec lui. Il l'avait décidée à temporiser, à les ménager tous deux. Le mieux était de tâcher d'avoir toujours les secrets de l'un, en se montrant aimable, de manière à les garder pour elle et à en profiter, ou bien à les vendre à l'autre, selon l'intérêt. Et cela sans complot noir, arrangé par lui d'un air de plaisanterie, tandis qu'elle-même lui promettait en riant de le mettre dans l'affaire. " Alors, elle est sans cesse fourrée chez vous, c'est votre tour ? " dit Saccard avec sa brutalité, en entrant dans le cabinet de Jantrou. Celui-ci joua l'étonnement. " Qui donc ?... Ah ! la baronne.... Mais, mon cher maÃtre, elle vous adore. Elle me le disait encore tout à l'heure. " D'un geste d'homme qu'on ne trompe pas, le vieux corsaire l'avait arrêté. Et il le regardait, dans sa déchéance de basse débauche, en pensant que, si elle avait cédé à la curiosité de savoir comment Sabatani était fait, elle pouvait bien vouloir goûter au vice de cette ruine. " Ne vous défendez pas, mon cher. Quand une femme joue, elle tomberait au commissionnaire du coin, qui lui porterait un ordre. " Jantrou fut très blessé, et il se contenta de rire, en s'obstinant à expliquer la présence chez lui de la baronne, qui était venue, disait- il, pour une question de publicité. D'ailleurs, Saccard, d'un haussement d'épaules, avait déjà jeté de côté cette question de femme, sans intérêt, selon lui. Debout, allant et venant, se plantant devant la fenêtre pour regarder tomber l'éternelle pluie grise, il exhalait sa joie énervée. Oui, l'Universelle avait encore monté de vingt francs, la veille ! Mais comment diable se faisait-il que des vendeurs s'acharnaient ? car la hausse serait allée jusqu'à trente francs, sans un paquet de titres qui était tombé sur le marché, dès la première heure. Ce qu'il ignorait, c'était que Mme Caroline avait de nouveau vendu mille de ses actions, luttant elle-même contre la hausse déraisonnable, ainsi que son frère lui en avait laissé l'ordre. Certes, Saccard ne pouvait se plaindre devant le succès grandissant, et cependant il était agité, ce jour-là , d'un tremblement intérieur, fait de sourde crainte et de colère. Il criait que les sales juifs avaient juré sa perte et que cette canaille de Gundermann venait de se mettre à la tête d'un syndicat de baissiers pour l'écraser. On le lui avait affirmé à la Bourse, on y parlait d'une somme de trois cents millions, destinée par le syndicat à nourrir la baisse. Ah ! les brigands ! Et ce qu'il ne répétait pas ainsi tout haut, c'étaient les autres bruits qui couraient, plus nets de jour en jour, des rumeurs contestant la solidité de l'Universelle, alléguant déjà des faits, des symptômes de difficultés prochaines, sans avoir encore, il est vrai, ébranlé en rien l'aveugle confiance du public. Mais la porte fut poussée, et Huret entra, de son air d'homme simple. " Ah ! vous voilà donc, Judas ! " dit Saccard. Huret, en apprenant que Rougon allait décidément abandonner son frère, s'était remis avec le ministre ; car il avait la conviction que, le jour où Saccard aurait Rougon contre lui, ce serait la catastrophe inévitable. Pour obtenir son pardon, il était rentré dans la domesticité du grand homme, faisant de nouveau ses courses, risquant à son service les gros mots et les coups de pied au derrière. " Judas, répéta-t-il avec le fin sourire qui éclairait parfois sa face épaisse de paysan, en tout cas un Judas brave homme qui vient donner un avis désintéressé au maÃtre qu'il a trahi " Mais Saccard, comme s'il ne voulait pas l'entendre, cria, simplement pour affirmer son triomphe " Hein ? deux mille cinq cent vingt hier, deux mille cinq cent vingt- cinq aujourd'hui. - Je sais j'ai vendu tout à l'heure. " Du coup, la colère qu'il dissimulait sous son air de plaisanterie, éclata. " Comment, vous avez vendu ?... Ah ! bien, c'est complet, alors ! Vous me lâchez pour Rougon et vous vous mettez avec Gundermann ! " Le député le regardait, ébahi. " Avec Gundermann, pourquoi ?... Je me mets avec mes intérêts, oh ! simplement ! Moi, vous savez, je ne suis pas un casse-cou. Non, je n'ai pas tant d'estomac, j'aime mieux réaliser tout de suite, dès qu'il y a un joli bénéfice. Et c'est peut-être bien pour cela que je n'ai jamais perdu. " Il souriait de nouveau, en Normand prudent et avisé, qui, sans fièvre, engrangeait sa moisson. " Un administrateur de la société ! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait confiance ? que doit-on penser, à vous voir vendre ainsi, en plein mouvement de hausse ? Parbleu ! je ne m'étonne plus, si l'on prétend que notre prospérité est factice et que le jour de la dégringolade approche... Ces messieurs vendent, vendons tous. C'est la panique ! " Huret, silencieux, eut un geste vague. Au fond, il s'en moquait, son affaire était faite. Il n'avait à présent que le souci de remplir la mission dont Rougon l'avait chargé, le plus proprement possible, sans avoir trop à en souffrir lui-même. " Je vous disais donc, mon cher, que j'étais venu pour vous donner un avis désintéressé... Le voici. Soyez sage, votre frère est furieux, il vous abandonnera carrément, si vous vous laissez vaincre. " Saccard, refrénant sa colère, ne broncha pas. " C'est lui qui vous envoie me dire ça ? " Après une hésitation, le député jugea préférable d'avouer. " Eh bien, oui, c'est lui... Oh ! vous ne supposez pas que les attaques de L'Espérance soient pour quelque chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d'amour-propre... Non ! mais en vérité, songez combien la campagne catholique de votre journal doit gêner sa politique actuelle. Depuis ces malheureuses complications de Rome, il a tout le clergé à dos, il vient encore d'être forcé de faire condamner un évêque comme d'abus... Et, pour l'attaquer, vous allez justement choisir le moment où il a grand-peine à ne pas se laisser déborder par l'évolution libérale, née des réformes du 9 janvier, qu'il a consenti à appliquer, comme on dit, dans l'unique désir de les endiguer sagement... Voyons, vous êtes son frère, croyez-vous qu'il soit content ? - En effet, répondit Saccard railleur, c'est bien vilain de ma part... Voilà ce pauvre frère, qui, dans sa rage de rester ministre, gouverne au nom des principes qu'il combattait hier, et qui s'en prend à moi, parce qu'il ne sait plus comment se tenir en équilibre, entre la droite, tachée d'avoir été trahie, et le tiers état, affamé du pouvoir. Hier encore, pour calmer les catholiques, il lançait son fameux Jamais ! il jurait que jamais la France ne laisserait l'Italie prendre Rome au pape. Aujourd'hui, dans sa terreur des libéraux, il voudrait bien leur donner aussi un gage, il daigne songer à m'égorger pour leur plaire... L'autre semaine, Emile Olivier l'a secoué vertement à la Chambre... - Oh ! interrompit Huret, il a toujours la confiance des Tuileries, l'empereur lui a envoyé une plaque de diamants. " Mais, d'un geste énergique, Saccard disait qu'il n'était pas dupe. " L'Universelle est désormais trop puissante, n'est-ce pas ? Une banque catholique, qui menace d'envahir le monde, de le conquérir par l'argent comme on le conquérait jadis par la loi, est-ce que cela peut se tolérer ? Tous les libres penseurs, tous les francs-maçons, en passe de devenir ministres, en ont froid dans les os... Peut-être aussi a-t-on quelque emprunt à tripoter avec Gundermann. Qu'est-ce qu'un gouvernement deviendrait, s'il ne se laissait pas manger par ces sales juifs ?... Et voilà mon imbécile de frère qui, pour garder le pouvoir six mois de plus, va me jeter en pâture aux sales juifs, aux libéraux, à toute la racaille, dans l'espérance qu'on le laissera un peu tranquille, pendant qu'on me dévorera... Eh bien, retournez lui dire que je me fous de lui... " Il redressait sa petite taille, sa rage crevait enfin son ironie, en une fanfare batailleuse de clairon. " Entendez-vous bien, je me fous de lui ! C'est ma réponse, je veux qu'il le sache. " Huret avait plié les épaules. Dès qu'on se fâchait, dans les affaires, ce n'était plus son genre. Après tout, il n'était là -dedans qu'un commissionnaire. " Bon, bon ! on le lui dira... Vous allez vous faire casser les reins. Mais ça vous regarde. " Il y eut un silence. Jantrou, qui était resté absolument muet, en affectant d'être tout entier à la correction d'un paquet d'épreuves, avait levé les yeux, pour admirer Saccard. Etait-il beau, le bandit, dans sa passion ! Ces canailles de génie parfois triomphent, à ce degré d'inconscience, lorsque l'ivresse du succès les emporte. Et Jantrou, à ce moment, était pour lui, convaincu de sa fortune. " Ah ! J'oubliais, reprit Huret. Il paraÃt que Delcambre, le procureur général vous exècre... Et, ce que vous ignorez encore, l'empereur l'a nommé ce matin ministre de la Justice. " Brusquement, Saccard s'était arrêté. Le visage assombri, il dit enfin " Encore de la propre marchandise ! Ah ! on a fait un ministre de ça. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ? - Dame ! reprit Huret en exagérant son air simple, si un malheur vous arrivait, comme ça arrive à tout le monde, dans les affaires, votre frère veut que vous ne comptiez pas sur lui, pour vous défendre contre Delcambre. - Mais, tonnerre de Dieu ! hurla Saccard, quand je vous dis que je me fous de toute la clique, de Rougon, de Delcambre, et de vous par- dessus le marché ! " Heureusement, à cette minute, Daigremont entra. Il ne montait jamais au journal, ce fut une surprise pour tous, qui coupa court aux violences. Très correct, il distribua des poignées de main en souriant, d'une amabilité flatteuse d'homme du monde. Sa femme allait donner une soirée, où elle chanterait ; et il venait simplement inviter en personne Jantrou, pour avoir un bon article. Mais la présence de Saccard parut le ravir. " Comment va, grand homme ? - Dites donc, vous n'avez pas vendu, vous ? " demanda celui-ci, sans répondre. Vendre, ah ! non, pas encore ! Et son éclat de rire fut très sincère, il était réellement de solidité plus grande. " Mais il ne faut jamais vendre, dans notre situation ! s'écria Saccard. - Jamais ! c'est ce que je voulais dire. Nous sommes tous solidaires, vous savez que vous pouvez compter sur moi. " Ses paupières avaient battu, il venait d'avoir un regard oblique, tandis qu'il répondait des autres administrateurs, de Sédille, de Kolb, du marquis de Bohain, comme de lui-même. L'affaire marchait si bien, c'était vraiment un plaisir d'être tous d'accord, dans le plus extraordinaire succès que la Bourse eût vu depuis cinquante ans. Et il eut un mot charmant pour chacun, il s'en alla en répétant qu'il comptait sur eux trois, pour sa soirée. Mounier, le ténor de l'Opéra, y donnerait la réplique à sa femme. Oh ! un effet considérable ! " Alors, demanda Huret partant à son tour, c'est tout ce que vous avez à me répondre ? - Parfaitement ! " déclara Saccard, de sa voix sèche. Et il affecta de ne pas descendre avec lui, comme à son habitude. Puis, lorsqu'il se retrouva seul avec le directeur du journal. " C'est la guerre, mon brave ! Il n'y a plus rien à ménager, tapez- moi sur toutes ces fripouilles !... Ah ! je vais donc pouvoir enfin mener la bataille comme je l'entends ! - Tout de même, c'est raide ! " conclut Jantrou, dont les perplexités recommençaient. Dans le couloir, sur la banquette, Marcelle attendait toujours. Il était à peine quatre heures, et Dejoie venait déjà d'allumer les lampes, tellement la nuit tombait vite, sous le ruissellement blafard et entêté de la pluie. Chaque fois qu'il passait près d'elle, il trouvait un petit mot pour la distraire. Du reste, les allées et venues des rédacteurs s'activaient, des éclats de voix sortaient de la salle voisine, toute cette fièvre qui montait, à mesure que se faisait le journal. Marcelle, brusquement, en levant les yeux, aperçut Jordan devant elle. Il était trempé, l'air anéanti, avec ce tressaillement de la bouche, ce regard un peu fou des gens qui ont couru longtemps derrière quelque espoir, sans l'atteindre. Elle avait compris. " Rien, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, pâlissante. - Rien, ma chérie, rien du tout... Nulle part, pas possible... " Et elle n'eut alors qu'une plainte basse, où tout son coeur saignait. " Oh ! mon Dieu ! " A ce moment, Saccard sortait du bureau de Jantrou, et il s'étonna de la trouver là encore. " Comment, madame, votre coureur de mari ne fait que de revenir ? Je vous disais bien d'entrer l'attendre dans mon cabinet. " Elle le regardait fixement, une pensée soudaine s'était éveillée dans ses grands yeux désolés. Elle ne réfléchit même pas, elle céda à cette bravoure qui jette les femmes en avant, aux minutes de passion. " Monsieur Saccard, j'ai quelque chose à vous demander... Si vous vouliez bien, maintenant, que nous passions chez vous... - Mais certainement, madame. " Jordan, qui craignait d'avoir deviné, voulait la retenir. Il lui balbutiait à l'oreille des non ! non ! entrecoupés, dans l'angoisse maladive où le jetaient toujours ces questions d'argent. Elle s'était dégagée, il dut la suivre. " Monsieur Saccard, reprit-elle, dès que la porte fut refermée, mon mari court inutilement depuis deux heures pour trouver cinq cents francs, et il n'ose pas vous les demander... Alors, moi, je vous les demande... Et, de verve, avec ses airs drôles de petite femme gaie et résolue, elle conta son affaire du matin, l'entrée brutale de Busch, l'envahissement de sa chambre par les trois hommes, comment elle était parvenue à repousser l'assaut, l'engagement qu'elle avait pris de payer le jour même. Ah ! ces plaies d'argent pour le petit monde, ces grandes douleurs faites de honte et d'impuissance, la vie remise sans cesse en question, à propos de quelques misérables pièces de cent sous ! " Busch, répéta Saccard, c'est ce vieux filou de Busch qui vous tient dans ses griffes... Puis, avec une bonhomie charmante, se tournant vers Jordan, qui restait silencieux, blême d'un insupportable malaise. " Eh bien, je vais vous les avancer, moi, vos cinq cents francs. Vous auriez dû me les demander tout de suite. " Il s'était assis à sa table, pour signer un chèque, lors qu'il s'arrêta, réfléchissant. Il se rappelait la lettre qu'il avait reçue, la visite qu'il devait faire et qu'il reculait de jour en jour, dans l'ennui de l'histoire louche qu'il flairait. Pourquoi n'irait-il pas tout de suite rue Feydeau, profitant de l'occasion, ayant un prétexte ? " Ecoutez, je le connais à fond, votre gredin... Il vaut mieux que j'aille en personne le payer, pour voir si je ne pourrai pas ravoir vos billets à moitié prix. " Les yeux de Marcelle, à présent, luisaient de gratitude. " Oh ! monsieur Saccard, que vous êtes bon ! " Et, s'adressant à son mari " Tu vois, grosse bête, que M. Saccard ne nous a pas mangés ! " Il lui sauta au cou, d'un mouvement irrésistible, il l'embrassa, car c'était elle qu'il remerciait d'être plus énergique et adroite que lui, dans ces difficultés de la vie qui le paralysaient. " Non ! non ! dit Saccard, lorsque le jeune homme lui serra enfin la main, le plaisir est pour moi, vous êtes très gentils tous les deux de vous aimer si fort. Allez-vous-en tranquilles ! " Sa voiture, qui l'attendait, le mena en deux minutes rue Feydeau au milieu de ce Paris boueux, dans la bousculade des parapluies et l'éclaboussement des flaques. Mais, en haut, il eut beau sonner à la vieille porte dépeinte, où une plaque de cuivre étalait le mot Contentieux , en grosses lettres noires elle ne s'ouvrit pas, rien ne bougeait à l'intérieur. Et il se retirait, lorsque, dans sa contrariété vive, il l'ébranla violemment du poing. Alors, un pas traÃnard se fit entendre, et Sigismond parut. " Tiens ! c'est vous !... Je croyais que c'était mon frère qui remontait et qui avait oublié sa clef. Moi, jamais je ne réponds aux coups de sonnette... Oh ! il ne tardera pas, vous pouvez l'attendre, si vous tenez à le voir. " Du même pas pénible et chancelant, il retourna, suivi du visiteur, dans la chambre qu'il occupait, sur la place de la Bourse. Il y faisait encore plein jour, à ces hauteurs, au-dessus de la brume dont la pluie emplissait le fond des rues. La pièce était d'une nudité froide, avec son étroit lit de fer, sa table et ses deux chaises, ses quelques planches encombrées de livres, sans un meuble. Devant la cheminée, un petit poêle, mal entretenu, oublié, venait de s'éteindre. " Asseyez-vous, monsieur. Mon frère m'a dit qu'il ne faisait que descendre et remonter. " Mais Saccard refusait la chaise en le regardant, frappé des progrès que la phtisie avait faits chez ce grand garçon pâle, aux yeux d'enfant, des yeux noyés de rêve, singuliers sous l'énergique obstination du front. Entre les longues boucles de ses cheveux, son visage s'était extraordinairement creusé, comme allongé et tiré vers la tombe. " Vous avez été souffrant ? " demanda-t-il, ne sachant que dire. Sigismond eut un geste de complète indifférence. " Oh ! comme toujours. La dernière semaine n'a pas été bonne, à cause de ce vilain temps. Mais ça va bien tout de même... Je ne dors plus, je ne puis travailler, et j'ai un peu de fièvre, ça me tient chaud... Ah ! on aurait tant à faire ! " Il s'était remis devant sa table, sur laquelle un livre, en langue allemande, se trouvait grand ouvert. Et il reprit " Je vous demande pardon de m'asseoir, j'ai veillé toute la nuit, pour lire cette oeuvre que j'ai reçue hier... Une oeuvre, oui ! dix années de la vie de mon maÃtre, Karl Marx, l'étude qu'il nous promettait depuis long temps sur le capital !... Voici notre Bible, maintenant, la voici ! " Curieusement, Saccard vint jeter un regard sur le livre ; mais la vue des caractères gothiques le rebuta tout de suite. " J'attendrai qu'il soit traduit " , dit-il en riant. Le jeune homme, d'un hochement de tête, sembla dire que, même traduit, il ne serait guère pénétré que par les seuls initiés. Ce n'était pas un livre de propagande. Mais quelle force de logique, quelle abondance victorieuse de preuves, dans la fatale destruction de notre société actuelle, basée sur le système capitaliste ! La plaine était rase, on pouvait reconstruire. " Alors, c'est le coup de balai ? demanda Saccard, toujours plaisantant. - En théorie, parfaitement ! répondit Sigismond. Tout ce que je vous ai expliqué un jour, toute la marche de révolution est là . Reste à l'exécuter en fait... Mais vous êtes aveugles, si vous ne voyez point les pas considérables que l'idée fait à chaque heure. Ainsi, vous qui, avec votre Universelle, avez remué et centralisé en trois ans des centaines de millions, vous ne semblez absolument pas vous douter que vous nous conduisez tout droit au collectivisme... J'ai suivi votre affaire avec passion, oui ! de cette chambre perdue, si tranquille, j'en ai étudié le développement jour par jour, et je la connais aussi bien que vous, et je dis que c'est une fameuse leçon que vous nous donnez là , car l'Etat collectiviste n'aura à faire que ce que vous faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez exproprié en détail les petits, réaliser l'ambition de votre rêve démesuré, qui est, n'est-ce pas ? d'absorber tous les capitaux du monde, d'être l'unique banque, l'entrepôt général de la fortune publique... Oh ! je vous admire beaucoup, moi ! je vous laisserais aller, si j'étais le maÃtre, parce que vous commencez notre besogne, en précurseur de génie. " Et il souriait de son pâle sourire de malade, en remarquant l'attention de son interlocuteur, très surpris de le trouver si au courant des affaires du jour, très flatté aussi des éloges intelligents. " Seulement, continua-t-il, le beau matin où nous vous exproprierons au nom de la nation, remplaçant vos intérêts privés par l'intérêt de tous, faisant de votre grande machine à sucer l'or des autres, la régulatrice même de la richesse sociale, nous commencerons par supprimer ça. " Il avait trouvé un sou parmi les papiers de sa table, il tenait en l'air, entre deux doigts, comme la victime désignée. " L'argent ! s'écria Saccard, supprimer l'argent ! la bonne folie ! - Nous supprimerons l'argent monnayé... Songez donc que la monnaie métallique n'a aucune place, aucune raison d'être, dans l'Etat collectiviste. A titre de rémunération, nous le remplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en établissant la moyenne des journées de besogne, dans nos chantiers... Il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas épouvantable, cette possession de l'argent qui accumule les fortunes privées, barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maÃtresses souveraines du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de là .... Il faut tuer, tuer l'argent ! " Mais Saccard se fâchait. Plus d'argent, plus d'or, plus de ces astres luisants, qui avaient éclairé sa vie ! Toujours la richesse s'était matérialisée pour lui dans cet éblouissement de la monnaie neuve, pleuvant comme une averse de printemps, au travers du soleil, tombant en grêle sur la terre qu'elle couvrait, des tas d'argent, des tas d'or, qu'on remuait à la pelle, pour le plaisir de leur éclat et de leur musique. Et l'on supprimait cette gaieté, cette raison de se battre et de vivre ! " C'est imbécile, oh ! ça, c'est imbécile !... Jamais, entendez-vous ! - Pourquoi jamais ? pourquoi imbécile ?... Est-ce que, dans l'économie de la famille, nous faisons usage de l'argent ? Vous n'y voyez que l'effort en commun et que l'échange... Alors, à quoi bon l'argent, lorsque la société ne sera plus qu'une grande famille, se gouvernant elle-même ? - Je vous dis que c'est fou !... Détruire l'argent, mais c'est la vie même, l'argent ! Il n'y aurait plus rien, plus rien ! " Il allait et venait, hors de lui. Et, dans cet emportement, comme il passait devant la fenêtre, il s'assura d'un regard que la Bourse était toujours là , car peut-être ce terrible garçon l'avait-il, elle aussi, effondrée d'un souffle. Elle y était toujours, mais très vague au fond de la nuit tombante, comme fondue sous le linceul de pluie, un pâle fantôme de Bourse près de s'évanouir en une fumée grise. " D'ailleurs, je suis bien bête de discuter. C'est impossible... Supprimez donc l'argent, je demande à voir ça. - Bah ! murmura Sigismond, tout se supprime, tout se transforme et disparaÃt... Ainsi, nous avons bien vu la forme de la richesse changer déjà une fois, lorsque la valeur de la terre a baissé, que la fortune foncière, domaniale, les champs et les bois, a décliné devant la fortune mobilière, industrielle, les titres de rente et les actions, et nous assistons aujourd'hui à une précoce caducité de cette dernière, à une sorte de dépréciation rapide, car il est certain que le taux s'avilit, que le cinq pour cent normal n'est plus atteint... La valeur de l'argent baisse donc, pourquoi l'argent ne disparaÃtrait-il pas, pourquoi une nouvelle forme de la fortune ne régirait-elle pas les rapports sociaux ? C'est cette fortune de demain que nos bons de travail apporteront. " Il s'était absorbé dans la contemplation du sou, comme s'il eût rêvé qu'il tenait le dernier sou des vieux âges, un sou égaré, ayant survécu à l'antique société morte. Que de joies et que de larmes avaient usé l'humble métal ! Et il était tombé à la tristesse de l'éternel désir humain. " Oui, reprit-il doucement, vous avez raison, nous ne verrons pas ces choses. Il faut des années, des années. Sait-on même si jamais l'amour des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l'égoïsme, dans l'organisation sociale... Pourtant, j'ai espéré le triomphe plus prochain, j'aurais tant voulu assister à cette aube de la justice. Un instant, l'amertume du mal dont il souffrait brisa sa voix. Lui qui, dans sa négation de la mort, la traitait comme si elle n'était pas, eut un geste, pour l'écarter. Mais, déjà , il se résignait. " J'ai fait ma tâche, je laisserai mes notes, dans le cas où je n'aurais pas le temps d'en tirer l'ouvrage complet de reconstruction que j'ai rêvé. Il faut que la société de demain soit le fruit mûr de la civilisation, car, si l'on ne garde la bon côté de l'émulation et du contrôle, tout croule... Ah ! cette société, comme je la vois nettement à cette heure, créée enfin, complète, telle que je suis parvenu, après tant de veilles, à la mettre debout ! Tout est prévu, résolu, c'est enfin la souveraine justice, l'absolu bonheur. Elle est là , sur le papier, mathématique, définitive. " Et il promenait ses longues mains émaciés parmi les notes éparses, et il s'exaltait, dans ce rêve des milliards reconquis, partagé équitablement, entre tous dans cette joie, et cette santé qu'il rendait d'un trait de plume à l'humanité souffrante, lui qui ne mangeait plus, qui ne dormait plus, qui achevait de mourir sans besoins, au milieu de la nudité de sa chambre. Mais une voix rude fit tressaillir Saccard. " Qu'est-ce que vous faite là ? " C'était Busch qui rentrait et qui jetait sur le visiteur un regard oblique d'amant jaloux dans sa continuelle crainte qu'on ne donnât une crise de toux son frère, en le faisant trop parler. D'ailleurs, il n'attendit pas la réponse, il grondait maternellement, désespéré. " Comment ! tu as encore laissé mourir ton poêle ! Je te demande un peu si c'est raisonnable, par une humidité pareille ! " Déjà , pliant les genoux, malgré la lourdeur de son grand corps, il cassait du menu bois, il rallumait le feu. Puis, il alla chercher un balai, fit le ménage, s'inquiéta de la potion que le malade devait prendre toutes les deux heures. Et il ne se montra tranquille que lorsqu'il eut décidé celui-ci à s'allonger sur le lit, pour se reposer. " Monsieur Saccard, si vous désirez passer dans mon cabinet... " Mme Méchain s'y trouvait, assise sur l'unique chaise. Elle et Busch venaient de faire, dans le voisinage, une visite importante, dont la pleine réussite les enchantait. C'était enfin, après une attente désespérée, l'heureuse mise en marche d'une des affaires qui les tenaient le plus au coeur. Pendant trois ans, la Méchain avait battu le pavé, en quête de Léonie Cron, cette fille séduite, à laquelle le comte de Beauvilliers avait signé une reconnaissance de dix mille francs, payable le jour de sa majorité. Vainement, elle s'était adressée à son cousin Fayeux, le receveur de rentes de Vendôme, qui avait acheté pour Busch la reconnaissance, dans un lot de vieilles créances, provenant de la succession du sieur Charpier, marchand de grains, usurier à ses heures Fayeux ne savait rien, écrivait seulement que la fille Léonie Cron devait être en service chez un huissier, à Paris, qu'elle avait quitté depuis plus de dix ans Vendôme, où elle n'était jamais revenue et où il ne pouvait même questionner un seul de ses parents, tous étant morts. La Méchain avait bien découvert l'huissier, et elle était arrivée à suivre de là Léonie chez un boucher, chez une dame galante, chez un dentiste ; mais, à partir du dentiste, le fil se cassait brusquement, la piste s'interrompait, une aiguille dans une botte de foin, une fille tombée, perdue dans la boue du grand Paris. Sans résultat, elle avait couru les bureaux de placement, visité les garnis borgnes, fouillé la basse débauche, toujours aux aguets, tournant la tête, interrogeant, dès que ce nom de Léonie frappait ses oreilles. Et cette fille, qu'elle était allée chercher bien loin, voilà qu'elle venait, ce jour-là , par un hasard, de mettre la main sur elle, rue Feydeau, dans la maison publique voisine, où elle relançait une ancienne locataire de la cité de Naples, qui lui devait trois francs. Un coup de génie la lui avait fait flairer et reconnaÃtre, sous le nom distingué de Léonie, au moment où madame l'appelait au salon d'une voix perçante. Tout de suite, Busch, averti, était revenu avec elle à la maison, pour traiter ; et cette grosse fille, aux durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, à la face plate et molle, d'une bassesse immonde, l'avait d'abord surpris ; puis il s'était rendu compte de son charme spécial, surtout avant ses dix années de prostitution, ravi d'ailleurs qu'elle fût tombée si bas, abominable. Il lui avait offert mille francs, si elle lui abandonnait ses droits sur la reconnaissance. Elle était stupide, elle avait accepté le marché avec une joie d'enfant. Enfin, on allait donc pouvoir traquer la comtesse de Beauvilliers, on avait l'arme cherchée, inespérée même, à ce point de laideur et de honte ! " Je vous attendais, monsieur Saccard. Nous avons à causer... Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce pas ? " Dans l'étroite pièce, bondée de dossiers, déjà noire, qu'une maigre lampe éclairait d'une lumière fumeuse, la Méchain, immobile et muette, ne bougeait pas de l'unique chaise. Et resté debout, ne voulant point avoir l'air d'être venu sur une menace, Saccard entama tout de suite l'affaire Jordan, d'une voix dure et méprisante. " Pardon, je suis monté pour régler une dette d'un de mes rédacteurs... Le petit Jordan, un très charmant garçon, que vous poursuivez à boulets rouges, avec une férocité vraiment révoltante. Ce matin encore, parait-il, vous vous êtes conduit envers sa femme comme un galant homme rougirait de le faire... " Saisi d'être attaqué de la sorte, lorsqu'il s'apprêtait à prendre l'offensive, Busch perdit pied, oublia l'autre histoire, s'irrita sur celle-ci. " Les Jordan, vous venez pour les Jordan... il n'y a pas de femme, il n'y a pas de galant homme, dans les affaires. Quand on doit, on paie, je ne connais que ça... Des bougres qui se fichent de moi depuis des années, dont j'ai eu une peine du diable à tirer quatre cents francs sou à sou !... Ah ! tonnerre de Dieu, oui ! je les ferai vendre, je les jetterai à la rue demain matin, si je n'ai pas ce soir, là , sur mon bureau, les trois cent trente francs quinze centimes qu'ils me doivent encore. " Et Saccard, par tactique, pour le mettre hors de lui, ayant dit qu'il était déjà payé quarante fois de cette créance, qui ne lui avait sûrement pas coûté dix francs, il s'étrangla en effet de colère. " Nous y voilà ! vous n'avez tous que ça à dire... Et il y a aussi les frais, n'est-ce pas ? cette dette de trois cents francs qui est montée à plus de sept cents... Mais est-ce que ça me regarde, moi ? On ne me paie pas, je poursuis. Tant pis si la justice est chère, c'est sa faute !... Alors, quand j'ai acheté une créance de dix francs, je devrais me faire rembourser dix francs, et ce serait fini. Eh bien, et mes risques, et mes courses, et mon travail de tête, oui ! et mon intelligence ? Justement, tenez, pour cette affaire Jordan, vous pouvez consulter madame, qui est là . C'est elle qui s'en est occupée. Ah ! elle en a fait des pas et des démarches, elle en a usé de la chaussure, à monter les escaliers de tous les journaux, d'où on la flanquait à la porte comme une mendiante, sans jamais lui donner l'adresse. Cette affaire, mais nous l'avons nourrie pendant des mois, nous y avons rêvé, nous y avons travaillé comme à un de nos chefs-d'oeuvre, elle me coûte une somme folle, à dix sous l'heure seulement ! " Il s'exaltait, il montra d'un grand geste les dossiers qui emplissaient la pièce. " J'ai ici pour plus de vingt millions de créances, et de tous les âges, de tous les mondes, d'infimes et de colossales... Les voulez-vous pour un million ? je vous les donne. Quand on pense qu'il y a des débiteurs que je file depuis un quart de siècle ! Pour obtenir d'eux quelques misérables centaines de francs, même moins parfois, je patiente des années, j'attends qu'ils réussissent ou qu'ils héritent... Les autres, les inconnus, les plus nombreux, dorment là , regardez ! dans ce coin, tout ce tas énorme. C'est le néant ça, ou plutôt c'est la matière brute, d'où il faut que je tire la vie, je veux dire ma vie, Dieu sait après quelle complication de recherches et d'ennuis !... Et vous voulez que, lorsque j'en tiens un enfin, solvable, je ne le saigne pas ? Ah ! non, vous me croiriez trop bête, vous ne seriez pas si bête, vous ! " Sans s'attarder à discuter davantage, Saccard tira son portefeuille. " Je vais vous donner deux cents francs, et vous allez me rendre le dossier Jordan, avec un acquit de tout compte. " Busch sursauta d'exaspération. " Deux cents francs, jamais de la vie !... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les centimes. " Mais, de sa voix égale, avec la tranquille assurance de l'homme qui connaÃt la puissance de l'argent, montré, étalé, Saccard répéta à deux, à trois reprises " Je vais vous donner deux cents francs... " Et le juif, convaincu au fond qu'il était raisonnable de transiger, finit par consentir, dans un cri de rage, les larmes aux yeux. " Je suis trop faible. Quel sale métier !... Parole d'honneur ! on me dépouille, on me vole... Allez ! pendant que vous y êtes, ne vous gênez pas, prenez-en d'autres, oui ! fouillez dans le tas, pour vos deux cents francs ! " Puis, lorsque Busch eut signé un reçu et écrit un mot pour l'huissier, car le dossier n'était plus chez lui, il souffla un moment devant son bureau, tellement secoué, qu'il aurait laissé partir Saccard, sans la Méchain, qui n'avait pas eu un geste ni une parole. " Et l'affaire ? " dit-elle. Il se souvint brusquement, il allait prendre sa revanche. Mais tout ce qu'il avait préparé, son récit, ses questions, a marche savante de l'entretien, se trouva emporté d'un coup, dans sa hâte d'arriver au fait. " L'affaire, c'est vrai... Je vous ai écrit, monsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte à régler ensemble... Il avait allongé la main pour prendre le dossier Sicardot, qu'il ouvrit devant lui. " En 1852, vous êtes descendu dans un hôtel meublé de la rue de la Harpe, vous y avez souscrit douze billets de cinquante francs à une demoiselle Rosalie Chavaille, âgée de seize ans, que vous avez violentée, un soir, dans l'escalier... Ces billets, les voici. Vous n'en avez pas payé un seul, car vous êtes parti sans laisser d'adresse, avant l'échéance du premier. Et le pis est qu'ils sont signés d'un faux nom, Sicardot, le nom de votre première femme... " Très pâle. Saccard écoutait, regardait. C'était, au milieu d'un saisissement inexprimable, tout le passé qui s'évoquait, une sensation d'écroulement, une masse énorme et confuse qui retombait sur lui. Dans cette peur de la première minute, il perdit la tête, il bégaya. " Comment savez-vous ?... Comment avez-vous ça ? " Puis, de ses mains tremblantes, il se hâta de tirer de nouveau son portefeuille, n'ayant que l'idée de payer, de rentrer en possession de ce dossier fâcheux. " Il n'y a pas de frais, n'est-ce pas ?... C'est six cents francs... Oh ! il y aurait beaucoup à dire, mais j'aime mieux payer, sans discussion. " Et il tendit six billets de banque. " Tout à l'heure ! cria Busch, qui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminé... Madame, que vous voyez là , est la petite-cousine de Rosalie, et ces papiers sont à elle, c'est en son nom que je poursuis le remboursement... Cette pauvre Rosalie est restée infirme, à la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup de malheurs, elle est morte dans une misère affreuse, chez madame, qui l'avait recueillie... Madame, si elle voulait, pourrait vous raconter des choses... - Des choses terribles ! " accentua de sa petite voix la Méchain, rompant son silence. Effaré, Saccard se tourna vers elle, l'ayant oubliée, tassée là comme une outre dégonflée à demi. Elle l'avait toujours inquiété, avec son louche commerce d'oiseau de carnage sur les valeurs déclassées ; et il la retrouvait, mêlée à cette histoire désagréable. " Sans doute, la malheureuse, c'est bien fâcheux, murmura-t-il. Mais, si elle est morte, je ne vois vraiment... Voici toujours les six cents francs. " Une seconde fois, Busch refusa de prendre la somme. " Pardon, c'est que vous ne savez pas encore tout, c'est qu'elle a eu un enfant... Oui, un enfant qui est dans sa quatorzième année, un enfant qui vous ressemble à un tel point, que vous ne pouvez le renier. " Abasourdi, Saccard répéta à plusieurs reprises " Un enfant, un enfant... " Puis, replaçant d'un geste brusque les six billets de banque dans son portefeuille, tout à coup remis d'aplomb et très gaillard " Ah ! ça, dites donc, est-ce que vous vous moquez de moi ? S'il y a un enfant, je ne vous fiche pas un sou... Le petit a hérité de sa mère, c'est le petit qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marché... Un enfant, mais c'est très gentil, mais c'est tout naturel, il n'y a pas de mal à avoir un enfant. Au contraire, ça me fait beaucoup de plaisir, ça me rajeunit, parole d'honneur !.. Où est-il, que j'aille le voir ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené tout de suite ? " Stupéfié à son tour, Busch songeait à sa longue hésitation, aux ménagements infinis que Mme Caroline prenait pour révéler l'existence de Victor à son père. Et, démonté, il se jeta dans les explications les plus violentes, les plus compliquées, lâchant tout à la fois, les six mille francs d'argent prêté et de frais d'entretien que la Méchain réclamait, les deux mille francs d'acompte donnés par Mme Caroline, les instincts épouvantables de Victor, son entrée à l'Oeuvre du Travail. Et, de son côté, Saccard sursautait, à chaque nouveau détail. Comment, six mille francs ! qui lui disait qu'au contraire on n'avait pas dépouillé le gamin ? Un acompte de deux mille francs ! on avait eu l'audace d'extorquer à une dame de ses amies deux mille francs ! mais c'était un vol, un abus de confiance ! Ce petit, parbleu ! on l'avait mal élevé, et l'on voulait qu'il payât ceux qui étaient responsables de cette mauvaise éducation ! On le prenait donc pour un imbécile ! " Pas un sou ! cria-t-il, entendez-vous, ne comptez pas tirer un sou de ma poche ! " Busch, blême, s'était mis debout devant sa table. " C'est ce que nous verrons. Je vous traÃnerai en justice. - Ne dites donc pas de bêtises. Vous savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-là ... Et, si vous espérez me faire chanter, c'est encore plus bête, parce que, moi, je me fiche de tout. Un enfant ! mais je vous dis que ça me flatte ! " Et, comme la Méchain bouchait la porte, il dut la bousculer, l'enjamber, pour sortir. Elle suffoquait, elle lui jeta dans l'escalier, de sa voix de flûte " Canaille ! sans coeur ! - Vous aurez de nos nouvelles ! " hurla Busch, qui referma la porte à la volée. Saccard était dans un tel état d'excitation, qu'il donna l'ordre à son cocher de rentrer directement, rue Saint-Lazare. Il avait hâte de voir Mme Caroline, il l'aborda sans une gêne, la gronda tout de suite d'avoir donné les deux mille francs. " Mais, ma chère amie, jamais on ne lâche de l'argent comme ça... Pourquoi diable avez-vous agi sans me consulter ? " Elle, saisie qu'il sût enfin l'histoire, demeurait muette. C'était bien l'écriture de Busch qu'elle avait reconnue, et maintenant elle n'avait plus rien à cacher, puisqu'un autre venait de lui éviter le souci de la confidence. Cependant, elle hésitait toujours, confuse pour cet homme qui l'interrogeait si à l'aise. " J'ai voulu vous éviter un chagrin... Ce malheureux enfant était dans une telle dégradation !... Depuis longtemps, je vous aurais tout raconté, sans un sentiment... - Quel sentiment ?... Je vous avoue que je ne comprends pas. " Elle n'essaya pas de s'expliquer, de s'excuser davantage, envahie d'une tristesse, d'une lassitude de tout, elle si courageuse à vivre ; tandis que lui continuait à s'exclamer, enchanté, vraiment rajeuni. " Ce pauvre gamin ! je l'aimerai beaucoup, je vous assure... Vous avez très bien fait de le mettre à l'Oeuvre du Travail, pour le décrasser un peu. Mais nous allons le retirer de là , nous lui donnerons des professeurs... Demain, j'irai le voir, oui ! demain, si je ne suis pas trop pris. " Le lendemain, il y eut conseil, et deux jours se passèrent, puis la semaine, sans que Saccard trouvât une minute. Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cédant au fleuve débordé qui l'emportait. Dans les premiers jours de décembre, le cours de deux mille sept cents francs venait d'être atteint, au milieu de l'extraordinaire fièvre dont l'accès maladif continuait à bouleverser la Bourse. Le pis était que les nouvelles alarmantes avaient grandi, que la hausse s'enrageait, dans un malaise croissant, intolérable désormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale, et on montait quand même, on montait sans cesse, par la force obstinée d'un de ces prodigieux engouements qui se refusent à l'évidence. Saccard ne vivait plus que dans la fiction exagérée de son triomphe, entouré comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il faisait pleuvoir sur Paris, assez fin cependant pour avoir la sensation du sol miné, crevassé, qui menaçait de s'effondrer sous lui. Aussi, bien qu'à chaque liquidation il restât victorieux, ne décolérait-il pas contre les baissiers, dont les pertes déjà devaient être effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs à s'acharner ? N'allait-il pas enfin les détruire ? Et il s'exaspérait surtout de ce qu'il disait flairer, à côté de Gundermann, faisant son jeu, d'autres vendeurs, des soldats de l'Universelle, peut-être, des traÃtres qui passaient à l'ennemi, ébranlés dans leur foi, ayant la hâte de réaliser. Un jour que Saccard exhalait ainsi son mécontentement devant Mme Caroline, celle-ci crut devoir lui tout dire. " Vous savez, mon ami, que j'ai vendu moi... Je viens de vendre nos dernières mille actions au cours de deux mille sept cents. " Il resta anéanti, comme devant la plus noire des trahisons. " Vous avez vendu, vous ! vous, mon Dieu ! " Elle lui avait pris les mains, elle les lui serrait, vraiment peinée, lui rappelant qu'elle et son frère l'avaient averti. Ce dernier, qui était toujours à Rome, écrivait des lettres pleines d'une mortelle inquiétude sur cette hausse exagérée, qu'il ne s'expliquait pas, qu'il fallait enrayer à tout prix, sous peine d'une culbute en plein gouffre. La veille encore, elle en avait reçu une lui donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait vendu. " Vous, vous ! répétait Saccard. C'était vous qui me combattiez, que je sentais dans l'ombre ! Ce sont vos actions que j'ai dû racheter ! " Il ne s'emportait pas, selon son habitude, et elle souffrait davantage de son accablement, elle aurait voulu le raisonner, lui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre seul pouvait terminer. " Mon ami, écoutez-moi... Songez que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi. N'est-ce point un gain inespéré, extravagant ? Moi, tout cet argent m'épouvante, je ne puis croire qu'il m'appartienne... Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intérêt personnel qu'il s'agit. Songez aux intérêts de tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mains, un effrayant total de millions que vous risquez dans la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insensée, pourquoi l'exciter encore ? On me dit de tous les côtés que la catastrophe est au bout, fatalement... Vous ne pourrez monter toujours, il n'y a aucune honte à ce que les titres reprennent leur valeur réelle, et c'est la maison solide, c'est le salut. " Mais, violemment, il s'était remis debout. " Je veux le cours de trois mille... J'ai acheté et j'achèterai encore, quitte à en crever... Oui ! que je crève, que tout crève avec moi, si je ne fais pas et si je ne maintiens pas le cours de trois mille ! " Après la liquidation du 15 décembre, les cours montèrent à deux mille huit cents, à deux mille neuf cents. Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamé à la Bourse, au milieu d'une agitation de foule démente. Il n'y avait plus ni vérité, ni logique, l'idée de la valeur était pervertie, au point de perdre tout sens réel. Le bruit courait que Gundermann, contrairement à ses habitudes de prudence, se trouvait engagé dans d'effroyables risques, depuis des mois qu'il nourrissait la baisse, ses pertes avaient grandi à chaque quinzaine, au fur et à mesure de la hausse, par sauts énormes ; et l'on commençait à dire qu'il pourrait bien avoir les reins cassés. Toutes les cervelles étaient à l'envers, on s'attendait à des prodiges. Et, à cette minute suprême, où Saccard, au sommet, sentait trembler la terre, dans l'angoisse inavouée de la chute, il fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londres, devant le palais triomphal de l'Universelle, un valet descendait vivement, étalait un tapis, qui des marches du vestibule se déroulait sur le trottoir, jusqu'au ruisseau ; et Saccard alors daignait quitter la voiture, et il faisait son entrée, en souverain à qui l'on épargne le commun pavé des rues. X - A cette fin d'année, le jour de la liquidation de décembre, la grande salle de la Bourse se trouva pleine dès midi et demi, dans une extraordinaire agitation de voix et de gestes. Depuis quelques semaines, d'ailleurs, l'effervescence montait, et elle aboutissait à cette dernière journée de lutte, une cohue fiévreuse où grondait déjà la décisive bataille qui allait s'engager. Dehors, il gelait terriblement ; mais un clair soleil d'hiver pénétrait, d'un rayon oblique, par le haut vitrage, égayant tout un côté de la salle nue, aux sévères piliers, à la voûte triste, que glaçaient encore des grisailles allégoriques ; tandis que des bouches de calorifères, tout le long des arcades, soufflaient une haleine tiède, au milieu du courant froid des portes grillagées, continuellement battantes. Le baissier Moser, plus inquiet et plus jaune que de coutume, se heurta contre le haussier Pillerault, arrogamment planté sur ses hautes jambes de héron. " Vous savez ce qu'on dit ?... " Mais il dut élever la voix, pour se faire entendre, dans le bruit croissant des conversations, un roulement régulier, monotone, pareil à une clameur d'eaux débordées, coulant sans fin. " On dit que nous aurons la guerre en avril... Ça ne peut pas finir autrement, avec ces armements formidables. L'Allemagne ne veut pas nous laisser le temps d'appliquer la nouvelle loi militaire que va voter la Chambre... Et, d'ailleurs, Bismarck... " Pillerault éclata de rire. " Fichez-moi donc la paix, vous et votre Bismarck !... Moi qui vous parle, j'ai causé cinq minutes avec lui, cet été, quand il est venu. Il a l'air très bon garçon... Si vous n'êtes pas content, après l'écrasant succès de l'Exposition, que vous faut-il ? Eh ! mon cher, l'Europe entière est à nous. " Moser hocha désespérément la tête. Et, en phrases que coupaient à chaque seconde les bousculades de la foule, il continua à dire ses craintes. L'état du marché était trop prospère, d'une prospérité pléthorique qui ne valait rien, pas plus que la mauvaise graisse des gens trop gras. Grâce à l'Exposition, il avait poussé trop d'affaires, on s'était engoué, on en arrivait à la pure démence du jeu. Est-ce que ce n'était pas fou, par exemple, l'Universelle à trois mille trente ? " Ah ! nous y voilà ! " cria Pillerault. Et, de tout près, en accentuant chaque syllabe " Mon cher, on finira ce soir à trois mille soixante... Vous serez tous culbutés, c'est moi qui vous le dis. " Le baissier, facilement impressionnable pourtant, eut un petit sifflement de défi. Et il regarda en l'air, pour marquer sa fausse tranquillité d'âme, il resta un moment à examiner les quelques têtes de femme, qui se penchaient, là -haut, à la galerie du télégraphe, étonnées du spectacle de cette salle, où elles ne pouvaient entrer. Des écussons portaient des noms de villes, les chapiteaux et les corniches allongeaient une perspective blême, que des infiltrations avaient tachée de jaune. " Tiens ! c'est vous ! " reprit Moser en baissant la tête et en reconnaissant Salmon, qui souriait devant lui, de son éternel et profond sourire. Puis, troublé, voyant dans ce sourire une approbation donnée aux renseignements de Pillerault " Enfin, si vous savez quelque chose, dites-le... Moi, mon raisonnement est simple. Je suis avec Gundermann, parce que Gundermann, n'est-ce pas ? c'est Gundermann... Ça finit toujours bien, avec lui. - Mais, dit Pillerault ricanant, qui vous dit que Gundermann est à la baisse ? " Du coup, Moser arrondit des yeux effarés. Depuis longtemps, le gros commérage de la Bourse était que Gundermann guettait Saccard, qu'il nourrissait la baisse contre l'Universelle, en attendant d'étrangler celle-ci, à quelque fin de mois, d'un effort brusque, lorsque l'heure serait venue d'écraser le marché sous ses millions ; et, si cette journée s'annonçait si chaude, c'était que tous croyaient, répétaient que la bataille allait enfin être pour ce jour-là , une de ces batailles sans merci où l'une des deux armées reste par terre, détruite. Mais est- ce qu'on était jamais certain, dans ce monde de mensonge et de ruse ? Les choses les plus sûres, les plus annoncées à l'avance, devenaient, au moindre souffle, des sujets de doute pleins d'angoisse. " Vous niez l'évidence, murmura Moser. Sans doute, je n'ai pas vu les ordres, et on ne peut rien affirmer... Hein ? Salmon, qu'est-ce que vous en dites ? Gundermann ne peut pas lâcher, que diable ! " Et il ne savait que croire devant le sourire silencieux de Salmon qui lui semblait s'amincir, d'une finesse extrême. " Ah ! reprit-il, en désignant du menton un gros homme qui passait, si celui-là voulait parler, je ne serais pas en peine. Il voit clair. " C'était le célèbre Amadieu, qui vivait toujours sur sa réussite, dans l'affaire des mines de Selsis, les actions achetées à quinze francs, en un coup d'entêtement imbécile, revendues plus tard avec un bénéfice d'une quinzaine de millions, sans qu'il eût rien prévu ni calculé, au hasard. On le vénérait pour ses grandes capacités financières, une véritable cour le suivait, en tâchant de surprendre ses moindres paroles et en jouant dans le sens qu'elles semblaient indiquer. " Bah ! s'écria Pillerault, tout à sa théorie favorite du casse-cou, le mieux est encore de suivre son idée, au petit bonheur... Il n'y a que la chance. On a de la chance ou l'on n'a pas de chance. Alors, quoi ? il ne faut pas réfléchir. Moi, chaque fois que j'ai réfléchi, j'ai failli y rester... Tenez ! tant que je verrai ce monsieur-là solide à son poste, avec son air de gaillard qui veut tout manger, j'achèterai. " D'un geste, il avait montré Saccard, qui venait d'arriver et qui s'installait à sa place habituelle, contre le pilier de la première arcade de gauche. Comme tous les chefs de maison importante, il avait ainsi une place connue, où les employés et les clients étaient certains de le trouver, les jours de Bourse. Gundermann seul affectait de ne jamais mettre les pieds dans la grande salle ; il n'y envoyait même pas un représentant officiel ; mais on y sentait une armée à lui, il y régnait en maÃtre absent et souverain, par la légion innombrable des remisiers, des agents qui apportaient ses ordres, sans compter ses créatures, si nombreuses, que tout homme présent était peut-être le mystérieux soldat de Gundermann. Et c'était contre cette armée insaisissable et partout agissante que luttait Saccard, en personne, à front découvert. Derrière lui, dans l'angle du pilier, il y avait un banc, mais il ne s'y asseyait jamais, debout pendant les deux heures du marché, comme dédaigneux de la fatigue. Parfois, aux minutes d'abandon, il s'appuyait simplement du coude à la pierre, que la salissure de tous les contacts, à hauteur d'homme, avait noircie et polie ; et dans la nudité blafarde du monument il y avait même là un détail caractéristique, cette bande de crasse luisante, contre les portes, contre les murs, dans les escaliers, dans la salle, un soubassement immonde, la sueur accumulée des générations de joueurs et de voleurs. Très élégant, très correct, ainsi que tous les boursiers, avec son drap fin et son linge éblouissant, Saccard avait la mine aimable et reposée d'un homme sans préoccupations, au milieu de ces murs bordés de noir. " Vous savez, dit Moser en étouffant sa voix, qu'on l'accuse de soutenir la hausse par des achats considérables. Si l'Universelle joue sur ses propres actions, elle est fichue. " Mais Pillerault protestait. " Encore un cancan !... Est-ce qu'on peut dire au juste qui vend et qui achète... Il est là pour les clients de sa maison, ce qui est bien naturel. Et il y est aussi pour son propre compte, car il doit jouer. " Moser, d'ailleurs, n'insista pas. Personne encore, à la Bourse, n'aurait osé affirmer la terrible campagne menée par Saccard, ces achats qu'il faisait pour le compte de la société, sous le couvert d'hommes de paille, Sabatani, Jantrou, d'autres encore, surtout des employés de sa direction. Une rumeur seulement courait, chuchotée à l'oreille, démentie, toujours renaissante, quoique sans preuve possible. D'abord, il n'avait fait que soutenir les cours avec prudence, revendant dès qu'il pouvait, afin de ne pas trop immobiliser les capitaux et encombrer les caisses de titres. Mais il était maintenant entraÃné par la lutte, et il avait prévu, ce jour-là , la nécessité d'achats exagérés, s'il voulait rester maÃtre du champ de bataille. Ses ordres étaient donnés, il affectait son calme souriant des jours ordinaires, malgré son incertitude sur le résultat final et le trouble qu'il éprouvait, à s'engager ainsi de plus en plus dans une voie qu'il savait effroyablement dangereuse. Brusquement, Moser, qui était allé rôder derrière le dos du célèbre Amadieu, en grande conférence avec un petit homme chafouin, revint très exalté, bégayant " Je l'ai entendu, entendu de mes oreilles... Il a dit que les ordres de vente de Gundermann dépassaient dix millions... Oh ! je vends, je vends, je vendrais jusqu'à ma chemise ! - Dix millions, fichtre ! murmura Pillerault, la voix un peu altérée. C'est une vraie guerre au couteau. " Et, dans la clameur roulante qui croissait, grossie de toutes les conversations particulières, il n'y avait plus que ce duel féroce entre Gundermann et Saccard. On ne distinguait pas les paroles, mais le bruit en était fait, c'était cela seul qui grondait si haut, l'entêtement calme et logique de l'un à vendre, l'enfièvrement de passion à toujours acheter, qu'on soupçonnait chez l'autre. Les nouvelles contradictoires qui circulaient, murmurées d'abord, finissaient par des éclats de trompette. Dès qu'ils ouvraient la bouche, les uns criaient, pour se faire entendre au milieu du vacarme ; tandis que d'autres, pleins de mystère, se penchaient à l'oreille de leurs interlocuteurs, parlaient très bas même quand ils n'avaient rien à dire. " Eh ! je garde mes positions à la hausse ! reprit Pillerault, déjà raffermi. Il fait un soleil trop beau, tout va monter encore. - Tout va crouler, répliqua Moser avec son obstination dolente. La pluie n'est pas loin, j'ai eu une crise cette nuit. " Mais le sourire de Salmon, qui les écoutait à tour de rôle, devint si aigu, que tous deux restèrent mécontents, sans certitude possible. Est- ce que ce diable d'homme, si extraordinairement fort, si profond et si discret, avait trouvé une troisième façon de jouer, en ne se mettant ni à la hausse ni à la baisse ? Saccard, à son pilier, voyait grossir autour de lui la cohue de ses flatteurs et de ses clients. Continuellement, des mains se tendaient, et il les serrait toutes, avec la même facilité heureuse, mettant dans chaque étreinte de ses doigts une promesse de triomphe. Certains accouraient, échangeaient un mot, repartaient ravis. Beaucoup s'entêtaient, ne le lâchaient plus, glorieux d'être de son groupe. Souvent il se montrait aimable, sans se rappeler le nom des gens qui lui parlaient. Ainsi, il fallut que le capitaine Chave lui nommât Maugendre, pour qu'il reconnût celui-ci. Le capitaine, remis avec son beau-frère, le poussait à vendre ; mais la poignée de main du directeur suffit à enflammer Maugendre d'un espoir sans limite. Ensuite, ce fut Sédille, l'administrateur, le grand marchand de soie, qui voulut avoir une consultation d'une minute. Sa maison de commerce périclitait, toute sa fortune était liée à celle de l'Universelle, à ce point que la baisse possible devait être pour lui un écroulement ; et, anxieux, dévoré de sa passion, ayant d'autres ennuis du côté de son fils Gustave qui ne réussissait guère chez Mazaud, il éprouvait le besoin d'être rassuré, encouragé. D'une tape sur l'épaule, Saccard le renvoya, plein de foi et d'ardeur. Puis, il y eut tout un défilé Kolb, le banquier, qui avait réalisé depuis longtemps, mais qui ménageait le hasard ; le marquis de Bohain, qui, avec sa condescendance hautaine de grand seigneur, affectait de fréquenter la Bourse, par curiosité et désoeuvrement ; Huret lui-même, incapable de rester fâché, trop souple pour n'être pas l'ami des gens jusqu'au jour de l'engloutissement final, venant voir s'il n'y avait plus rien à ramasser. Mais Daigremont parut, tous s'écartèrent. Il était très puissant, on remarqua son amabilité, la façon dont il plaisanta, d'un air de camaraderie confiante. Les haussiers rayonnaient, car il avait la réputation d'un homme adroit, qui savait sortir des maisons aux premiers craquements des planchers ; et il devenait certain que l'Universelle ne craquait pas encore.. D'autres enfin circulaient, qui échangeaient simplement un coup d'oeil avec Saccard, les hommes à lui, les employés chargés de donner les ordres, achetant aussi pour leur propre compte, dans la rage de jeu dont l'épidémie décimait le personnel de la rue de Londres, toujours aux aguets, l'oreille aux serrures, en chasse des renseignements. Ce fut ainsi que, deux fois, Sabatani passa, avec sa grâce molle d'Italien mâtiné d'Oriental, en affectant de ne pas même voir le patron ; tandis que Jantrou, immobile à quelques pas, tournant le dos, semblait tout à la lecture des dépêches des Bourses étrangères, affichées dans des cadres grillagés. Le remisier Massias, qui, toujours courant, bouscula le groupe, eut un petit signe de tête, pour rendre sans doute une réponse, quelque commission vivement faite. Et, à mesure que l'heure de l'ouverture approchait, le piétinement sans fin, le double courant de foule, sillonnant la salle, l'emplissait des secousses profondes et du retentissement d'une marée haute. On attendait le premier cours. A la corbeille, Mazaud et Jacoby, sortant du cabinet des agents de change, venaient d'entrer, côte à côte, d'un air de correcte confraternité. Ils se savaient pourtant adversaires dans la lutte sans merci qui se livrait depuis des semaines, et qui pouvait finir par la ruine de l'un d'eux. Mazaud, petit, avec sa taille mince de joli homme, était d'une vivacité gaie, où se retrouvait sa chance si heureuse jusque-là , cette chance qui l'avait fait hériter, à trente-deux ans, de la charge d'un de ses oncles ; tandis que Jacoby, ancien fondé de pouvoir, devenu agent à l'ancienneté, grâce à des clients qui le commanditaient, avait le ventre épaissi et le pas lourd de ses soixante ans, grand gaillard grisonnant et chauve, étalant une large face de bon diable jouisseur. Et tous deux, leurs carnets à la main, causaient du beau temps, comme s'ils n'avaient pas tenu là , sur ces quelques feuilles, les millions qu'ils allaient échanger, ainsi que des coups de feu, dans la meurtrière mêlée de l'offre et de la demande. " Hein ? une jolie gelée ! - - Oh ! imaginez-vous, je suis venu à pied, tant c'était charmant ! " Arrivés devant la corbeille, le vaste bassin circulaire, encore net des papiers inutiles, des fiches qu'on y jette, ils s'arrêtèrent un instant, appuyés à la rampe de velours rouge qui l'entoure, continuant à se dire des choses banales et interrompues, tout en guettant de l'oeil les alentours. Les quatre travées, en forme de croix, fermées par des grilles, sorte d'étoile à quatre branches ayant pour centre la corbeille, était le lieu sacré interdit au public ; et, entre les branches, en avant, il y avait d'un côté un autre compartiment, où se trouvaient les commis du comptant, que dominaient les trois coteurs, assis sur de hautes chaises, devant leurs immenses registres ; tandis que, de l'autre côté, un compartiment plus petit, ouvert celui-là , nommé " la guitare " , à cause de sa forme sans doute, permettait aux employés et aux spéculateurs de se mettre en contact direct avec les agents. Derrière, dans l'angle formé par deux autres branches, se tenait, en pleine foule, le marché des rentes françaises, où chaque agent était représenté, ainsi qu'au marché du comptant, par un commis spécial, ayant son carnet distinct ; car les agents de change, autour de la corbeille, ne s'occupent exclusivement que des marchés à terme, tout entiers à la grande besogne effrénée du jeu. Mais, apercevant, dans la travée de gauche, son fondé de pouvoir Berthier qui lui faisait un signe, Mazaud alla échanger avec lui quelques mots à demi-voix, les fondés de pouvoir n'ayant que le droit d'être dans les travées, à distance respectueuse de la rampe de velours rouge, qu'aucune main profane ne saurait toucher. Chaque jour, Mazaud venait ainsi à la Bourse avec Berthier et ses deux commis, celui du comptant et celui de la rente, auxquels se joignait le plus souvent le liquidateur de la charge ; sans compter l'employé aux dépêches qui était toujours le petit Flory, la face de plus en plus enfouie dans son épaisse barbe, d'où ne sortait que l'éclat de ses yeux tendres. Depuis son gain de dix mille francs, au lendemain de Sadowa, Flory, affolé par les exigences de Chuchu devenue capricieuse et dévorante, jouait éperdument à son compte, sans calcul aucun d'ailleurs, tout au jeu de Saccard qu'il suivait avec une foi aveugle. Les ordres qu'il connaissait, les télégrammes qui lui passaient par les mains, suffisaient à le guider. Et, justement, comme il descendait en courant du télégraphe, installé au premier étage, les deux mains pleines de dépêches il dut faire appeler par un garde Mazaud, qui lâcha Berthier, pour venir contre la guitare. " Monsieur, faut-il aujourd'hui les dépouiller et les classer ? - Sans doute, si elles arrivent ainsi en masse... Qu'est-ce que c'est que tout ça ? - Oh ! de l'Universelle, des ordres d'achat, presque toutes. " L'agent, d'une main exercée, feuilletait les dépêches, visiblement satisfait. Très engagé avec Saccard, qu'il reportait depuis longtemps pour des sommes considérables, ayant encore reçu de lui, le matin même, des ordres d'achat énormes, il avait fini par être l'agent en titre de l'Universelle. Et, quoique sans grosse inquiétude jusque-là , cet engouement persistant du public, ces achats entêtés, malgré l'exagération des cours, le rassuraient, un nom le frappa, parmi les signataires des dépêches, celui de Fayeux, ce receveur de rentes de Vendôme, qui devait s'être fait une clientèle extrêmement nombreuse de petits acheteurs, parmi les fermiers, les dévotes et les prêtres de sa province, car il ne se passait pas de semaine, sans qu'il envoyât ainsi télégrammes sur télégrammes. " Donnez ça au comptant, dit Mazaud à Flory. Et n'attendez pas qu'on vous descende les dépêches, n'est-ce pas ? Restez là -haut, prenez-les vous-même. " Flory alla s'accouder à la balustrade du comptant, criant à toute voix " Mazaud ! Mazaud ! " Et ce fut Gustave Sédille qui s'approcha ; car, à la Bourse, les employés perdent leur nom, n'ont plus que le nom de l'agent qu'ils représentent. Flory, lui aussi, s'appelait Mazaud. Après avoir quitté la charge pendant près de deux ans, Gustave venait d'y rentrer, afin de décider son père à payer ses dettes ; et, ce jour-là , en l'absence du commis principal, il se trouvait chargé du comptant, ce qui l'amusait. Flory s'étant penché à son oreille, tous deux convinrent de n'acheter pour Fayeux qu'au dernier cours, après avoir joué pour eux sur ses ordres, n'achetant et en revendant d'abord au nom de leur homme de paille habituel, de façon à toucher la différence, puisque la hausse leur semblait certaine. Cependant, Mazaud revint vers la corbeille. Mais, à chaque pas, un garde lui remettait, de la part de quelque client qui n'avait pu s'approcher, une fiche, où un ordre était griffonné au crayon. Chaque agent avait sa fiche particulière, d'une couleur spéciale, rouge, jaune, bleue, verte, afin qu'on pût la reconnaÃtre aisément. Celle de Mazaud était verte couleur de l'espérance ; et les petits papiers verts continuaient à s'amasser entre ses doigts, dans le continuel va-et-vient des gardes, qui les prenaient au bout des travées, de la main des employés et des spéculateurs, tous pourvus d'une provision de ces fiches, de façon à gagner du temps. Comme il s'arrêtait de nouveau devant la rampe de velours, il y retrouva Jacoby, qui, lui également, tenait une poignée de fiches, sans cesse grossie, des fiches rouges, d'un rouge frais de sang répandu sans doute des ordres de Gundermann et de ses fidèles, car personne n'ignorait que Jacoby, dans le massacre qui se préparait, était l'agent des baissiers, le principal exécuteur des hautes oeuvres de la banque juive. Et il causait maintenant avec un autre agent, Delarocque, son beau-frère, un chrétien qui avait épousé une juive, un gros homme roux et trapu, très chauve, lancé dans le monde des cercles, connu pour recevoir les ordres de Daigremont, lequel s'était fâché depuis peu avec Jacoby, comme autrefois avec Mazaud. L'histoire que Delarocque racontait, une histoire grasse de femme rentrée chez son mari sans chemise, allumait ses petits yeux clignotants, tandis qu'il agitait, dans une mimique passionnée, son carnet, d'où débordait le paquet de ses fiches, bleues celles-ci, d'un bleu tendre de ciel d'avril. " M. Massias vous demande " , vint dire un garde à Mazaud. Vivement, ce dernier retourna au bout de la travée. Le remisier, complètement à la solde de l'Universelle, lui apportait des nouvelles de la coulisse, qui fonction ait déjà sous le péristyle, malgré la terrible gelée. Quelques spéculateurs se risquaient quand même, rentraient par moments se chauffer dans la salle ; pendant que les coulissiers, au fond d'épais paletots, les collets de fourrure relevés, tenaient bon, en cercle comme d'habitude, au-dessous de l'horloge, s'animant, criant, gesticulant si fort qu'ils ne sentaient pas le froid. Et le petit Nathansohn se montrait parmi les plus actifs, en train de devenir un gros monsieur, favorisé par la chance, depuis le jour, où, simple petit employé démissionnaire du Crédit Mobilier, il avait eu l'idée de louer une chambre et d'ouvrir un guichet. D'une voix rapide, Massias expliqua que, les cours ayant l'air de fléchir, sous le paquet de valeurs dont les baissiers accablaient le marché, Cassard venait d'avoir l'idée d'opérer à la coulisse, pour influer sur le premier cours officiel de la corbeille. L'Universelle avait clôturé la veille, à 3 030 francs ; et il avait fait donner l'ordre à Nathansohn d'acheter cent titres, qu'un autre coulissier devait offrir à 3 035 francs. C'était cinq francs de majoration. " Bon ! le cours nous arrivera " , dit Mazaud. Et il revint parmi le groupe des agents, qui se trouvaient au complet. Les soixante étaient là , faisant déjà entre eux, malgré le règlement, les affaires au cours moyen, en attendant le coup de cloche réglementaire. Les ordres donnés à un cours fixé d'avance n'influaient pas sur le marché, puisqu'il fallait attendre ce cours ; tandis que les ordres au mieux, ceux dont on laissait la libre exécution au flair de l'agent, déterminaient la continuelle oscillation des cotes différentes. Un bon agent était fait de finesse et de prescience, de cervelle prompte et de muscles agiles, car la rapidité assurait souvent le succès ; sans compter la nécessité des belles relations dans la haute banque, des renseignements ramassés un peu partout, des dépêches reçues des Bourses françaises et étrangères, avant tout autre. Et il fallait encore une voix solide, pour crier fort. Mais une heure sonna, la volée de la cloche passa en coup de vent sur la houle violente des têtes ; et la dernière vibration n'était pas éteinte, que Jacoby, les deux mains appuyées sur le velours, jetait d'une voix mugissante, la plus forte de la compagnie " J'ai de l'Universelle... J'ai de l'Universelle... " Il ne fixait pas de prix, attendant la demande. Les soixante s'étaient rapprochés et formaient le cercle autour de la corbeille, où déjà quelques fiches jetées faisaient des taches de couleurs vives. Face à face, ils se dévisageaient tous, se tâtaient comme les duellistes au début d'une affaire, très pressés de voir s'établir le premier cours. " J'ai de l'Universelle, répétait la basse grondante de Jacoby. J'ai de l'Universelle. - A quel cours, l'Universelle ? " demanda Mazaud d'une voix mince, mais si aiguÃ, qu'elle dominait celle de son collègue, comme un chant de flûte s'entend au-dessus d'un accompagnement de violoncelle. Et Delarocque proposa le cours de la veille. " A 3 030, je prends l'Universelle. " Mais, tout de suite, un autre agent renchérit. " A 3 035, envoyez l'Universelle. " C'était le cours de la coulisse qui arrivait, empêchant l'arbitrage que Delarocque devait préparer un achat à la corbeille et une vente prompte à la coulisse, pour empocher les cinq francs de hausse. Aussi Mazaud se décida-t-il, certain d'être approuvé par Saccard. " A 3040, je prends... Envoyez l'Universelle à 3040. - Combien ? dut demander Jacoby. - Trois cents. " Tous deux écrivirent un bout de ligne sur leur carnet, et le marché était conclu, le premier cours se trouvait fixé, avec une hausse de dix francs sur le cours de la veille. Mazaud se détacha, alla donner le chiffre à celui des coteurs qui avait l'Universelle sur son registre. Alors, pendant vingt minutes, ce fut une véritable écluse lâchée les cours des autres valeurs s'étaient également établis, tout le paquet des affaires apportées par les agents, se concluait, sans grandes variations. Et, cependant, les coteurs, haut perchés, pris entre le vacarme de la corbeille et celui du comptant, qui fonctionnait fiévreusement lui aussi, avaient grand-peine à inscrire toutes les cotes nouvelles que venaient leur jeter les agents et les commis. En arrière, la rente également faisait rage. Depuis que le marché était ouvert, la foule ne ronflait plus seule, avec le bruit continu des grandes eaux ; et, sur ce grondement formidable, s'élevaient maintenant les cris discordants de l'offre et de la demande, un glapissement caractéristique, qui montait, descendait, s'arrêtait pour reprendre en notes inégales et déchirées, ainsi que des appels d'oiseaux pillards dans la tempête. Saccard souriait, debout près de son pilier. Sa cour avait augmenté encore, la hausse de dix francs sur l'Universelle venait d'émotionner la Bourse, car on y pronostiquait depuis longtemps une débâcle pour le jour de la liquidation. Huret s'était rapproché avec Sédille et Kolb, en affectant de regretter tout haut sa prudence, qui lui avait fait vendre ses actions, dès le cours de 2 500 ; tandis que Daigremont, l'air désintéressé, promenant à son bras le marquis de Bohain, lui expliquait gaiement la défaite de son écurie, aux courses d'automne. Mais, surtout, Maugendre triomphait, accablait le capitaine Chave, obstiné quand même dans son pessimisme, disant qu'il fallait attendre la fin. Et la même scène se reproduisait entre Pillerault vantard et Moser mélancolique, l'un radieux de cette folie de la hausse, l'autre serrant les poings, parlant de cette hausse te tue, imbécile, comme d'une bête enragée qu'on finirait pourtant bien par abattre. Une heure se passa, les cours restaient à peu près les mêmes, les affaires continuaient à la corbeille, moins drues, au fur et à mesure que les ordres nouveaux et les dépêches les apportaient. Il y avait ainsi, vers le milieu de chaque Bourse, une sorte de ralentissement, l'accalmie des transactions courantes, en attendant la lutte décisive du dernier cours. Pourtant, on entendait toujours le mugissement de Jacoby, que coupaient les notes aiguÃs de Mazaud, engagés l'un et l'autre, dans des opérations à prime. " J'ai de l'Universelle à 3040, dont 15... Je prends de l'Universelle à 3040, dont 10... Combien ?... Vingt-cinq... Envoyez ! " Ce devaient être des ordres de Fayeux que Mazaud exécutait, car beaucoup de joueurs de province, pour limiter leur perte, avant d'oser se lancer dans le ferme, achetaient et vendaient à prime. Puis, brusquement, une rumeur courut, des voix saccadées s'élevèrent l'Universelle venait de baisser de cinq francs ; et, coup sur coup, elle baissa de dix francs, de quinze francs, elle tomba à 3 025. Justement, à ce moment-là , Jantrou, qui avait reparu, après une courte absence, disait à l'oreille de Saccard que la baronne Sandorff était là , rue Brongniart, dans son coupé et qu'elle lui faisait demander s'il fallait vendre. A cette question, tombant au moment où les cours fléchissaient, l'exaspéra. Il revoyait le cocher immobile, haut perché sur le siège, la baronne consultant son carnet, comme chez elle, glaces closes. Et il répondit " Qu'elle me fiche la paix ! et si elle vend, je l'étrangle ! " Massias accourait, à l'annonce des quinze francs de baisse, ainsi qu'à un appel d'alarme, sentant bien qu'il allait être nécessaire. En effet, Saccard, qui avait préparé un coup pour enlever le dernier cours, une dépêche qu'on devait envoyer de la Bourse de Lyon, où la hausse était certaine, commençait à s'inquiéter, en ne voyant pas arriver la dépêche ; et cette dégringolade de quinze francs, imprévue, pouvait amener un désastre. Habilement, Massias ne s'arrêta pas devant lui, le heurta du coude, puis reçut son ordre, l'oreille tendue. " Vite, à Nathansohn, quatre cents, cinq cents, ce qu'il faudra. " Cela s'était fait si rapidement, que Pillerault et Moser seuls s'en aperçurent. Ils se lancèrent sur les pas de Massias, pour savoir. Massias, depuis qu'il était à la solde de l'Universelle, avait pris une importance énorme. On tachait de le confesser, de lire par-dessus son épaule les ordres qu'il recevait. Et lui-même, maintenant, réalisait des gains superbes. Avec sa bonhomie souriante de malchanceux, que la fortune avait rudement traité jusque-là , il s'étonnait, il déclarait supportable cette vie de chien de la Bourse, où il ne disait plus qu'il fallait être juif pour réussir. A la coulisse, dans le courant d'air glacé du péristyle, que le pâle soleil de trois heures ne chauffait guère, l'Universelle avait baissé moins rapidement qu'à la corbeille. Et Nathansohn, averti par ses courtiers, venait de réaliser l'arbitrage que n'avait pu réussir Delarocque, au début acheteur dans la salle à 3 025, il avait revendu sous la colonnade 3035. Cela n'avait pas demandé trois minutes, et il gagnait soixante mille francs. Déjà l'achat faisait, à la corbeille, remonter la valeur à 3030, par cet effet d'équilibre que les deux marchés, le légal et le toléré, exercent l'un sur l'autre. Un galop de commis ne cessait pas, de la salle au péristyle, jouant des coudes à travers la cohue. Pourtant, le cours de la coulisse allait fléchir, lorsque l'ordre que Massias apportait à Nathansohn le soutint à 3035, le haussa à 3040 ; tandis que, par contrecoup, la valeur retrouvait aussi, au parquet, son premier cours. Mais il était difficile de l'y maintenir, car la tactique de Jacoby et des autres agents opérant au nom des baissiers, était, évidemment, de réserver les grosses ventes pour la fin de la Bourse, afin d'en écraser le marché et d'amener un effondrement, dans le désarroi de la dernière demi-heure. Saccard comprit si bien le péril, que, d'un signe convenu, il avertit Sabatani, en train de fumer une cigarette, à quelques pas, de son air détaché et alangui d'homme à femmes ; et, tout de suite, se faufilant avec une souplesse de couleuvre, ce dernier se rendit dans la guitare, où, l'oreille aux aguets, suivant les cours, il ne s'arrêta plus d'envoyer à Mazaud des ordres, sur des fiches vertes, dont il avait une provision. Malgré tout, l'attaque était si rude, que l'Universelle, de nouveau, baissa de cinq francs. Les trois quarts sonnèrent, il n'y avait plus qu'un quart d'heure, avant le coup de cloche de la fermeture. A ce moment, la foule tournoyait et criait, comme flagellée par quelque tourment d'enfer ; la corbeille aboyait, hurlait, avec des retentissements fêlés de chaudronnerie qu'on brise ; et ce fut alors que se produisit l'incident si anxieusement attendu par Saccard. Le petit Flory, qui, depuis le commencement, n'avait cessé de descendre du télégraphe, toutes les dix minutes, les mains pleines de dépêches, reparut encore, fendant la foule, lisant cette fois un télégramme, dont il semblait enchanté. " Mazaud ! Mazaud ! " appela une voix. Et Flory, naturellement, tourna la tête, comme s'il eût répondu à l'appel de son propre nom. C'était Jantrou qui voulait savoir. Mais le commis le bouscula, trop pressé, tout à la joie de se dire que l'Universelle finirait en hausse ; car la dépêche annonçait que la valeur montait à la Bourse de Lyon, où des achats s'étaient produits, si importants que le contrecoup allait se ressentir à la Bourse de Paris. En effet, d'autres télégrammes arrivaient déjà , un grand nombre d'agents recevaient des ordres. Le résultat fut immédiat et considérable. " A 3040, je prends l'Universelle " , répétait Mazaud, de sa voix exaspérée de chanterelle. Et Delarocque, débordé par la demande, renchérissait de cinq francs. " A 3045, je prends... - J'ai, à 3045, mugissait Jacoby. Deux cents, à 3 045. - Envoyez ! " Alors, Mazaud monta lui-même. " Je prends à 3050. - Combien ? - Cinq cents... Envoyez ! " Mais l'effroyable vacarme devenait tel, au milieu d'une gesticulation épileptique, que les agents eux-mêmes ne s'entendaient plus. Et, tout à la fureur professionnelle qui les agitait, ils continuèrent par gestes, puisque les basses caverneuses des uns avortaient, tandis que les flûtes des autres s'amincissaient jusqu'au néant. On voyait s'ouvrir les bouches énormes, sans qu'un bruit distinct parût en sortir, et les mains seules parlaient un geste du dedans en dehors, qui offrait, un autre geste du dehors en dedans, qui acceptait ; les doigts levés indiquaient les quantités, les têtes disaient oui ou non, d'un signe. C'était intelligible aux seuls initiés, comme un de ces coups de démence qui frappent les foules. En haut, à la galerie du télégraphe, des têtes de femme se penchaient, stupéfiées, épouvantées, devant l'extraordinaire spectacle. A la rente, on aurait dÃt une rixe, un paquet central, acharné et faisant le coup de poing, tandis que le double courant de public dont ce côté de la salle était traversé, déplaçait les groupes, déformés et reformés sans cesse, en de continuels remous. Entre le comptant et la corbeille, au-dessus de la tempête déchaÃnée des têtes, il n'y avait plus que les trois coteurs, assis sur leurs hautes chaises, qui surnageaient ainsi que des épaves, avec la grande tache blanche de leur registre, tiraillés à gauche, tiraillés à droite, par la fluctuation rapide des cours qu'on leur jetait. Dans le compartiment du comptant surtout, la bousculade était à son comble, une masse compacte de chevelures, pas même de visages, un grouillement sombre qu'éclairaient seulement les petites notes claires des carnets, agités en l'air. Et, à la corbeille, autour du bassin que les fiches froissées emplissaient maintenant d'une floraison de toutes les couleurs, des cheveux grisonnaient, des crânes luisaient, on distinguait la pâleur des faces secouées, des mains tendues fébrilement, toute la mimique dansante des corps, plus au large, comme près de se dévorer, si la rampe ne les eût retenus. Cet enragement des dernières minutes avait d'ailleurs gagné le public, on s'écrasait dans la salle, un piétinement énorme, une débandade de grand troupeau lâché dans un couloir trop étroit ; et seuls, au milieu de l'effacement des redingotes, les chapeaux de soie miroitaient, sous la lumière diffuse, qui tombait du vitrage. Mais, brusquement, une volée de cloche perça le tumulte. Tout se calma, les gestes s'arrêtèrent, les voix se turent, au comptant, à la rente, à la corbeille. Il ne restait que le grondement sourd du public, pareil à la voix continue d'un torrent rentré dans son lit, qui achève de s'écouler. Et, dans l'agitation persistante, les derniers cours circulaient, l'Universelle était montée à 3 060, en hausse encore de trente francs sur le cours de la veille. La déroute des baissiers était complète, la liquidation allait une fois de plus être désastreuse pour eux, car les différences de la quinzaine se solderaient par des sommes considérables. Un instant, Saccard, avant de quitter la salle, se haussa, comme pour mieux embrasser la foule autour de lui, d'un coup d'oeil. Il était réellement grandi, soulevé d'un tel triomphe, que toute sa petite personne se gonflait, s'allongeait, devenait énorme. Celui qu'il semblait ainsi chercher, par-dessus les têtes, c'était Gundermann absent, Gundermann qu'il aurait voulu voir abattu, grimaçant, demandant grâce ; et il tenait au moins à ce que toutes les créatures inconnues du juif, toute la sale juiverie qui se trouvait là , hargneuse, le vÃt lui- même, transfiguré, dans la gloire de son succès. Ce fut sa grande journée, celle dont on parle encore, comme on parle d'Austerlitz et de Marengo. Ses clients, ses amis s'étaient précipités. Le marquis de Bohain, Sédille, Kolb, Huret, lui serraient les deux mains, tandis que Daigremont, avec le sourire faux de son amabilité mondaine, le complimentait, sachant bien qu'on meurt, à la Bourse, de pareilles victoires. Maugendre l'aurait embrassé sur les deux joues, exalté, exaspéré en voyant le capitaine Chave hausser quand même les épaules. Mais l'adoration complète, religieuse,, était, celle de Dejoie, qui, venu du journal en courant, pour connaÃtre tout de suite le dernier cours, restait à quelques pas, immobile, cloué par la tendresse et l'admiration, les yeux luisants de larmes. Jantrou avait disparu, portant sans doute la nouvelle à la baronne Sandorff. Massias et Sabatani soufflaient, rayonnants, comme au soir triomphal d'une grande bataille. " Eh bien, qu'est-ce que je disais ? " criait Pillerault ravi. Moser, le nez allongé, grognait de sourdes menaces. " Oui, oui, au bout du fossé la culbute... La carte du Mexique à payer, les affaires de Rome qui s'embrouillent encore depuis Mentana, l'Allemagne qui va tomber sur nous un de ces quatre matins... Oui, oui, et ces imbéciles qui montent encore, pour culbuter de plus haut. Ah ! tout est bien fichu, vous verrez ! " Puis, comme Salmon, cette fois, demeurait grave, en le regardant " C'est votre avis, n'est-ce pas ? Quand tout marche trop bien, c'est que tout va craquer. " Cependant, la salle se vidait, il n'allait y rester, en l'air, que la fumée des cigares, une nuée bleuâtre, épaissie et jaunie de toutes les poussières envolées, Mazaud et Jacoby, redevenus corrects, étaient rentrés ensemble dans le cabinet des agents de change, le second plus ému par de secrètes pertes personnelles que par la défaite de ses clients ; tandis que le premier, qui ne jouait pas, était tout à la joie du dernier cours, si vaillamment enlevé. Ils causèrent quelques minutes avec Delarocque, pour des échanges d'engagements, tenant à la main leurs carnets pleins de notes, que leurs liquidateurs devaient dépouiller dès le soir, afin d'appliquer les affaires faites. Pendant ce temps, dans la salle des commis, une salle basse, coupée de gros piliers, pareille à une classe mal tenue, avec des rangées de pupitres et un vestiaire tout au fond, Flory et Gustave Sédille, qui étaient allés chercher leurs chapeaux, s'égayaient bruyamment, en attendant de connaÃtre le cours moyen, que les employés du syndicat, à un des pupitres, établissaient d'après le cours le plus haut et le cours le plus bas. Vers trois heures et demie, lorsque l'affiche eut été collée sur un pilier, tous deux hennirent, gloussèrent, imitèrent le chant du coq, dans le contentement de la belle opération qu'ils avaient réalisée, en trafiquant sur les ordres d'achat de Fayeux. C'était une paire de solitaires pour Chuchu qui tyrannisait maintenant Flory de ses exigences, et un semestre d'avance pour Germaine Coeur que Gustave avait fait la bêtise d'enlever définitivement à Jacoby, lequel venait de prendre au mois une écuyère de l'Hippodrome. D'ailleurs, le vacarme continuait dans la salle des commis, des farces ineptes, un massacre des chapeaux, au milieu d'une bousculade d'écoliers en récréation. Et, d'autre part, sous le péristyle, la coulisse finissait de bâcler des affaires, Nathansohn se décidait à descendre les marches, enchanté de son arbitrage, parmi le flot des derniers spéculateurs, qui s'attardaient, malgré le froid devenu terrible. Dès six heures, tout ce monde de joueurs, d'agents de change, de coulissiers et de remisiers, après avoir, les uns établi leur gain ou leur perte, les autres arrêté leurs notes de courtage, allaient se mettre en habit, pour finir d'étourdir leur journée, avec leur notion pervertie de l'argent, dans les restaurants et les théâtres, les soirées mondaines et les alcôves galantes. Ce soir-là , Paris qui veille et qui s'amuse ne parla que du duel formidable engagé entre Gundermann et Saccard. Les femmes, tout entières au jeu par passion et par mode, affectaient de se servir des mots techniques de liquidation, prime, report, déport, sans toujours les comprendre. On causait surtout de la position critique des baissiers qui, depuis tant de mois, payaient, à chaque liquidation nouvelle, des différences de plus en plus fortes, à mesure que l'Universelle montait, dépassant toute limite raisonnable. Certainement, beaucoup jouaient à découvert et se faisaient reporter, ne pouvant livrer les titres ; ils s'acharnaient, continuaient leurs opérations à la baisse, avec l'espoir d'une débâcle prochaine des actions ; mais, malgré les reports qui tendaient à s'élever d'autant plus que l'argent se faisait plus rare, les baissiers, épuisés, écrasés, allaient être anéantis, si la hausse continuait. A la vérité, la situation de Gundermann, du chef tout- puissant qu'on leur donnait, était différente, car lui avait dans ses caves son milliard, d'inépuisables troupes qu'il envoyait au massacre, si longue et meurtrière que fût la campagne. C'était l'invincible force, pouvoir rester vendeur à découvert, avec la certitude de toujours payer ses différences, jusqu'au jour où la baisse fatale lui donnerait la victoire. Et l'on causait, on calculait les sommes considérables qu'il devait déjà avoir englouties, à faire avancer ainsi, le 15 et le 30 de chaque mois, pareils à des rangées de soldats que les boulets emportent, des sacs d'écus qui fondaient au feu de la spéculation. Jamais encore, il n'avait subi, en Bourse, une si rude attaque à sa puissance, qu'il y voulait souveraine, indiscutable ; car ; s'il était, comme il aimait à le répéter, un simple marchand d'argent, et non un joueur, il avait la nette conscience que, pour rester ce marchand, le premier du monde, disposant de la fortune publique, il lui fallait être le maÃtre absolu du marché ; et il se battait, non pour le gain immédiat, mais pour sa royauté elle-même, pour sa vie. De là , l'obstination froide, la farouche grandeur de la lutte. On le rencontrait sur les boulevards, le long de la rue Vivienne, avec sa face blême et impassible, son pas de vieillard épuisé, sans que rien en lui décelât la moindre inquiétude. Il ne croyait qu'à la logique. Au dessus du cours de deux mille francs, la folie commençait pour les actions de l'Universelle ; à trois mille, c'était la démence pure, elles devaient retomber, comme la pierre lancée en l'air retombe forcément ; et il attendait. Irait-il jusqu'au bout de son milliard ? On frémissait d'admiration autour de Gundermann, du désir aussi de le voir enfin dévorer ; tandis que Saccard, qui soulevait un enthousiasme plus tumultueux, avait pour lui les femmes, les salons, tout le beau monde des joueurs, lesquels empochaient de si belles différences, depuis qu'ils battaient monnaie avec leur foi, en trafiquant sur le mont Carmel et sur Jérusalem. La ruine prochaine de la haute banque juive était décrétée, le catholicisme allait avoir l'empire de l'argent, comme il avait eu celui des âmes. Seulement, si ses troupes gagnaient gros, Saccard se trouvait à bout d'argent, vidant ses caisses pour ses continuels achats. De deux cents millions disponibles, près des deux tiers venaient d'être ainsi immobilisés c'était la prospérité trop grande, le triomphe asphyxiant, dont on étouffe. Toute société qui veut être maÃtresse à la Bourse, pour maintenir le cours de ses actions, est une société condamnée. Aussi, dans les commencements, n'était-il intervenu qu'avec prudence. Mais il avait toujours été l'homme d'imagination, voyant trop grand, transformant en poèmes ses trafics louches d'aventurier ; et, cette fois, avec cette affaire réellement colossale et prospère, il en arrivait à des rêves extravagants de conquête, à une idée si folle, si énorme, qu'il ne se la formulait même pas nettement à lui-même. Ah ! s'il avait eu des millions, des millions toujours, comme ces sales juifs ! Le pis était qu'il voyait la fin de ses troupes, encore quelques millions bons pour le massacre. Puis, si la baisse venait, ce serait son tour de payer des différences ; et lui, ne pouvant lever les titres, serait bien forcé de se faire reporter. Dans sa victoire, le moindre gravier devait culbuter sa vaste machine. On en avait la sourde conscience, même parmi les fidèles, ceux qui croyaient à la hausse comme au bon Dieu. C'était ce qui achevait de passionner Paris, la confusion et le doute où l'on s'agitait, ce duel de Saccard et de Gundermann dans lequel le vainqueur perdait tout son sang, dans ce corps à corps des deux monstres légendaires, écrasant entre eux les pauvres diables qui se risquaient à jouer leur jeu, menaçant de s'étrangler l'un l'autre, sur le monceau des ruines qu'ils entassaient. Brusquement, le 3 janvier, le lendemain même du jour où venaient d'être réglés les comptes de la dernière liquidation, l'Universelle baissa de cinquante francs. Ce fut une forte émotion. A la vérité, tout avait baissé ; le marché, surmené depuis longtemps, gonflé outre mesure, craquait de toutes parts ; deux ou trois affaires véreuses s'effondraient avec bruit ; et, d'ailleurs, on aurait dû être habitué à ces sautes violentes des cours, qui parfois variaient de plusieurs centaines de francs dans une même Bourse, affolés, pareils à l'aiguille de la boussole au milieu d'un orage. Mais, au grand frisson qui passa, tous sentirent le commencement de la débâcle. L'Universelle baissait, le cri en courut, se propagea, dans une clameur de foule, faite d'étonnement, d'espoir et de crainte. Dès le lendemain, Saccard, solide et souriant à son poste, relevait le cours d'une hausse de trente francs, grâce à des achats considérables. Seulement, le 5 malgré ses efforts, la baisse fut de quarante francs. L'Universelle n'était plus qu'à trois mille. Et, dès lors, chaque jour amena sa bataille. Le 6, l'Universelle remontait. Le 7, le 8, elle baissait de nouveau. C'était un mouvement irrésistible, qui l'entraÃnait peu à peu, dans une chute lente. On allait la prendre pour le bouc émissaire, lui faire expier la folie de tous, les crimes des autres affaires moins en vue, de ce pullulement d'entreprises louches, surchauffées de réclames, grandies comme des champignons monstrueux dans le terreau décomposé du règne. Mais Saccard, qui ne dormait plus, qui chaque après-midi reprenait sa place de combat, près de son pilier vivait dans l'hallucination de la victoire toujours possible. En chef d'armée convaincu de l'excellence de son plan, il ne cédait le terrain que pas à pas, sacrifiant ses derniers soldats, vidant les caisses de la société de leurs derniers sacs d'écus, pour barrer la route aux assaillants. Le 9, il remporta encore un avantage signalé les baissiers tremblèrent, reculèrent, est-ce que la liquidation du 15 s'engraisserait une fois de plus de leurs dépouilles ? Et lui, déjà sans ressources, réduit à lancer du papier de circulation, osait maintenant, comme ces affamés qui voient des festins immenses dans le délire de leur faim, s'avouer à lui-même le but prodigieux et impossible où il tendait, l'idée géante de racheter toutes ces actions, pour tenir les vendeurs à découvert, pieds et poings liés, à sa merci. Cela venait d'être fait pour une petite compagnie de chemins de fer, la maison d'émission avait tout ramassé sur le marché ; et les vendeurs, ne pouvant livrer, s'étaient rendus en esclaves, forcés d'offrir leur fortune et leur personne. Ah ! s'il avait traqué, effaré Gundermann jusqu'à le tenir, impuissant, à découvert ! S'il l'avait ainsi vu, un matin, apportant son milliard, en le suppliant de ne pas le prendre tout entier, de lui laisser les dix sous de lait dont il vivait par jour ! Seulement, pour ce coup-là , il fallait sept à huit cents millions. Il en avait déjà jeté deux cents au gouffre, c'était cinq ou six cents encore qu'il s'agissait de mettre en ligne. Avec six cents millions, il balayait les juifs, il devenait le roi de l'or, le maÃtre du monde. Quel rêve ! et c'était très simple, l'idée de la valeur de l'argent se trouvait abolie à ce degré de fièvre, il n'y avait plus que des pions que l'on poussait sur l'échiquier. Dans ses nuits d'insomnie, il levait l'armée des six cents millions et les faisait tuer pour sa gloire, victorieux enfin au milieu des désastres, sur les ruines de tout. Saccard, le 10, eut malheureusement une terrible journée. A la Bourse, il était toujours superbe de gaieté et de calme. Et jamais guerre pourtant n'avait eu cette férocité muette, un égorgement de chaque heure, le guet-apens embusqué partout. Dans ces batailles de l'argent, sourdes et lâches, où l'on éventre les faibles, sans bruit, il n'y a plus de liens, plus de parenté, plus d'amitié c'est l'atroce loi des forts, ceux qui mangent pour ne pas être mangés. Aussi se sentait-il absolument seul, n'ayant d'autre soutien que son insatiable appétit, qui le tenait debout, sans cesse dévorant. Il redoutait surtout la journée du 14, où devait avoir lieu la réponse des primes. Mais il trouva encore de l'argent pour les trois jours qui précédèrent, et le 14, au lieu d'amener une débâcle, raffermit l'Universelle, qui, le 15, finit en liquidation à 2 860, en baisse seulement de cent francs sur le dernier cours de décembre. Il avait craint un désastre, il affecta de croire à une victoire. En réalité, pour la première fois, les baissiers l'emportaient, touchaient enfin des différences, eux qui en payaient depuis des mois, et, la situation se retournant, lui dut se faire reporter chez Mazaud, lequel se trouva dès lors fortement engagé. La seconde quinzaine de janvier allait être décisive. Depuis qu'il luttait de la sorte, dans ces secousses quotidiennes qui le jetaient et le reprenaient à l'abÃme, Saccard avait, chaque soir, un besoin effréné d'étourdissement. Il ne pouvait rester seul, dÃnait en ville, achevait ses nuits au cou d'une femme. Jamais il n'avait ainsi brûlé sa vie, se montrant partout, courant les théâtres et les cabarets où l'on soupe, affectant une dépense exagérée d'homme trop riche. Il évitait Mme Caroline, dont les remontrances le gênaient, toujours à lui parler des lettres inquiètes qu'elle recevait de son frère, désespérée elle-même de sa campagne à la hausse, d'un effrayant danger. Et il revoyait davantage la baronne Sandorff, comme si cette froide perversion, dans le petit rez-de-chaussée inconnu de la rue Caumartin, l'eût dépaysé, en lui donnant l'heure d'oubli, nécessaire à la détente de son cerveau surmené de fatigue. Parfois, il s'y réfugiait pour examiner certains dossiers, réfléchir à certaines affaires, heureux de se dire que personne au monde ne l'y dérangerait. Le sommeil l'y terrassait, il y dormait une heure ou deux, les seules heures délicieuses d'anéantissement ; et la baronne, alors, ne se faisait aucun scrupule de fouiller ses poches, de lire les lettres de son portefeuille ; car il était devenu complètement muet, elle n'en tirait plus un seul renseignement utile, convaincue même qu'il mentait, quand elle lui arrachait un mot, au point qu'elle n'osait plus jouer sur ses indications. C'était en lui volant ainsi ses secrets, qu'elle avait acquis la certitude des embarras d'argent où commençait à se débattre l'Universelle, tout un vaste système de papier de circulation, des billets de complaisance que la maison escomptait à l'étranger, prudemment. Saccard, un soir, s'étant réveillé trop tôt et l'ayant trouvée en train de visiter son portefeuille, l'avait giflée comme une fille qui pêche des sous dans le gilet des messieurs ; et, depuis lors, il la battait, ce qui les enrageait, puis les brisait et les calmait tous les deux. Cependant, après la liquidation du 5, qui lui avait emporté une dizaine de mille francs, la baronne se mit à nourrir un projet. Elle en était obsédée, elle finit par consulter Jantrou. " Ma foi, lui répondit celui-ci, je crois que vous avez raison, il est temps de passer à Gundermann... Allez donc le voir, et contez-lui l'affaire, puisqu'il vous a promis, le jour où vous lui apporteriez un bon conseil, de vous en donner un autre en échange. " Gundermann, le matin où la baronne se présenta, était d'une humeur de dogue. La veille encore, l'Universelle avait remonté. On n'en finirait donc pas, avec cette bête vorace, qui lui avait mangé tant d'or et qui s'entêtait à ne pas mourir ! Elle était bien capable de se relever, de finir de nouveau en hausse, le 31 du mois ; et il grondait de s'être engagé dans cette rivalité désastreuse, lorsque peut-être il aurait mieux valu faire sa part à la maison nouvelle. Ebranlé dans sa tactique ordinaire, perdant sa foi dans la logique fatalement triomphante, il se serait, cette minute, résigné à battre en retraite, s'il avait pu reculer sans tout perdre. Ils étaient rares chez lui, ces moments de découragement que les plus grands capitaines ont connus, à la veille même de la victoire, lorsque les hommes et les choses veulent leur succès. Et ce trouble d'une vue puissante, si nette d'habitude, venait du brouillard qui se produit à la longue, de ce mystère des opérations de Bourse, sous lesquelles il n'est jamais possible de mettre un nom à coup sûr. Certes, Saccard achetait, jouait. Mais était-ce pour des clients sérieux, était-ce pour la société elle-même ? Il finissait par ne plus le savoir, au milieu des commérages qu'on lui rapportait de toutes parts. Les portes de son cabinet immense claquaient, tout son personnel tremblait de sa colère, il accueillit les remisiers si brutalement, que leur défilé accoutumé se tournait en un galop de déroute. " Ah ! c'est vous, dit Gundermann à la baronne, sans politesse aucune. Je n'ai pas de temps à perdre avec les femmes, aujourd'hui. " Elle en fut déconcertée, au point qu'elle supprima toutes les préparations et lâcha d'un coup la nouvelle qu'elle apportait. " Si l'on vous prouvait que l'Universelle est à bout d'argent, après les achats considérables qu'elle a faits, et qu'elle en est réduite à escompter, à l'étranger, du papier de complaisance, pour continuer la campagne ? " Le juif avait réprimé un tressaillement de joie. Son oeil restait mort, il répondit de la même voix grondeuse. " Ce n'est pas vrai. - Comment ! pas vrai ? Mais j'ai entendu de mes oreilles, j'ai vu de mes yeux. " Et elle voulut le convaincre, en lui expliquant qu'elle avait eu entre les mains les billets signés par des hommes de paille. Elle nommait ces derniers, elle disait aussi les noms des banquiers, qui, à Vienne, à Francfort, à Berlin, avaient escompté les billets. Ses correspondants pourraient le renseigner, il verrait bien qu'elle ne lui apportait pas un cancan en l'air. De même, elle affirmait que la société avait acheté pour elle, dans l'unique but de maintenir la hausse, et que deux cents millions déjà étaient engloutis. Gundermann, qui l'écoutait de son air morne, réglait déjà sa campagne du lendemain, d'un travail d'intelligence si prompt, qu'il avait en quelques secondes réparti ses ordres, arrêté les chiffres. Maintenant, il était certain de la victoire, sachant bien de quelle ordure lui venaient les renseignements, plein de mépris pour ce Saccard jouisseur, stupide au point de s'abandonner à une femme et de se laisser vendre. Quand elle eut fini, il leva la tête, et, la regardant de ses gros yeux éteints " Eh bien, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse, tout ce que vous me racontez là ? " Elle en resta saisie, tellement il paraissait désintéressé et calme. " Mais il me semble que votre situation à la baisse... - Moi ! qui vous a dit que j'étais à la baisse ? Je ne vais jamais à la Bourse, je ne spécule pas... Tout ça m'est bien égal ! " Et sa voix était si innocente, que la baronne, ébranlée, effarée, aurait fini par le croire, sans certaines inflexions d'une naïveté trop goguenarde. Evidemment, il se moquait d'elle, dans son absolu dédain, en homme fini, sans désir aucun. " Alors, ma bonne amie, comme je suis très pressé, si vous n'avez rien de plus intéressant à me dire... " Il la mettait à la porte. Alors, furieuse, elle se révolta. " J'ai eu confiance en vous, j'ai parlé la première... C'est un guet- apens véritable... Vous m'aviez promis, si je vous étais utile, de m'être utile à votre tour, de me donner un conseil... " Se levant, il l'interrompit. Lui qui ne riait jamais, il eut un petit ricanement, tellement cette duperie brutale à l'égard d'une femme jeune et jolie, l'amusait. " Un conseil, mais je ne vous le refuse pas, ma bonne amie... Ecoutez-moi bien. Ne jouez pas, ne jouez jamais. Ça vous rendra laide, c'est très vilain, une femme qui joue. " Et, quand elle s'en fut allée, hors d'elle, il s'enferma avec ses deux fils et son gendre, distribua les rôles, envoya tout de suite chez Jacoby et chez d'autres agents de change, pour préparer le grand coup du lendemain. Son plan était simple faire ce que la prudence l'avait empêché de risquer jusque-là , dans son ignorance de la véritable situation de l'Universelle ; écraser le marché sous des ventes énormes, maintenant qu'il savait cette dernière bout de ressources, incapable de soutenir les cours. Il allait faire avancer la réserve formidable de son milliard, en général qui veut en finir et que ses espions ont renseigné sur le point faible de l'ennemi. La logique triompherait, toute action est condamnée, qui monte au-delà de la valeur vraie qu'elle représente. Justement, ce jour-là , vers cinq heures, Saccard, averti du danger par son flair, se rendit chez Daigremont. Il était fiévreux, il sentait que l'heure devenait pressante de porter un coup aux baissiers, si l'on ne voulait se laisser battre définitivement par eux. Et son idée géante le travaillait, la colossale armée de six cents millions à lever encore pour la conquête du monde. Daigremont le reçut avec son amabilité ordinaire, dans son hôtel princier, au milieu de ses tableaux de prix, de tout ce luxe éclatant, que payaient, chaque quinzaine, les différences de Bourse, sans qu'on sût au juste ce qu'il y avait de solide derrière ce décor, toujours sous la menace d'être emporté par un caprice de la chance. Jusque-là , il n'avait pas trahi l'Universelle, refusant de vendre, affectant de montrer une confiance absolue, heureux de cette attitude de beau joueur à la hausse, dont il tirait du reste de gros profits ; et même il s'était plu à ne pas broncher, après la liquidation mauvaise du 15, convaincu, disait-il partout, que la hausse allait reprendre, l'oeil aux aguets pourtant, prêt à passer à l'ennemi, dès le premier symptôme grave. La visite de Saccard, l'extraordinaire énergie dont il faisait preuve, l'idée énorme qu'il lui développa de tout ramasser sur le marché le frappèrent d'une véritable admiration. C'était fou, mais les grands hommes de guerre et de finance ne sont-ils pas souvent que des fous qui réussissent ? Et il promit formellement de se porter à son secours, dès la Bourse du lendemain il avait déjà de fortes positions, il passerait chez Delarocque, son agent, pour en prendre de nouvelles ; sans compter ses amis qu'il irait voir, toute une sorte de syndicat dont il amènerait le renfort. On pouvait, selon lui, chiffrer à une centaine de millions ce nouveau corps d'armée, d'un emploi immédiat. Cela suffirait. Saccard, radieux, certain de vaincre, s'arrêta sur-le-champ le plan de la bataille, tout un mouvement tournant d'une rare hardiesse, emprunté aux plus illustres capitaines d'abord, au début de la Bourse, une simple escarmouche pour attirer les baissiers et leur donner confiance ; puis, quand ils auraient obtenu un premier succès, quand les cours baisseraient, l'arrivée de Daigremont et de ses amis avec leur grosse artillerie, tous ces millions inattendus, débouchant d'un pli de terrain, prenant les baissiers en queue et les culbutant. Ce serait un écrasement, un massacre. Les deux hommes se séparèrent avec des poignées de main et des rires de triomphe. Une heure plus tard, comme Daigremont, qui dÃnait en ville, allait s'habiller, il reçut une autre visite, celle de la baronne Sandorff. Dans son désarroi, elle venait d'avoir l'inspiration de le consulter. On l'avait un instant dite sa maÃtresse ; mais, réellement, il n'y avait eu entre eux qu'une camaraderie très libre d'homme à femme. Tous deux étaient trop félins, se devinaient trop, pour en arriver à la duperie d'une liaison. Elle conta ses craintes, la démarche chez Gundermann, la réponse de celui-ci, en mentant d'ailleurs sur la fièvre de trahison qui l'avait poussée. Et Daigremont s'égaya, s'amusa à l'effarer davantage, l'air ébranlé, près de croire que Gundermann disait vrai, quand il jurait qu'il n'était pas à la baisse ; car est-ce qu'on sait jamais ? c'est un vrai bois que la Bourse, un bois par une nuit obscure, où chacun marche à tâtons. Dans ces ténèbres, si l'on a le malheur d'écouter tout ce qu'on invente d'inepte et de contradictoire, on est certain de se casser la figure. " Alors, demanda-t-elle anxieusement, je ne dois pas vendre ? - Vendre, pourquoi ? En voilà une folie ! Demain, nous serons les maÃtres, l'Universelle remontera à trois mille cent Et tenez bon, quoi qu'il arrive vous serez contente du dernier cours... Je ne puis pas vous en dire davantage. " La baronne était partie, Daigremont s'habillait enfin, lorsqu'un coup de timbre annonça une troisième visite. Ah ! celui-là , non ! il ne le recevrait pas. Mais, lorsqu'on lui eut remis la carte de Delarocque, il cria tout de suite de faire entrer ; et, comme l'agent, l'air très ému, attendait pour parler, il renvoya son valet de chambre, achevant lui- même de mettre sa cravate blanche, devant une haute glace. " Mon cher, voilà ! dit Delarocque, avec sa familiarité d'homme du même cercle. Je m'en remets à votre amitié, n'est-ce pas ? parce que c'est assez délicat... Imaginez-vous que Jacoby, mon beau-frère, vient d'avoir la gentillesse de me prévenir d'un coup qui se prépare. A la Bourse de demain, Gundermann et les autres sont décidés à faire sauter l'Universelle. Ils vont jeter tout le paquet sur le marché... Jacoby a déjà les ordres, il est accouru... - Fichtre ! lâcha simplement Daigremont devenu pâle. - Vous comprenez, j'ai de très fortes positions à la hausse engagées chez moi, oui ! pour une quinzaine de millions, de quoi y laisser bras et jambes... Alors, n'est-ce pas ? j'ai pris une voiture et je fais le tour de mes clients sérieux. Ce n'est pas correct, mais l'intention est bonne... - Fichtre ! répéta l'autre. - Enfin, mon bon ami, comme vous jouez à découvert, je viens vous prier de me couvrir ou de défaire votre position. " Daigremont eut un cri " Défaites, défaites, mon cher... Ah ! non, par exemple ! je ne reste pas dans les maisons qui croulent, c'est de l'héroïsme inutile... N'achetez pas, vendez ! J'en ai pour près de trois millions chez vous, vendez, vendez tout. " Et, comme Delarocque se sauvait, en disant qu'il avait d'autres clients à voir, il lui prit les mains, les serra énergiquement. " Merci, je n'oublierai jamais. Vendez, vendez tout ! " Resté seul, il rappela son valet de chambre, pour se faire arranger la chevelure et la barbe. Ah ! quelle école ! il avait failli, cette fois, se laisser jouer comme un enfant. Voilà ce que c'était que de se mettre avec un fou ! Le soir, à la petite Bourse de huit heures, la panique commença. Cette Bourse se tenait alors sur le trottoir du boulevard des Italiens, à l'entrée du passage de l'Opéra ; et il n'y avait là que la coulisse, opérant au milieu d'une cohue louche de courtiers, de remisiers, de spéculateurs véreux. Des camelots circulaient, des ramasseurs de bouts de cigare se jetaient à quatre pattes, au milieu du piétinement des groupes. C'était, barrant le boulevard, un entassement obstiné de troupeau, que le flot des promeneurs emportait, séparait, et qui se reformait toujours. Ce soir-là , près de deux mille personnes stationnaient ainsi, grâce à la douceur du ciel couvert et fumeux, qui annonçait de la pluie, après des froids terribles. Le marché était très actif, on offrait l'Universelle, de tous côtés, les cours tombaient rapidement. Aussi, bientôt, des rumeurs coururent, toute une anxiété naissante. Que se passait-il donc ? A demi-voix, on se nommait les vendeurs probables, selon le remisier qui donnait l'ordre, ou le coulissier qui l'exécutait. Puisque les gros vendaient de la sorte, il se préparait quelque chose de grave, sûrement. Et, de huit heures à dix heures, ce fut une bousculade, tous les joueurs de flair défirent leurs positions, il y en eut même qui, d'acheteurs, eurent le temps de se mettre vendeurs. On alla se coucher dans un malaise de fièvre, comme à la veille des grands désastres. Le lendemain, le temps fut exécrable. Il avait plu toute la nuit, une petite pluie glaciale noyait la ville, changée par le dégel en un cloaque de boue, jaune et liquide. La Bourse, dès midi et demi, damait dans ce ruissellement. Réfugiée sous le péristyle et dans la salle, la foule était énorme ; et la salle, bientôt, avec les parapluies mouillés qui s'égouttaient, se trouva changée en une immense flaque d'eau bourbeuse. La crasse noire des murs suintait, il ne tombait du toit vitré qu'un jour bas et roussâtre, d'une désespérée mélancolie. Au milieu des mauvais bruits qui couraient, des histoires extraordinaires détraquant les têtes, tous les regards, dès l'entrée, cherchaient Saccard, le dévisageaient. Il était à son poste, debout, près du pilier accoutumé ; et il avait l'air des autres jours, des jours triomphants, son air de gaieté brave et d'absolue confiance. Il n'ignorait pas que l'Universelle avait baissé de trois cents francs la veille, à la petite Bourse du soir ; il flairait un danger immense, il s'attendait à un furieux assaut des baissiers ; mais son plan de bataille lui semblait inattaquable, le mouvement tournant de Daigremont, l'arrivée imprévue d'une armée fraÃche de millions devait tout emporter et lui assurer une fois de plus la victoire. Lui, désormais, se trouvait sans ressources ; les caisses de l'Universelle étaient vides, il en avait gratté jusqu'aux centimes ; et il ne désespérait pourtant pas, il s'était fait reporter par Mazaud, il l'avait conquis à un tel point, en lui confiant l'appui du syndicat de Daigremont, que l'agent, sans couverture, venait encore d'accepter des ordres d'achat pour plusieurs millions. La tactique arrêtée entre eux était de ne pas trop laisser tomber les cours, au début de la Bourse, de les soutenir, de guerroyer, en attendant l'armée de renfort. L'émotion était si vive, que Massias et Sabatani, renonçant à des ruses inutiles, maintenant que la vraie situation faisait l'objet de tous les commérages, vinrent causer ouvertement avec Saccard, puis coururent porter ses recommandations dernières, l'un à Nathansohn, sous le péristyle, l'autre à Mazaud, encore dans le cabinet des agents de change. Il était une heure moins dix, et Moser qui arrivait, blême d'une crise de foie, dont la morsure l'avait empêché de fermer l'oeil, la nuit précédente, fit remarquer à Pillerault que tout le monde, ce jour-là était jaune et avait l'air malade. Pillerault, que l'approche des désastres redressait dans des fanfaronnades de chevalier errant, partit d'un éclat de rire. " Mais c'est vous, mon cher, qui avez la colique. Tout le monde est très gai. Nous allons nous flanquer une de ces tripotées dont on se souvient longtemps. " La vérité était que, dans l'anxiété générale, la salle restait morue, sous le jour roussâtre, et cela se sentait surtout au grondement affaibli des voix. Ce n'était plus l'éclat tumultueux des grands jours de hausse, l'agitation, le vacarme d'une marée, débordant de toutes parts en conquérante. On ne courait plus, on ne criait plus, on se glissait, on parlait bas, comme dans la maison d'un malade. Bien que la foule fût considérable, et que l'on s'étouffât pour circuler, un murmure seulement s'élevait, navré, le chuchotement des craintes qui couraient, des nouvelles déplorables qu'on échangeait à l'oreille. Beaucoup se taisaient, livides, la face contractée, avec des yeux élargis, qui interrogeaient désespérément les autres visages. " Salmon, vous ne dites rien ? demanda Pillerault, plein d'une ironie agressive. - Parbleu ! murmura Moser, il est comme les autres, il n'a rien à dire, il a peur. " En effet, ce jour-là , les silences de Salmon n'inquiétaient plus personne, dans l'attente profonde et muette de tous. Mais c'était autour de Saccard que se pressait surtout un flot de clients, frémissants d'incertitude, avides d'une bonne parole. On remarqua plus tard que Daigremont ne s'était pas montré, pas plus que le député Huret, averti sans doute, redevenu le chien fidèle de Rougon. Kolb, au milieu d'un groupe de banquiers, affectait d'être pris par une grosse affaire d'arbitrage. Le marquis de Bohain, au-dessus des vicissitudes du sort, promenait tranquillement sa petite tête pâle et aristocratique, certain de gagner quand même, ayant donné à Jacoby l'ordre d'acheter autant d'Universelle qu'il avait chargé Mazaud d'en vendre. Et Saccard, assiégé par la foule des autres, les croyants, les naïfs, se montra particulièrement aimable et rassurant pour Sédille et pour Maugendre, qui, les lèvres tremblantes, les yeux humides de supplications, quêtaient l'espoir du triomphe. Il leur serra vigoureusement la main, en mettant dans son étreinte l'absolue promesse de vaincre. Puis, en homme constamment heureux, à l'abri de tout péril, il se lamenta d'une misère. " Vous me voyez consterné. Par ces grands froids, on a oublié un camélia dans ma cour, et il est perdu. " Le mot courut, on s'attendrit sur le camélia. Quel homme, ce Saccard ! d'une assurance impassible, le visage toujours souriant, sans qu'on pût savoir si ce n'était là qu'un masque, posé sur les effroyables préoccupations qui auraient torturé tout autre ! " L'animal ! est-il beau ! " murmura Jantrou à l'oreille de Massias qui revenait. Justement, Saccard appelait Jantrou, envahi d'un souvenir à cette minute suprême, se rappelant l'après-midi, où, avec ce dernier, il avait vu le coupé de la baronne Sandorff, arrêté rue Brongniart. Est-ce qu'il était là , encore, dans cette journée de crise ? est-ce que le cocher, haut perché, gardait sous la pluie battante son immobilité de pierre, pendant que la baronne, derrière les glaces closes, attendait les cours. " Certainement, elle est là , répondit Jantrou, à demi-voix, et de tout coeur avec vous, bien décidée à ne pas reculer d'une semelle... Nous sommes tous là , solides à notre poste. " Saccard fut heureux de cette fidélité, bien qu'il doutât du désintéressement de la dame et des autres. D'ailleurs, dans l'aveuglement de sa fièvre, il croyait encore marcher à la conquête, avec tout son peuple d'actionnaires derrière lui, ce peuple des humbles et du beau monde, engoué, fanatisé, les jolies femmes mêlées aux servante, en un même élan de foi. Enfin, le coup de cloche retentit, passa avec une lamentation de tocsin, sur la houle effarée des têtes. Et Mazaud, qui donnait des ordres à Flory, revint vivement vers la corbeille, pendant que le jeune employé se précipitait au télégraphe, très ému pour lui-même ; car, en perte depuis quelque temps, s'entêtant à suivre la fortune de l'Universelle, il risquait ce jour-là , un coup décisif, sur l'histoire de l'intervention de Daigremont, surprise à la charge, derrière une porte. La corbeille était tout aussi anxieuse que la salle, les agents sentaient bien, depuis la dernière liquidation, le sol trembler sous eux, au milieu de symptômes si graves, que leur expérience s'en alarmait. Déjà , des écroulements partiels s'étaient produits, le marché exténué, trop chargé, se lézardait de toutes parts. Allait-ce donc être un de ses grands cataclysmes, comme il en survient un tous les dix à quinze ans, une de ces crises du jeu à l'état de fièvre aiguÃ, qui décime la Bourse, la balaie d'un vent de mort ? A la rente, au comptant, les cris semblaient s'étrangler, la bousculade se faisait plus rude, dominée par les hautes silhouettes noires des coteurs, qui attendaient, la plume aux doigts. Et, tout de suite, Mazaud, les mains serrant la rampe de velours rouge, aperçut Jacoby, de l'autre côté du bassin circulaire, criant de sa voix profonde " J'ai de l'Universelle... A 2 800, j'ai de l'Universelle... " C'était le dernier cours de la petite Bourse de la veille ; et, pour enrayer immédiatement la baisse, il crut prudent de prendre à ce prix. Sa voix aiguà s'éleva, domina toutes les autres. " A 2 800, je prends... Trois cents Universelle, envoyez ! " Le premier cours se trouva ainsi fixé. Mais il lui fut impossible de le maintenir. De toutes parts, les offres affluaient. Il lutta désespérément pendant une demi-heure, sans autre résultat que de ralentir la chute rapide. Sa surprise était de ne pas être plus soutenu par la coulisse. Que faisait donc Nathansohn, dont il attendait des ordres d'achat ? et il ne sut que plus tard l'adroite tactique de ce dernier, qui, tout en achetant pour Saccard, vendait pour son propre compte, averti de la vraie situation par son flair de juif. Massias, très engagé lui-même comme acheteur, accourut, essoufflé, dire la déroute de la coulisse à Mazaud, qui perdit la tête et brûla ses dernières cartouches, en lâchant d'un coup les ordres qu'il se réservait d'échelonner, jusqu'à l'arrivée des renforts. Cela fit remonter un peu les cours de 2 500, ils revinrent à 2 650, affolés, avec les sauts brusques des jours de tempête ; et, un instant encore, l'espoir fut sans bornes chez Mazaud, chez Saccard, chez tous ceux qui étaient dans la confidence du plan de bataille. Puisque cela remontait dès maintenant, la journée était gagnée, la victoire allait être foudroyante, lorsque la réserve déboucherait sur le flanc des baissiers et changerait leur défaite en une effroyable déroute. Il y eut un mouvement de joie profonde, Sédille et Maugendre auraient baisé les mains de Saccard, Kolb se rapprocha, tandis que Jantrou disparut, courant porter à la baronne Sandorff la bonne nouvelle. Et l'on vit à ce moment le petit Flory, radieux, chercher partout Sabatani, qui lui servait maintenant d'intermédiaire, pour lui donner un nouvel ordre d'achat. Mais deux heures venaient de sonner, et Mazaud, sur qui portait l'effort de l'attaque, faiblissait de nouveau. Sa surprise augmentait du retard que les renforts mettaient à entrer en ligne. Il était grand temps, qu'attendaient-ils donc pour le dégager de la position intenable où il s'épuisait ? Bien que, par fierté professionnelle, il montrât un visage impassible, il sentait un grand froid monter à ses joues, il craignait de pâlir. Jacoby, tonitruant, continuait de lui jeter, par paquets méthodiques, ses offres, qu'il cessait de relever. Et ce n'était plus lui qu'il regardait, ses yeux s'étaient tournés vers Delarocque, l'agent de Daigremont, dont il ne comprenait pas le silence. Gros et trapu, avec sa barbe rousse, l'air béat et souriant d'une noce de la veille, celui-ci restait paisible, dans son attente inexplicable. Est-ce qu'il n'allait pas ramasser toutes ces offres, tout sauver, par les ordres d'achat dont devaient déborder les fiches qu'il avait en main ? Tout d'un coup, de sa voix gutturale, légèrement enrouée, Delarocque se jeta dans la lutte. " J'ai de l'Universelle... J'ai de l'Universelle... " Et, en quelques minutes, il en offrit pour plusieurs millions. Des voix lui répondaient. Les cours s'effondraient. " J'ai à 2400... J'ai à 2 300... Combien ? Cinq cents, six cents... Envoyez ! " Que disait-il donc ? que se passait-il ? Au lieu des secours attendus, était-ce une nouvelle armée ennemie qui débouchait des bois voisins ? Comme à Waterloo, Grouchy n'arrivait pas, et c'était la trahison qui achevait la déroute. Sous ces masses profondes et fraÃches de vendeurs, accourant au pas de charge, une effroyable panique se déclarait. A cette seconde, Mazaud sentit passer la mort sur sa face. Il avait reporté Saccard pour des sommes trop considérables, il eut la sensation nette que l'Universelle lui cassait les reins en s'écroulant. Mais sa jolie figure brune, aux minces moustaches, resta impénétrable et brave. Il acheta encore, épuisa les ordres qu'il avait reçus, de sa voix chantante de jeune coq, aiguà comme dans le succès. Et, en face de lui, ses contreparties, Jacoby mugissant, Delarocque apoplectique, malgré leur effort d'indifférence, laissaient percer plus d'inquiétude ; car ils le voyaient désormais en grand danger, et les paierait-il, s'il sautait ? Leurs mains étreignaient le velours de la rampe, leurs voix continuaient à glapir, comme mécaniquement, par habitude de métier, pendant que, dans leurs regards fixes, s'échangeaient toute l'affreuse angoisse du drame de l'argent. Alors, pendant la dernière demi-heure, ce fut la débâcle, la déroute s'aggravant et emportant la foule en un galop désordonné. Après l'extrême confiance, l'engouement aveugle, arrivait la réaction de la peur, tous se ruant pour vendre, s'il en était temps encore. Une grêle d'ordres de vente s'abattit sur la corbeille, on ne voyait plus que des fiches pleuvoir ; et ces paquets énormes de titres, jetés ainsi sans prudence, accéléraient la baisse, un véritable effondrement. Les cours, de chute en chute, tombèrent à 1 500, à 1 200, à 900. Il n'y avait plus d'acheteurs, la plaine restait rase, jonchée de cadavres. Au-dessus du sombre grouillement des redingotes, les trois coteurs semblaient être des greffiers mortuaires, enregistrant des décès. Par un singulier effet du vent de désastre qui traversait la salle, l'agitation s'y était figée, le vacarme s'y mourait, comme dans la stupeur d'une grande catastrophe. Un silence effrayant régna, lorsque, après le coup de cloche de la clôture, le dernier cours de 800 francs fut connu. Et la pluie entêtée ruisselait toujours sur le vitrage, qui ne laissait plus filtrer qu'un crépuscule louche ; la salle était devenue un cloaque, sous l'égouttement des parapluies et le piétinement de la foule, un sol fangeux d'écurie mal tenue, où traÃnaient toutes sortes de papiers déchirés ; tandis que, dans la corbeille, éclatait le bariolage des fiches, les vertes, les rouges, les bleues, jetées à pleines mains, si abondantes ce jour-là , que le vaste bassin débordait. Mazaud était rentré dans le cabinet des agents de change, en même temps que Jacoby et Delarocque. Il s'approcha du buffet, but un verre de bière, dévoré d'une soif ardente, et il regardait l'immense pièce, avec son vestiaire, sa longue table centrale autour de laquelle étaient rangés les fauteuils des soixante agents, ses tentures de velours rouge, tout son luxe banal et défraÃchi qui la faisait ressembler à une salle d'attente de première classe, dans une grande gare ; il la regardait de l'air étonné d'un homme qui ne l'aurait jamais bien vue. Puis, comme il partait, sans une parole, il serra les mains de Jacoby et de Delarocque, de l'étreinte accoutumée, tous les trois pâlissant, sous leur attitude correcte de chaque jour. Il avait dit à Flory de l'attendre à la porte ; et il l'y trouva, en compagnie de Gustave, qui avait définitivement quitté la charge depuis une semaine, et qui était venu en simple curieux, toujours souriant, menant la vie de fête, sans se demander si son père, le lendemain, pourrait encore payer ses dettes ; tandis que Flory, blême, avec de petits ricanements imbéciles, s'efforçait de causer, sous l'effroyable perte d'une centaine de mille francs, qu'il venait de faire, en ne sachant pas où en prendre le premier sou. Mazaud et son employé disparurent au milieu de l'averse. Mais, dans la salle, la panique venait surtout de souffler autour de Saccard, et c'était là que la gu
Ilexiste trois systèmes de froid diffusés à l’intérieur de votre congélateur. En premier lieu, on a le froid statique. Il s’agit du type de froid le plus souvent utilisé. C’est une technologie qui fonctionne en diffusant l’air froid par évaporation. L’air froid reste dans le compartiment du bas, alors que l’air chaud remonte dans la cavité. Notez qu’il est donc important
1 Le professeur diffuse la vidéo avec le son. Il marque des pauses régulières, notamment jusqu’à 0 40. Les étudiants ne doivent pas chercher à tout comprendre mais saisir quelques mots ou Le professeur distribue le texte lacunaire suivant, à savoir la réplique du papa parfait de la publicité, que les étudiants devront compléter. Attention les mots à repérer sont parfois simples et connus des étudiants phase de consolidation du lexique connu, d’autres fois peu ou pas connus et plus ardus à comprendre phase de découverte. Les mots supprimés sont choisis sur des critères standards. Mais c’est vous qui connaissez le mieux vos étudiants et leur progression. N’ hésitez pas à changer les mots que vous supprimerez en fonction de leurs professeur doit insister sur l’aspect "découverte" du processus et rassurer les étudiants. Il doit donner pour consigne d’écrire phonétiquement ce que les étudiants entendent, même si c’est incomplet. L’objectif est d’augmenter l’indice de confiance face à des documents audiovisuels que ce travail constitue un défi pour le niveau A2. N’hésitez pas à le diffuser trois ou quatre fois selon ce schéma une première écoute complète sans pause, une deuxième écoute ponctuée de pauses, une troisième écoute complète sans pause ou avec moins de pauses. [Moi, je suis un papa parfait. Tous les matins, je suis ____ avant tout le monde pour préparer le _____ ______. Et pour nos chères têtes blondes, rien de tel que des tartines grillées avec une fine couche de Nucolla et un incroyable ______ ______ maison pour bien ______ la journée. Je suis toujours de bonne _____. La fatigue ? Connais pas. En tant que papa parfait, je suis aussi un peu _______, sinon comment pourrais-je fabriquer des jouets pour mes adorables bambins ? Je suis toujours aux petits soins pour mes enfants adorés. Tiens, ma puce, ne prends pas_____. Et quoi de mieux qu’une jolie berceuse pour ______la journée en beauté ? C’est ça, être un papa papa parfait. Le papa adoré.] Nos chères têtes blondes expression idiomatique soutenue un peu vieillie désignant les enfantsêtre de bonne/mauvaise humeur n’hésitez pas à expliquer la différence par 2 émoticônes dessinées au tableau. Pensez à la confusion phonétique et sémantique avec „humour“être aux petits soins expression idiomatique. Faire très attention à quelqu’un. Être attentionné, délicat envers quelqu’un. Nous mettons à votre disposition ci-dessous la transcription du cour-métrage. Moi, je suis un papa parfait. Tous les matins, je suis levé avant tout le monde pour préparer le petit-déjeuner. Et pour nos chères têtes blondes, rien de tel que des tartines grillées avec une fine couche de Nucolla et un incroyable chocolat chaud maison pour bien commencer la journée. Je suis toujours de bonne humeur. La fatigue ? Connais pas. en tant que papa parfait, je suis aussi un peu bricoleur, sinon comment pourrais-je fabriquer des jouets pour mes adorables bambins ? Je suis toujours aux petits soins pour mes enfants adorés. Tiens, ma puce, ne prends pas froid. Et quoi de mieux qu’une jolie berceuse pour terminer la journée en beauté ? C’est ça, être un papa parfait. Un papa parfait. Le papa adoré. Le papa Papa parfait. Ok… Le papa Oh, mer...credi. Oui, oui, Monsieur Leroy, non, non, je ne serai pas en retard à la réunion, y a pas de problème. La fille Je peux avoir ma tartine ? Le papa Ça arrive, ma petite chérie. Le dossier ? Heu, oui, je vérifie. Ça, c’est bon, ça c'est ok, ça c’est fait. De Nucolla. J’ai oublié le Nucolla... Super. Voix off la fatigue ? Connais pas Le papa Et j’ai oublié le Nucolla. Voix off Et le chocolat chaud maison. Le papa Non, non, non ! Et mer...credi ! Le papa Je peux avoir mon lait ? Voix off Je suis toujours aux petits soins pour mes enfants adorés. Le papa Oui, ben comme ça, au moins, t’auras pas froid. Voix off en tant que papa parfait, je suis aussi un peu bricoleur, sinon comment pourrais-je fabriquer des jouets pour mes adorables bambins ? Et quoi de mieux qu’une jolie berceuse pour terminer la journée en beauté ? Le papa Il est grand temps d’aller dormir. Demain est un autre jour.. Le papa Non, non, non, je ne serai pas en retard pour la réunion. Et j’ai oublié le Nucolla. Non, non, non...Et mer..credi ! Le papa Et merde ! Ce putain de Nucolla ! Merde, merde et remerde ! La fille Coucou ! Le papa Coucou, ma chérie ! Le fille Ça va ? Le papa Oui, ça me fait bien plaisir de te voir pour le petit déjeuner. La fille Ben ouais, ça change. Le papa Oh, attends, je suis pas venu les mains vides. Je t’ai ramené du Nucolla ! La fille Ah, ouais, c’est gentil. Mais on va plutôt râper du chocolat, non ? Entre ! Le papa Ma chérie, tu sais que ça ne se mange pas du tout comme ça... La fille Ouais, mais c’est comme ça que je les aime. J’ai un peu froid.
Lhuile est si efficace dans son absorbation de chaleur qu’elle éliminerait même les pertes d’exploitation en cascade lors des incidents. « En cas de panne du système de refroidissement, les cas de figure diffèrent totalement entre un rack et un tank. L’huile stagnante d’Immersion 4 est si stable qu’elle continue d’absorber la chaleur des processeurs et les
COURS d’Exploitation des chemins de fer Ulysse Lamalle Tome III LA VOIE Fascicule I Le Ballast, Les Traverses, Les Rails, Les Appareils de la Voie, Virage et Translation TABLE DES MATIÈRES LA VOIE FASCICULE I 1. - TABLE SYSTÉMATIQUE Généralités PREMIÈRE PARTIE LE BALLAST Rôle du ballast Qualités requises Épreuves de réception Classement des matériaux de ballastage Choix du ballast Dimensions des éléments Prix du ballast diagrammes Ballastage des lignes du Congo belge Coefficient de ballast Dépréciation du ballast Intensité du bourrage Faut-il ou non recouvrir les traverses par le ballast ? Désherbage Manuel Mécanique Chimique DEUXIÈME PARTIE LES TRAVERSES Rôle des traverses Chapitre I. - Traverses en bois Dimensions Travelage Forme Essences Prix des traverses en bois diagramme Imprégnation des traverses en bois Généralités Opérations préliminaires Séchage Frettage Sabotage et forage Imprégnation proprement dite Traitement à cellules pleines ». Procédé Bethell Traitement à cellules vides ». Procédé Rüping Prix de la créosote diagramme Résultats de l'imprégnation par la créosote Procédé Rütgers Double Rüping Composés arsénifères Tirefonnage éventuel pour le placement des selles métalliques Pose du rail sur traverses en bois Attaches Crampons Tirefonds Plaque Ramy Le griffon Tree-nails Garniture Lakhovsky Garniture Streitz Virole VV Avantages propres aux traverses en bois Appareils de mesure Extrahomètre Torsiomètre Déclimètre Bourramètre Selles métalliques Selles ordinaires Selles à rebords Selles à crochet Selles modernes Selle d'Ougrée-Marihaye Selle d'Angleur-Athus Conclusions Chapitre II. - Les traverses métalliques Forme et dimensions Les attaches Attache rhénane Attache Haarmann Attaches modernes par selles et cales de fixation - système d'Ougrée-Marihaye par selles à nervures, crapauds et boulons - système d'Angleur-Athus Prix et poids des traverses métalliques comparés à ceux des traverses en bois Traverses en bois ou traverses métalliques ? Chapitre III. - Traverses en béton armé Généralités Traverses prismatiques monobloc Traverse Calot Traverse Orion Traverses mixtes en béton ordinaire Traverse Vagneux Garniture hélicoïdale Thiollier Traverse mixte de la S. N. C. B Traverse mixte Sonneville S. N. C. F. Traverses en béton précontraint Traverses françaises en béton précontraint Traverse belge Franki-Bagon en béton précontraint Les attaches des traverses en béton Conclusions Chapitre IV. - Pose de la voie Dressage Relevage Bourrage Dressage définitif Éclissage des rails Régalage du ballast Chapitre V. - Entretien de la voie Revision méthodique intégrale Entretien en recherche Soufflage Soufflage mesuré Mesure des dénivellations transversales et longitudinales Dansomètre Mécanisation des travaux d'entretien et de renouvellement de la voie Entretien Renouvellement TROISIÈME PARTIE LES RAILS Chapitre I. - Évolution du rail Chapitre II. - Généralités Efforts verticaux Statiques Dynamiques Coefficient de vitesse Efforts transversaux Efforts longitudinaux Chapitre III. - Profils des rails Rail à patin Vignole Bourrelet Pose inclinée au 1/20 Pose verticale Portées d'éclissage Ame et patin Rail à double bourrelet Bull headed Comparaison de la voie Vignole et de la voie à double bourrelet Abandon progressif du rail à double bourrelet Rail à ornière Rail compound Chapitre IV. - Longueur des rails Qu'est-ce qui s'oppose à l'emploi de rails de très grande longueur? Dilatation des rails Rails sous contrainte Calcul de la contrainte Rails de grande longueur dans les tunnels Chapitre V. - Calcul de la section du rail Poids des rails Prix des rails diagrammes Chapitre VI. - Le métal Qualité et contrôle de la qualité Parachèvement Mise à longueur Refroidissement Forage des trous Composition chimique des aciers à rails Chapitre VII. - Usure et durée des rails Généralités Usure verticale Usure latérale Résistance des rails à l'usure Usure par abrasion ou par écrasement de la surface de roulement Remèdes Composition chimique du métal Emploi des aciers spéciaux Rails en acier obtenu au four électrique Rails compound Traitement thermique Ferrite - perlite - cémentite - austénite - martensite - troostite - sorbite Procédés de traitement thermique des rails Procédé Sandberg Procédé de Neuves-Maisons Procédé de Maxhütte Procédé de Rodange Traitement thermique des extrémités des rails Usure latérale du bourrelet Usure par oxydation Rails en acier au cuivre Chapitre VIII. - Le joint Conception du joint Les éclisses Boulons d'éclisses Eclissage à fourrure en bois Le joint parfait L'usure des éclisses Éclisse César Éclisses de raccord Traitement thermique des éclisses Réduction du nombre des joints Rails de grande longueur Soudure des rails Rails de raccord Soudure alumino-thermique Soudure électrique par résistance Soudure électrique avec usine génératrice mobile Soudure oxy-acétylénique Soudure à l'arc électrique Position des joints par rapport aux appuis Joint appuyé Joint suspendu Joint en porte à faux Joint à pont Position relative des joints dans les deux files de rails Joints concordants Joints alternés Joints chevauchés Conclusion Chapitre IX. - Le cheminement des rails Lignes à double voie Freinage Courbes Déclivités Lignes à simple voie Nuisance et danger du cheminement Cheminement différentiel ou chevauchement Cas des lignes de tramways Remèdes contre le cheminement Entretien de la voie Drainage de la plateforme Rails de grande longueur Dispositifs spéciaux anti-cheminants par action positive par frottement Selle anti-cheminement Winsby Ancre anti-cheminante Lattes de cheminement QUATRIEME PARTIE LES APPAREILS DE LA VOIE Introduction Chapitre I. - Les branchements Généralités Description Types d'aiguillages Forme des aiguilles Talonnabilité Dispositions adoptées pour les branchements Pourquoi le branchement normal constitue-t-il un point faible dans la voie ? Longueur des branchements Relations Calcul de l'ornière à ménager au talon de l'aiguille de déviation Relations entre les éléments de l'aiguille de déviation proprement dite Relations entre les éléments principaux du branchement Construction des branchements Calcul et tracé Branchements à aiguilles droites manœuvrées par rotation autour du talon aiguilles articulées Branchements à aiguille de déviation courbe manœuvrée par rotation autour du talon Tracé géométrique de l'aiguille courbe de déviation Arc de raccord du branchement - Choix du rayon - Courbure uniforme Tracé géométrique de l'aiguille de la voie directe Changements de voie usuels de la S. N. C. B. Tracé et construction du changement de voie à aiguilles droites articulées au talon Tracé Construction Changements de voie à aiguilles flexibles ou aiguilles élastiques Tracé Construction Détails de construction des aiguilles en général Section transversale des aiguilles Entretoises-butées Usinage des aiguilles Coussinets de glissement Talon de l'aiguille Pose en courbe des appareils de voie Solution idéale Méthode classique Méthode belge Aiguille de dilatation Chapitre II. - Croisement Contrerails Pattes de lièvre Pointe de cœur Largeur de l'ornière de protection entre le rail et le contrerail Largeur de l'ornière ménagée de part et d'autre de la pointe de cœur Danger du croisement Remède le contrerail Chapitre III. - Traversées Traversées obliques Dans quelle limite le contrerail est-il efficace dans les traversées obliques ? Zone dangereuse de la traversée oblique Contrerail surélevé Traversées rectangulaires et à grand angle Construction des croisements et des traversées Les traversées-jonctions Traversées-jonctions doubles Traversées-jonctions simples Manœuvre des traversées-jonctions Traversée-jonction à aiguilles extérieures Chapitre IV. - Appareils de manœuvre des aiguillages Appareils de manœuvre sur place Leviers à simple action Leviers à double action Système Rhénan à double et à simple action Système Vanneste à simple et à double action Système Rhénan modifié à simple et à double action Manœuvre des aiguilles à distance Transmissions mécaniques Transmissions rigides Compensateurs Transmissions funiculaires Talonnement Compensateurs Compensateur à brins inclinés et poulie hélicoïdale Compensateur à brins parallèles et poulie différentielle Champ d'action du compensateur Comparaison des systèmes rigide et funiculaire Transmissions par fluide Manœuvre électrique des aiguillages Appareil Siemens Manœuvre Contrôle Commutateur d'économie Manœuvre d'une liaison Appareil des Ateliers de Constructions Electriques de Charleroi Fonctionnement Renversement de l'aiguillage Contrôle Remise de l'aiguillage en position normale Contrôle Dispositif de talonnement Manœuvre d'une liaison Commande électrique d'aiguille des Transports Urbains de l'agglomération bruxelloise Chapitre V. - Sécurités Généralités Les verrous de calage des aiguilles Les détecteurs de pointe Les pédales de calage Appareils de verrouillage Appareils de verrouillage indépendants du levier de manœuvre du changement de voie Verrou Saxby Verrou circulaire manœuvré par transmission à double fil Appareils de verrouillage dépendant du levier de manœuvre de l'aiguillage Appareils non talonnables Verrous-aiguilles Appareils talonnables Appareil de manœuvre et de verrouillage à disque pour transmission à double fil Appareil de manœuvre avec calage des aiguilles par crochets système Büssing Détecteurs Détecteurs mécaniques Bolt-lock Poulie de verrouillage Détecteurs électriques Pédales de calage Pédales mécaniques ou lattes de calage Pédales électriques de calage CINQUIÈME PARTIE VIRAGE ET TRANSLATION DES VÉHICULES DE CHEMINS DE FER Plaques tournantes pour wagons et voitures Circuits de virage et ponts tournants Circuits de virage Raquette Dispositif à rebroussement unique Triangle curviligne de virage Circuit de virage à fleuron ou étoilé Triangle de virage à fleuron de la gare frontière belge d'Esschen Pentagone étoilé de Roulers Pentagone étoile de virage de la station italienne de Brennero Ponts tournants pour locomotives Ponts tournants à équilibrage central Ponts tournants à trois points d'appui à poutre continue - Système Mundt Ponts tournants à poutres articulées Transbordeurs avec fosse sans fosse surélevés mi-surbaissés 2. - TABLE ALPHABÉTIQUE A Abrasion ballast, 7 Accessoires de la voie, 1 Aciers au manganèse, 186 Aciers nickel-chrome, 186 Aciers spéciaux rails, 116 Aiguillages, 147 Aiguillages monoblocs, 168 Aiguilles, 146 Aiguilles courbes, 147, 156 Aiguilles de déviation, 150 Aiguilles de dilatation, 175 Aiguilles droites, 147, 154 Aiguilles élastiques, 147 Aiguilles en profil spécial, 170 Aiguilles flexibles, 147 Aiguilles rigides, 147 Aiguilles talonnables, 147 American Ry Engineering Aion, 92, 93 Analyse chimique rails, 110 Ancre anti-cheminante, 144 Angle d'éboulement, 18 Angle de croisement, 149 Anti-cheminant, 143 Antiseptiques, 24 Appareils de la voie, 145 Appareils de manœuvre à disque, 224 Appareils de manœuvre Büssing, 227 Appareils de manœuvre des aiguillages, 194, 200, 224 Appareils de manœuvre des aiguillages système 213 Appareils de mesure, 41 Appareils de verrouillage, 221 Appareils de virage, 234 Appareils non soudables, 97 Appareils Siemens, 209 Appareils soudables, 97 Arc de branchement, 146, 155, 159, 161 Arrachement résistance à l'-, 37 Arsénifères composés -, 83 Athus-Angleur traverse -, 53 Attaches des traverses en béton, 66 Attaches du rail, 35, 41 Attaches du rail Angleur, 46 Attaches du rail Haarmann, 50 Attaches du rail Ougrée, 45 Attaches du rail par crapaud, 44 Attaches du rail rhénane, 50 Austénite, 119 Auto-tracteur, 77 Avantages des traverses en bois, 41 B Ballast, 1, 3 Ballast choix du -, 8 Ballast coefficient du -, 11 Basalte, 8 Baumann empreinte -, 110 Bauschinger, 7 Béthel procédé -, 28, 32 Bolt-lock, 229 Boulonnage des traverses, 26 Boulonneuse, 77 Boulons d'éclisse, 128 Boulon-tirefond, 67 Bourrage de la voie, 70 Bourrage du ballast, 3, 17 Bourrage intensité du -, 12 Bourramètre, 42 Bourrelet du rail, 87 Bourroir, 77 Branchement, 1, 145, 167, 170 Branchement dissymétrique, 148 Branchement double, 148 Branchement enchevêtré, 148 Branchement en courbe, 170 Branchement symétrique, 148 Bretelle, 187 Brinnel dureté -, 110 Burnet procédé -, 28 C Calcul de la section du rail, 104 Calcul de l'ornière, 150 Calcul des branchements, 154 Cale graduée, 75 Carbonate de soude, 16 Carbone, 112 Carottes d'essais, 31 Cellules pleines, 28, 30 Cellules vides, 28, 30 Cendrées ballast de -, 6 Champ d'action du compensateur, 205 Changement des voies S. N. C. B., 163 Changement de voie à aiguilles flexibles, 165 Charge par traverse, 84 Cheminement des rails, 138 Cheminement différentiel, 138, 141 Cheminement remèdes contre le -, 142 Chemins de fer du Midi, 32 Chemins de fer japonais, 11 Chemins de fer suisses, 55 Chêne, 23 Chevauchement cheminement, 138, 141 Chlorate de soude, 14 Chlorure de zinc, 24 Choix du ballast, 8 Circuits de virage, 235 Classification aciers, 118 Classification ballast, 7 Clips, 51 Coefficient du ballast, 11 Coins David, 94 Commande électrique d'aiguilles des 217 Commutateur d'économie, 211 Compensateurs, 199, 202 Compensateurs à brins inclinés, 203 Compensateurs à brins parallèles, 204 Composés arsénifères, 33 Composition chimique, 111, 112, 116 Composition du bois, 33 Compound rail -, 117 Conception du joint, 127 Congo belge, 10, 49 Congrès de Rome, 102, 104 Construction des aiguilles, 164, 168 Construction des aiguilles droites, 164 Construction des aiguilles flexibles, 167 Construction des branchements, 148 Construction des croisements, 185 Construction des traverses, 185 Construction d'un chemin de fer, 2 Contrainte rail sous -, 101 Contrerail, 176, 181 Contrôle de la qualité des rails, 108 Courbe pose des appareils de voie en -, 170 Courbure uniforme branchement, 161 Coussinet de glissement, 169 Crampons, 35 Crampons à ressort, 35 Crampons Macbeth, 35 Crapauds attache par -, 45 Créosote, 24, 28, 30, 32 Cribleuse, 78 Croisement, 145, 154, 176, 185 Croisement aigu, 145 Croisement obtus, 145 Curr rails de -, 80 D Danger de la traversée, 182 Danger du croisement, 179 Dansomètre, 75 Déclimètre, 42 Dégarnisseuse-cribleuse, 78 Délardeuse, 77 Dénivellation longitudinale, 74 Dénivellation transversale, 74 Dépréciation du ballast, 12 Désherbage, 13 Désherbage chimique, 14 Désherbage manuel, 14 Désherbage mécanique, 14 Désherbeur groupe -, 15 Désoxydant, 112 Destruction mécanique des traverses, 22 Détecteur de pointe, 221 Détecteur mécanique, 229 Deval machine -, 7 Diagramme des prix ballast, 9, 10 Diagramme des prix créosote, 31 Diagramme des prix rails, 105 Diagramme des prix traverses, 22 Dilatation aiguille de -, 175 Dimensions des traverses, 18, 48 Dimensions du ballast, 8 Double liaison, 187 Dressage de la voie, 3, 70 Durée des rails, 114 Dureté Brinell, 110 E Ecartement des traverses, 20 Eclissage à fourrure en bois, 129 Eclisse, 128 Eclisse à tête libre, 92 Eclisse César, 131 Eclisses cornières, 128 Eclisses de raccord, 132 Eclisses double cornière, 128 Eclisses plates, 128 Efforts de compression, 101 Efforts dynamiques, 83 Efforts longitudinaux, 3, 85 Efforts statiques, 83 Efforts transversaux, 3, 85 Efforts verticaux, 83 Elasticité du ballast, 4 Empreinte Baumann, 110 Entretien de la voie, 72, 76 Entretien en recherche, 72 Entrevoie, 2 Epaisseur du ballast, 3 Epreuve au choc, 7 Epreuve d'abrasion, 7 Epreuve de gélivité, 7 Epreuve d'hygrométrie, 7 Eprouvette Mesnager, 109 Espagne, 2 Essais du ballast, 7 Essences dures, 21 Essences tendres, 20 Eutectique, 119 Eutectoïde, 119 Evolution du rail, 79 Examen macrographique, 110 Examen micrographique, 110 Examen pétrographique, 7 Extrahomètre, 41 F Faces trapézoïdales rail, 89 Ferrite, 118 Flambement de la voie, 101 Fluage du béton, 65 Forage des rails, 111 Forage des traverses, 27 Forme des aiguilles, 147 Forme des traverses, 20, 48 Fossés d'assèchement, 2, 4 Four Martin, 119 Frettage des traverses, 27 G Galvanisés tirefonds -, 37 Garantie rails, 113 Garniture Lakhovsky, 40 Garniture Streitz., 41 Garniture Thiollier, 62 Gélivité ballast, 7 Généralités voie, 1 Gneiss, 8 Granit, 8 Gravier, 6 Gravier de carrière, 6 Gravier de rivière, 6 Great Western Ry, 82 Grès, 8 Griffon attache -, 39 Groupe désherbeur, 15 Grover rondelle -, 129 H Hautzschel expérience de -, 11 Hêtre, 23, 26, 33 Huiles d'antracène, 16 Huiles de pétrole, 16 I Imprégnation des traverses, 23, 24, 28 Inclinaison de rails, 17, 87 Inclusions, 108 Intensité du bourrage, 12 J Jauge de la voie, 2, 82 Joint à pont, 129 Joint appuyé, 135 Joint de dilatation, 99 Joint en porte à faux, 136 Joint parfait, 130 Joint rail, 127 Joint soutenu, 139 Joint suspendu, 136 Joints alternés, 137 Joints concordants, 137 Joints chevauchés, 137 L Lacune croisement, 176 Laitier, 5 Laitier concassé, 5 Laitier fin, 6 Laitier granulé, 5 Lakhovsky garniture -, 40 Largeur de la voie, 82 Largeur de l'ornière, 162 Lattes de cheminement, 144 Levier à double action, 195 Levier à simple action, 194 Levier rhénan, 195 Levier Vanneste, 196 Liaison double -, 170 Limonite granuleuse, 11 Longueur des aiguilles, 152 Longueur des branchements, 149, 153 Longueur des rails, 99, 102 Longueur mise à -, 110 M Macbeth, crampon -, 35 Manganèse, 112 Manœuvre à distance des aiguilles, 198 Manœuvre électrique des aiguilles, 208 Manœuvre électrique d'une liaison, 212, 216 Martensite, 120 Martin four -, 119 Mattes de plomb, 8 Mattes de zinc, 8 Maxhütte procédé -, 123 Mécanisation des travaux, 71 Mélange créosote et pétrole, 32 Mélèze, 23 Mentonnet de la roue, 88 Mentonnet tranchant, 88 Mesure appareils de -, 31 Métal rails, 108 Métalliques selles -, 42 Meulage rails, 77 Mire, 74 Module d'élasticité, 101 N Neuves-Maisons procédé -, 122 Nivellement de la voie, 3, 70 Niveau Van den Berghe, 74 O Ornière, 150 Ornière de protection, 178 Ougrée-Marihaye, 51 P Parachèvement du rail, 110 Parasites du bois, 23 Patin du rail, 92 Pattes de lièvres, 176 Pédale de calage, 231 Pédale électrique, 233 Pédale mécanique, 232 Perceuses, 77 Perlite, 118 Perméabilité du ballast, 4 Pétrographique examen, 7 Phosphore, 113 Pierres concassées, 5, 45 Pin, 23 Pin des Landes, 32 Piste, 2 Plaque Ramy, 38 Plaques tournantes, 1, 145 Plateforme voie, 1 Poids des rails, 100 Poids des traverses en bois, 55 Poids des traverses métalliques, 55 Poids d'un m3 de ballast, 9 Poids spécifique ballast, 7 Pointe de cœur, 177 Ponts tournants, 1, 145, 153, 176 Ponts tournants à deux appuis, 240 Ponts tournants à équilibrage central, 239 Ponts tournants à trois appuis Mundt, 240 Porphyre, 8 Portée d'éclissage, 90 Portugal, 2 Pose de la voie, 70 Pose du rail, 34 Pose en courbe des appareils de voie, 170 Pose inclinée du rail, 89 Pose verticale du rail, 89 Position relative des joints, 136 Pourriture du bois, 23 Poulie de verrouillage, 230 Pression statique sur le ballast, 18 Pression statique sur la plateforme, 18 Prix de la créosote, 31, 32 Prix des rails, 105, 106 Prix des traverses, 22, 23, 54, 69 Prix du ballast, 9, 10 Procédé Bertrand-Thiel, 119 Procédé d'imprégnation, 23 Procédé Duplex, 119 Procédé Talbot, 119 Procédé Thomas, 119 Profil des rails, 86 Profil renforcé, 97 Profil transversal voie, 1 Protection offerte par le contrerail, 178 Q Qualités du ballast, 4 Quartzite, 8 R Rail, 1 Rail à bords parallèles, 82 Rail à double bourrelet, 82, 86, 94 Rail à ornière, 86 Rail à patin, 86 Rail compound, 117 Rail contre-aiguille, 156 Rail de Curr, 80 Rail de raccord, 133 Rail de Reynolds, 80 Rail de Vignole, 86 Rail en fer forgé, 82 Rail en fonte, 81 Rail saillant, 81 Rail subondulé, 82 Railway, 80 Ramy plaque -, 38 Raquette de virage, 235 Rayon de courbure uniforme, 161 Rebords selle à -, 43 Recouvrement des traverses, 13 Réduction du nombre de joints, 182 Refroidissement des rails, 111 Relevage de la voie, 70 Remèdes contre le cheminement, 142 Renouvellement de la voie 76, 77 Résilience, 109 Retassure, 108 Retrait du béton, 65 Revision méthodique intégrale, 72 Reynolds rail de -, 80 Roches éruptives, 5 Roches schisteuses, 5 Roches sédimentaires, 5 Rodange procédé de -, 124 Rôle du ballast, 3 Rondelle Grover, 129 Rondelle Vossloh, 129 Roussissure du bois, 24 Rüping procédé -, 29, 32, 33 Russie, 2 Rütgers procédé -, 28, 33 S Sable, 6 Sabotage, 27 Sandberg procédé -, 121 Scie, 77 Séchage des traverses, 25 Section des aiguilles, 168 Sécurités les -, 220 Ségrégation, 108 Selle anti-cheminement Winsby, 143 Selle à rebords, 43 Selle intercalaire, 67 Selle métallique, 42 Selle rôle de la -, 42 Silicium, 112 Solidité ballast, 4 Sonneville traverse -, 63 Sorbite, 120 Soudure à l'arc, 134 Soudure alumino-thermique, 134 Soudure des rails, 133 Soudure électrique par résistance, 134 Soudure oxy-acétylénique, 134 Soufflage, 73 Soufflage mesuré, 73 Soufre, 112 Soulèvement de la voie, 101 Streitz garniture -, 41 Sulfate de cuivre, 24, 32 Sulfocyanures, 16 Superstructure, 1 Système Siemens aiguillage, 190 T Table traverse, 48 Talon aiguille, 157, 169 Talonnabilité, 147 Température critique, 119 Tension dans les rails, 84 Termites, 67 Tirefond, 36, 39 Tirefonnage, 34 Tirefonneuse, 77 Thiollier garniture -, 67 Thomas procédé -, 119 Torsiomètre, 42 Toxicité du bois, 25 Tracé de l'aiguille courbe, 157 Tracé de l'aiguille de la voie directe, 162 Tracé du branchement, 151 Tracé de l'aiguille à aiguilles droites, 163 Tracé de l'aiguille à aiguilles flexibles, 166 Traitement des éclisses, 132 Traitement thermique, 117, 125 Tramways, 97, 103 Transbordeur, 211 Transbordeur à fosse, 241 Transbordeur mi-surbaissé, 242 Transbordeur sans fosse, 242 Transbordeur surélevé, 242 Transmissions à double fil, 201 Transmissions funiculaires, 201 Transmissions mécaniques, 199 Transmissions par fluide, 189, 207 Transmissions rigides, 199 Traversée, 145, 182, 185, 187 Traversée anglaise, 187 Traversée jonction, 18 Traversée jonction à aiguilles extérieures, 193 Traversée jonction double, 188 Traversée jonction simple, 188 Traversée oblique, 182 Traversée rectangulaire ou à grand angle, 184 Traverses, 1, 13, 17 Traverses danseuses, 4, 74 Traverses demi-rondes, 2 Traverses en béton armé, 17, 58 Traverses en béton Calot, 58 Traverses en béton monobloc, 58 Traverses en béton Orion, 59 Traverses en béton précontraint, 17, 58, 64, 65 Traverses en béton précontraint Franki-Bagon, 65 Traverses en béton S. N. C. B., 69 Traverses en béton Sonneville, 63 Traverses en béton Vagneux, 61 Traverses en bois, 17, 18, 41, 54, 55, 58 Traverses métalliques, 17, 48, 54, 58 Traverses mixtes, 58 Traverses rectangulaires, 20 Tree-nails, 40 Triangle de virage, 236 Triangle de virage à fleurons, 237 Triangle de virage étoilé, 237 Tringle d'écartement, 146 Troostite, 120 Tunnels rails dans les -, 103 Types d'aiguillages, 147 Types de croisement, 154 U Unité technique internationale, 150 Unterlageziffer, 12 Usinage des aiguilles, 108 Usure des éclisses, 130 Usure latérale, 115, 126 Usure ondulatoire, 117 Usure par abrasion, 115 Usure par écrasement, 115 Usure par oxydation, 128 Usure rail, 114 Usure verticale, 88, 114 V Verrou-aiguille, 224 Verrou circulaire, 201, 222 Verrou de calage, 220 Verrouillage appareils de -, 221 Verrouillage Saxby, 220 Vibrage du béton, 65 Virage du matériel, 1, 2, 3 Virole VV, 41 Viseur, 74 Vossloh rondelle -, 129 W Winkler hypothèse de -, 11 Winsby selle anti-cheminement -, 143 GÉNÉRALITÉS Les éléments constitutifs de la superstructure de la voie sont le ballast, les traverses, les rails et leurs accessoires. En dehors de la voie courante, les nécessités de l'exploitation exigent que certaines voies se coupent et que d'autres puissent communiquer entre elles. Pour atteindre ces buts, on substitue à la voie courante des dispositifs connus sous le nom d'appareils de la voie, ce sont les branchements et les traversées. Les installations de la voie comportent encore des engins ou des dispositifs spéciaux qui servent au virage du matériel roulant, ce sont les plaques tournantes, les ponts tournants et les circuits de virage. Enfin, les transbordeurs permettent le transfert des véhicules d'une voie sur une autre voie parallèle. Fig. 1. - Profil transversal d'une ligne à double voie. Fig. 2. - Profil transversal d'une ligne à simple voie. Les rails sont fixés aux traverses qui reposent sur le ballast. Celui-ci s'étale horizontalement extérieurement aux rails sur une longueur d'environ un mètre. Le profil transversal d'une ligne à double voie, à circulation rapide, en alignement droit et établie en plaine, est représenté figure 1. La figure 2 donne le profil en travers d'une ligne à simple voie. Le rapprochement des deux figures montre que la largeur d'une ligne à double voie 14 mètres environ est de 40 % seulement plus grande que celle d'une ligne à simple voie 10 mètres environ ; mais le nombre de trains que, normalement, l'on peut faire passer par 24 heures dans chaque sens sur une ligne à double voie est triple de celui que permet une ligne à simple voie ± 72 trains contre ± 24. Lors de la construction d'un chemin de fer, on se borne à l'origine à établir une ligne à simple voie ; mais, même dans ce cas, si l'on entrevoit que, dans l'avenir, le trafic sera très important, on achète dès le début une bande de terrain assez large pour pouvoir recevoir ultérieurement la deuxième voie. Les ouvrages d'art tunnels, ponts en maçonnerie sont construits dès l'origine pour deux voies. Quant aux ponts métalliques, on construit dès le début les piles et culées pour deux voies, réservant à plus tard la pose des tabliers de la deuxième voie. La jauge de la voie, c'est-à-dire la distance comprise entre les bords intérieurs des bourrelets des rails, est de 1,435 m note 002_1, ce qui, en tenant compte de la largeur ordinaire de la surface de roulement, donne 1,500 m environ d'axe en axe des rails note 002_2. La plateforme des terrassements présente, de part et d'autre de son axe, une pente transversale d'au moins 3 centimètres par mètre pour assurer l'écoulement des eaux qui traversent la couche de ballast. A l'extérieur des voies, on ménage des fossés d'assèchement ainsi que des pistes pour la circulation du personnel d'entretien et de surveillance. Pour faciliter la circulation des engins mécaniques d'entretien, la largeur de ces pistes a été portée à 0,80 m. L'espacement entre les voies doit permettre à deux trains de se croiser sans se frôler, même dans le cas où une portière de voiture viendrait à s'ouvrir. En pleine voie, la largeur de l'entrevoie ne peut être inférieure à 2 mètres note 002_3. En France, en Hollande, en Allemagne et aux États-Unis la tendance est de porter la largeur de l'entrevoie à 2,50 m. Dans les gares, on donne à l'entrevoie une largeur de 3 mètres au moins. PREMIÈRE PARTIELe Ballast 1. Rôle du ballast. Si les traverses reposaient directement sur la plateforme, elles s'enfonceraient plus ou moins dans le terrain naturel dont la résistance est généralement insuffisante pour supporter la charge transmise par les traverses ; le nivellement de la voie serait compromis. La résistance du sol est d'ailleurs très inégale. En outre, sur un sol imperméable, les traverses baigneraient souvent dans l'eau et les gelées détermineraient des soulèvements locaux des rails. On évite ces inconvénients en interposant, entre les traverses et la plateforme, une couche de ballast d'une hauteur suffisante pour que la pression reçue par les traverses, sous l'action des charges roulantes, se répartisse aussi uniformément que possible sur une plus grande surface de la plateforme. Mais le ballast ne doit pas seulement assurer aux traverses une position stable dans le sens vertical maintien du nivellement de la voie, mais aussi dans le plan même de la voie, en résistant aux efforts transversaux qui tendent à déformer le tracé maintien du dressage de la voie et aux efforts longitudinaux qui tendent à faire cheminer les rails et les traverses séparément et conjointement et à fermer les joints de dilatation. Le bourrage » du ballast sous la traverse conserve à la voie son nivellement correct. Il freine aussi les déplacements longitudinaux et transversaux car, dès qu'une tendance au déplacement se manifeste, il naît un frottement résistant entre la traverse et le ballast. Les efforts longitudinaux et transversaux sont également combattus par les banquettes de ballast contrebutant les extrémités des traverses, et par le ballast introduit entre les traverses jusqu'au niveau de la face supérieure de celles-ci. L'épaisseur minimum généralement admise pour la couche de ballast entre la plateforme et la face inférieure des traverses est de 30 centimètres. Elle dépend de la charge des essieux, car il s'agit de répartir celle-ci sur une surface d'autant plus grande que la charge sera plus élevée fig. 3. Pour une charge supplémentaire P', l'excédent de hauteur H' fournira le complément de surface S' nécessaire. Fig. 3 2. Qualités requises. Un bon ballast doit présenter les qualités suivantes perméabilité, élasticité, solidité, se prêter au bourrage, ne pas être gélif, ne pas se désagréger sous l'influence des agents atmosphériques. Perméabilité. - Le ballast doit assurer un bon écoulement des eaux car l'eau qui reste dans le ballast y forme finalement de la boue, les traverses qui s'y appuient sont mal assises traverses boueuses ou danseuses ; cette eau se congèle en hiver, d'où gonflement du ballast et soulèvement de la voie. En outre, la voie gelée perd son élasticité. Si le ballast est insuffisamment perméable, les pluies y creusent des ravinements qui créent des porte à faux compromettant l'assiette de la voie. Un ballast souillé est un ballast qui a perdu sa perméabilité parce que ses vides se sont remplis de cendrées tombant des foyers des locomotives, de poussières de charbon, de déchets de ballast, de matières étrangères de toute nature. Après avoir traversé le ballast, les eaux viennent au contact de la plateforme et s'écoulent vers les fossés d'assèchement à la faveur de la pente de 3 % donnée à la plateforme fig. 1 et 2. En cas de besoin, on réalise un drainage de la plateforme elle-même. Elasticité. - Celle-ci dérive de la mobilité relative des éléments constituant le ballast. Pour qu'elle soit bonne, il faut que les pierrailles soient de dimensions suffisamment grandes et qu'elles soient bien calibrées. Le ballast doit conserver son élasticité et ne pas former sous les traverses une masse compacte, comprimée sous le poids des trains et ne revenant » pas lorsque la charge a disparu. Solidité. - Le ballast doit être assez dur pour résister aux chocs provoqués par les charges roulantes broiement et pour supporter l'action destructrice des outils de bourrage émiettement. Un ballast tendre ou poreux se désagrège rapidement, il absorbe l'humidité qui retient les poussières et les corps étrangers. Toutes choses égales, le ballast pourra être d'autant plus fin qu'il sera plus dur. Etant fixés sur les qualités que doit offrir le ballast, recherchons quels sont les matériaux qui les possèdent. Parmi les produits naturels, nous rencontrons les pierres concassées, les graviers, le sable ; parmi les produits artificiels, les laitiers, les scories, les cendrées d'usines ou de dépôts de locomotives. Pierres concassées. - Leurs qualités et leurs défauts dérivent des caractères des roches dont elles sont extraites. Les roches éruptives, compactes, massives, exemptes de porosité, non gélives et dépourvues de stratification ou de joints de clivage, résistent parfaitement aux agents atmosphériques ex. porphyre, granit, basalte, gneiss, diorite. Parmi les roches sédimentaires, seules celles de formations primaires, peuvent fournir des pierres suffisamment dures pour constituer un ballast de bonne qualité. Elles sont sujettes à se fendre dans le sens de la stratification, néanmoins, les roches siliceuses grès, quartzites résistent bien aux altérations dues aux agents atmosphériques. Les roches calcaires s'altèrent par dissolution et par l'abondance des joints ; cependant, les calcaires durs peuvent donner un ballast de bonne qualité. Les roches schisteuses, donnant de l'argile par altération, sont peu recommandables. Le laitier se présente sous trois aspects concassé, granulé ou fin. a Le laitier concassé provenant des crassiers des hauts-fourneaux peut généralement rivaliser avec les meilleurs ballasts. Par suite des arêtes vives de ses éléments, il détériore les chaussures des agents qui circulent ou travaillent dans la voie. Cependant, si le laitier contient de la chaux vive, il manifeste une tendance à se déliter. Quand il provient d'anciens crassiers, cet inconvénient n'est plus à craindre car si, à l'origine, il contenait de la chaux, celle-ci a eu le temps de s'éteindre. Les laitiers concassés de production récente ne peuvent être ni vitreux, ni poreux, ni spongieux. Le laitier concassé n'est pas très abondant parce qu'il est utilisé dans la fabrication des ciments, du béton, etc. b Le laitier granulé est obtenu en coulant le laitier dans l'eau froide à sa sortie du haut-fourneau. Il faut éviter qu'il soit spongieux. Il s'écrase facilement. La laitier granulé est inférieur à la cendrée mais vaut mieux que le sable. A l'encontre de la cendrée, il ne favorise pas la végétation. Si on l'emploie sur les lignes secondaires, c'est en raison de son prix peu élevé. c Quant au laitier fin, qui est constitué de déchets de laitier concassé, il est peu recommandable. La marche sur le laitier fin est pénible et désagréable. Par ailleurs, le laitier fin conserve parfois des propriétés pouzzolaniques, il fait alors prise à la longue en formant des blocs durs semblables à des moellons, on le réserve généralement aux voies accessoires. Le gravier. - Il se compose de cailloux roulés, préalablement calibrés au trommel et soumis au lavage. On peut aussi se servir de gravier concassé, mais celui-ci est peu utilisé parce que plus coûteux. Le gravier doit être propre, c'est-à-dire exempt d'argile qui lui enlèverait sa grande perméabilité. Mais il peut contenir un peu de sable qui l'empêche d'être trop roulant. Le gravier de carrière, extrait d'anciens lits de rivière, contient généralement de l'argile en assez forte proportion ; de ce chef, il est moins bon que le gravier de rivière qui en est exempt. Par suite de la forme arrondie des galets, le bourrage d'un ballast de gravier est plus difficile. Des essais faits en Allemagne ont démontré la supériorité des pierres cassées par rapport au gravier. Le ballast de gravier, trop mobile, ne convient guère pour les lignes sur lesquelles circulent des trains rapides ou des trains remorqués par des locomotives à essieux fortement chargés 18 tonnes et plus. Les cendrées. - Les cendrées d'usines et de locomotives ne constituent qu'un ballast médiocre mais assez employé sur les lignes à faible trafic et dans les voies secondaires des gares parce qu'on se le procure facilement et à bas prix. Le bourrage des cendrées se fait aussi avec facilité. Malheureusement, la cendrée favorise la végétation note 006, elle s'écrase sous l'action des charges roulantes, elle s'agglomère et perd ainsi à la fois sa perméabilité et son élasticité. Les cendrées d'usines utilisant le charbon pulvérisé doivent être rejetées parce que trop ténues. Cependant, la cendrée est utilisée comme premier ballast sur les lignes neuves, même importantes, établies en remblai, soit sur toute l'épaisseur du ballast soit sur une grande partie de celui-ci. Grâce à ce procédé, la ligne s'affaissant par le tassement des remblais, il est aisé de niveler la voie en replaçant des cendrées sous les traverses, alors que le relèvement d'un ballast de pierrailles est coûteux. On économise ainsi le ballast qui, descendant avec le remblai ou pénétrant dans celui-ci, serait perdu. Après un an ou deux, lorsque le tassement du remblai a cessé, on parachève la pose au moyen de ballast de pierrailles. La cendrée est encore utilisée comme assise entre les terres argileuses et le ballast de pierrailles car elle empêche l'argile de refluer dans le ballast. En Belgique, sur des lignes à faible trafic, on a, pour réduire les dépenses, mis à l'essai un ballast de cendrées de 20 centimètres d'épaisseur, surmonté d'une couche de gros ballast sur 10 centimètres d'épaisseur. Le sable. - Généralement mêlé à des matières terreuses, le sable manque de perméabilité. Par suite de la petitesse de ses éléments, il est facilement entraîné par les eaux ou soulevé par le vent. Ces défauts le classent derrière les cendrées. On ne l'emploie guère que sur des lignes très secondaires et eu égard aux circonstances locales. En Belgique, on ne l'utilise pas comme ballast. Lors de sa réception, le ballast, s'il s'agit d'un matériau nouveau, est soumis à des essais divers L'épreuve au choc ; On détermine le poids spécifique de la pierre, après l'avoir séchée pendant trois heures la température de la pierre est de 50° C ; L'épreuve d'hygrométrie. On trempe la pierre dans l'eau et on mesure l'augmentation de son poids ; L'épreuve de gélivité. La pierre imbibée d'eau est gelée et dégelée vingt-cinq fois consécutives pour constater son degré de gélivité ; L'examen d'abrasion par la machine de Bauschinger ou de Deval ; L'examen pétrographique pour déterminer les caractéristiques de la roche. Lorsque la pierre est connue, on peut se contenter de vérifier le calibrage et la propreté. Il apparaît que si l'on veut classer les matériaux de ballastage d'après leurs qualités, on peut, toutes choses égales, les ranger dans l'ordre suivant Pierrailles porphyre, basalte, granit, gneiss ; grès dur, quartzite ; calcaire dur note 008. Laitier concassé. Gravier de rivière et gravier lavé gravier concassé ; gravier de carrière. Mattes de plomb laitier de four à plomb, mattes de zinc. Cendrées. Laitier granulé. Sable. 3. Choix du ballast. Le ballast, constituant le support commun des traverses, le choix à faire entre les qualités diverses a une très grande importance. Ce choix est conditionné par les ressources locales ; le prix qu'il faut payer pour un bon ballast. Les pays qui disposent de plusieurs espèces de ballast les emploient toutes en plus ou moins grande quantité, réservant les meilleures aux voies principales. En procédant de la sorte, on évite de donner un monopole à certains producteurs. En mettant les fournisseurs en concurrence, même si les qualités ne s'équivalent pas absolument, on arrive à un abattement des prix. En Belgique, on emploie indifféremment le ballast concassé de porphyre, de grès, de calcaire dur et de laitier, en ayant égard aux ressources locales, aux prix en carrière et aux frais de transport. 4. Dimensions des éléments. Aux chemins de fer belges, les pierrailles et le laitier sont fournis normalement au calibre 40 X 60 mm la longueur étant mesurée en diagonale. Le ballast est calibré au trommel ou à la grille à secousses, le criblage à la fourche à la carrière étant interdit parce que laissant à désirer. Lorsque la dimension dépasse 60 mm, le bourrage devient difficile. Pour obtenir la perméabilité maximum, les dimensions doivent être aussi uniformes que possible, sinon les éléments les plus petits combleraient les vides laissés entre les plus gros. Cette uniformité donne de la compacité au ballast et favorise une répartition régulière des pressions sur la plateforme. Fig. 4. - Prix du ballast 40 X 60 mm porphyre, grès, laitier en francs belges par m³, de 1927 à 1940. Si le ballast 40 X 60 mm est le type normal, on emploie également du 10 X 50 mm, meilleur marché, mais de qualité inférieure. On l'utilise sur les lignes à faible circulation ainsi que dans les gares où les gros éléments fatiguent les agents des manœuvres note 010. Quant aux grenailles ou plaquettes de 10 X 25 mm, elles sont employées pour le nivellement des voies par le procédé du soufflage mesuré » dont il sera question plus loin. Les plaquettes procurent un contact meilleur contre les traverses. Avec le gros ballast, les traverses reposent sur les pointes ou les arêtes des pierres, d'où tassement irrégulier. Il en résulte des interventions plus fréquentes du personnel d'entretien pour niveler la voie. A titre documentaire, les diagrammes, fig. 4 et 5, montrent comment a varié le prix du ballast 40 X 60 mm porphyre, grès, laitier concassé au cours de ces dernières années. Ces prix comportent des écarts considérables, ceux-ci dépendent des quantités et des qualités en présence sur les marchés intérieurs et de la demande des marchés extérieurs. La S. N. C. B. utilise moyennement de à m³ de ballast par an, ce qui, aux prix de 1950, représente de 36 à 45 millions de f. Fig. 5. - Prix du ballast 40 X 60 mm porphyre, grès, laitier en francs belges par tonne, de 1945 à 1950. Le poids d'un mètre cube de ballast de 40 X 60 mm ou de 20 X 40 mm est en moyenne de kg. 5. Congo belge. Ballastage des lignes à voie de 1,067 m mesurée entre les faces intérieures des bourrelets des rails 1° Ballast provisoire. On emploie la terre ordinaire ou la terre sablonneuse que l'on trouve sur les à-côtés de la voie. 2° Ballast définitif. On utilise les pierres concassées au calibre 40 X 60 mm quartzites, grès, calcaires, dolomie, selon la roche qui affleure le long de la ligne et compte tenu du souci de réduire au minimum les distances de transport ; la limonite granuleuse, minerai de fer pauvre désagrégé que l'on trouve en abondance dans certaines régions. Le ballastage en limonite granuleuse se comporte bien. Cependant il exige des rechargements assez fréquents tous les 2 ou 3 ans lorsqu'il repose sur une plateforme sablonneuse et compressible Kasaï. 6. Coefficient de ballast. Le ballast, constituant la fondation de la voie, est caractérisé par ce que l'on appelle le coefficient de ballast. Si p est la pression exercée sur l'unité de surface du ballast, l'enfoncement élastique correspondant y de la traverse sera d'autant plus faible que le ballast résistera mieux ; on peut écrire fig. 6 dans laquelle C représente le coefficient de ballast. Cette formule, dite de Winkler, exprime la valeur de la contre-pression du ballast sur l'unité de surface d'appui des traverses. Fig. 6 Puisque , on peut dire encore que le coefficient de ballast correspond au nombre de kg par cm² nécessaire pour produire un enfoncement élastique de la traverse égal à un centimètre. D'après les expériences de Hautzschel C = 3, pour le ballast de gravier étendu directement sur la plateforme, C = 8, pour le ballast de gravier sur couche de fond de pierrailles, C = 18, pour le ballast de pierres cassées sur couche de fond de pierrailles. Les chemins de fer japonais estiment que la valeur de C est égale à 5 pour une plateforme médiocre et à 13 pour une bonne plateforme. L'hypothèse de Winkler admet que le ballast se comporte comme un corps élastique et, dans les limites des efforts ordinaires, uniformément élastique. Elle admet encore que toutes les caractéristiques du ballast et de l'assiette terrain, bourrage, etc. sont constantes pour toute la surface de l'appui de la traverse. Bien entendu, comme le nom l'indique, la notion de coefficient de ballast s'applique à l'enfoncement de la traverse mesuré sur l'épaisseur du ballast proprement dit, celui-ci étant supposé reposant sur une plateforme fixe. En d'autres termes, la mesure de la dénivellation de l'assise supérieure du ballast ne donne pas la valeur exacte de ce coefficient puisque cette dénivellation comprend également l'affaissement de la plateforme. Les allemands disent plus justement Unterlageziffer » coefficient des couches inférieures » ou coefficient de sous-sol ». L'expérience montre, en effet, que lorsqu'une traverse déterminée s'affaisse sous la charge d'un essieu, le sous-sol descend en même temps que la traverse considérée, dans une moindre mesure souvent note 012. En outre, l'affaissement du sous-sol n'est pas limité à l'aplomb de la seule traverse chargée, cet affaissement s'étend aux traverses voisines, tout en s'affaiblissant, et cela, indépendamment de la charge que la raideur du rail reporte sur celles-ci. Il s'ensuit que dans les hypothèses que l'on introduit lors du calcul du profil d'un rail, ce n'est pas la grandeur de l'affaissement absolu d'une traverse qu'il faut considérer mais bien la différence d'affaissement de deux traverses voisines l'affaissement relatif de la traverse. Le ballast en service se déprécie par les cendres qui tombent des foyers des locomotives ; par l'humus formé par les végétaux ; par les matières terreuses apportées par le vent et par les matières diverses qui tombent des wagons à marchandises par suite des secousses qu'ils subissent ; par les poussières qui proviennent du broiement des éléments par les charges roulantes et par les chocs des outils de bourrage. Pour conserver ou rendre au ballast ses qualités premières, il faut comme à la munir les foyers des locomotives de cendriers étanches ; procéder régulièrement au désherbage ; nettoyer périodiquement le ballast. Le criblage se fait mécaniquement ou à la main, en lançant le ballast au travers de grilles métalliques. Il n'est rentable que si la proportion de bon ballast est encore suffisante. 7. Intensité du bourrage. Le bourrage est plus intense au point d'application de la charge, c'est-à-dire sous le rail et sur 40 cm à 50 cm de part et d'autre du rail en Belgique 40 cm. Au delà, l'intensité va décroissant. De cette façon, la flexion de la traverse au passage des trains se produit également sur toute la longueur et on évite son basculement ou sa rupture. Le bourrage de la voie se vérifie par percussion, au moyen d'une canne en acier terminée par une boule également en acier. Le choc sur la traverse rend un son plein ou un son creux selon que le bourrage est suffisant ou non. 8. Faut-il ou non recouvrir les traverses par le ballast ? Le recouvrement des traverses présente l'avantage de soustraire les traverses et les patins des rails à l'action de la chaleur solaire ce qui, d'une part, peut réduire la dilatation et, partant, la contrainte note 013 des rails de grande longueur et, d'autre part, est favorable à la conservation des traverses en bois. Comme nous le verrons plus loin, si la contrainte est admise actuellement pour les rails, il y a intérêt à la réduire dans la mesure du possible. Le recouvrement a, par contre, l'inconvénient de rendre les attaches du rail aux traverses peu visibles et moins accessibles, d'où risque de relâchement des attaches. Les attaches recouvertes se rouillent aussi plus rapidement. Le recouvrement retarde encore l'assèchement des traverses mouillées. Il rend précaire l'isolement électrique des circuits de voie. A l'heure actuelle, on attache la plus grande importance à la bonne fixation et à la conservation des attaches, c'est pourquoi on renonce généralement au recouvrement des traverses. On estime, par ailleurs, que la masse entière du ballast doit être employée là où son utilisation est la meilleure, c'est-à-dire sous les traverses, entre les traverses, ainsi que pour contrebuter les extrémités des traverses. Le ballast est un matériau coûteux et tout excédent représente une dépense inutile. 9. Le désherbage. La végétation herbacée qui se développe plus ou moins rapidement dans le ballast en altère les qualités. Les plantes, obstruant les intervalles du ballast, contrarient l'écoulement des eaux de pluie. Eu pourrissant, les plantes forment de l'humus qui favorise la végétation à la saison suivante. La plateforme devient humide, les traverses finissent par danser dans la boue qui remonte à la surface du ballast. On doit donc procéder périodiquement au désherbage. Le désherhage manuel à la pelle ou à la rasette est coûteux ; il est imparfait car les racines restent dans le sol et repoussent après quelques semaines. Ces procédés réalisent d'ailleurs un éclaircissage qui fortifie les plantes qui restent. Désherbeuses mécaniques. - Les désherbeuses mécaniques comportent essentiellement des couteaux verticaux qui arrachent les herbes entre les traverses, un deuxième mécanisme manœuvre une charrue qui désherbe le ballast latéralement à la voie, un troisième mécanisme laboure le ballast de l'entrevoie, enfin, un râteau rotatif trie l'herbe en égalisant la surface du ballast et remet celui-ci au profil normal. Leur vitesse de circulation est de 5 km/h. Le coût du désherbage mécanique reviendrait à la moitié environ de ce que coûte le même travail fait à la main. Le désherbage mécanique présente l'avantage d'ameublir le ballast en dehors des moules » des traverses, sans déranger l'assiette de celles-ci. A remarquer que dans les gares, à cause des obstacles tringles, fils, lanternes, etc., le désherbage se fait à la main ou chimiquement. Signalons encore que, sur certains réseaux américains, on procède à la destruction des herbes au moyen de brûleurs. Désherhage chimique. - Actuellement, on a de plus en plus recours au désherbage chimique par arrosage au moyen d'un liquide caustique, le plus souvent une solution de chlorate de soude. L'agent destructeur est l'oxygène naissant mis en liberté par le chlorate et qui oxyde la matière organique de la plante. Après un arrosage, on constate généralement que toute trace de végétation a disparu, tout au moins en ce qui concerne les plantes annuelles. Il ne reste que quelques plantes vivaces prêles, liserons, orties et tussilages pour lesquelles un second arrosage est nécessaire. On choisit le printemps pour le premier arrosage, donc d'avril à mai, en commençant, bien entendu, par les régions où la végétation est le plus précoce. Le cas échéant, on procède au second arrosage quelques semaines après. Il est à remarquer que le chlorate doit agir sur les racines et que, si les plantes sont montées en graines, celles-ci ne sont pas détruites par le liquide herbicide. Les groupes désherbeurs sont conçus de manière que le mélange herbicide puisse être répandu uniformément, quels que soient la vitesse de circulation du groupe, le niveau du liquide dans la citerne et le profil en long de la ligne. Le groupe peut être accroché à un train de voyageurs ou de marchandises, mais le plus souvent on se sert d'un train spécial. Il est possible de proportionner le dosage ou le débit à l'importance des herbes à détruire. Enfin, au fur et à mesure que le degré de stérilité du ballast augmente, certaines parties de lignes peuvent n'être arrosées qu'une fois par an. Un groupe désherbeur avec citerne de 40 m³ permet d'arroser 100 kilomètres de voie simple sans réapprovisionnement et de couvrir 200 kilomètres de voie simple par journée de 8 heures. Le succès de l'opération dépend non seulement de la concentration de la solution, mais aussi de l'époque du traitement, de la pulvérisation du liquide, de la nature du sol et surtout du plus ou moins d'abondance des pluies qui peuvent tomber dans la période qui suit l'arrosage. Il ne faut jamais procéder au désherbage par grand vent, de crainte d'atteindre les cultures voisines ; par pluie abondante, qui entraînerait la solution herbicide au fur et à mesure de son épandage. Notons que le chlorate de soude est très soluble ; par forte chaleur, pour éviter l'évaporation trop rapide du liquide qui déposerait alors des cristaux de sel à la surface du sol, sur les traverses, et risquerait de provoquer des incendies. Quant à la résistance des herbes, elle est fonction de leur nature, de leur âge et de la puissance de leur système radiculaire. A remarquer que la germination des plantes s'étend sur plusieurs semaines et comme il faut détruire les dernières graines qui ont germé, on comprend qu'il puisse y avoir utilité à procéder à un deuxième arrosage, indépendamment de la résistance plus ou moins grande des herbes. A l'époque de son introduction à la S. N. C. B., en 1929, le désherbage à la main revenait à 13 centimes le m² dans la cendrée et à 25 centimes dans le ballast dur ; le désherbage chimique ne coûtait que 8 centimes, quel que fût le ballast et pour deux arrosages. En Allemagne, en 1927, on désherba au chlorate de soude kilomètres de voie. La dépense, y compris l'eau, la locomotive et le personnel, fut de 50 RM. par kilomètre de voie, tandis que le désherbage à la main coûtait 140 RM. Il y a donc une économie de note 015 Le chlorate de soude présente l'inconvénient sérieux d'exploser très facilement sous un choc ou par friction et, une fois enflammé, d'activer singulièrement la combustion des matières organiques avec lesquelles il se trouve en contact. En Belgique, on ajoute au chlorate de sonde un peu de carbonate de soude, afin d'atténuer le danger d'incendie note 016. On admet qu'il faut 15 grammes de chlorate par m² à chaque arrosage 150 kg par hectare. On s'accorde à reconnaître que le traitement chimique est la meilleure méthode d'élimination des herbes dans les voies il est rapide, économique et efficace. Il maintient une voie propre pendant plus longtemps que les autres procédés. Depuis un certain temps, on oriente les recherches vers l'emploi d'huiles d'antracène ou de pétrole qui, répandues en émulsion, procureraient une stérilisation du sol plus durable et coûteraient moins cher. Remarque. - Pour rendre plus efficaces les arrosages herbicides, il conviendrait de chercher à réduire le développement de la végétation herbacée aux abords des voies ferrées, notamment sur les talus. La présence sur ceux-ci d'une végétation ligneuse acacias, genêts, etc. constituerait, dans une certaine mesure, un obstacle à la croissance des végétaux herbacés. Ceux-ci produisent généralement des graines en abondance qui se répandent sur la voie ferrée à un moment où la stérilisation de celle-ci est déjà atténuée par les pluies du fait de la grande solubilité du chlorate et, dès lors, peuvent y germer en quantité suffisante pour provoquer un nouvel envahissement de la voie par la végétation. Enfin, d'aucuns préconisent de traiter les abords des voies ferrées et les excédents d'emprise, dépôts de cendrées, terrains plus ou moins à l'abandon, par des sulfocyanures qui, plus sûrement que le chlorate, tueraient les plantes vivaces. Il faut alors nécessairement veiller à ce que les terrains voisins ne soient pas éclaboussés de sulfocyanure parce qu'il en résulterait du danger pour le bétail. DEUXIÈME PARTIELes Traverses Rôle des traverses. Le rôle des traverses est de maintenir les rails à l'écartement normal et de répartir la charge que les rails reçoivent des essieux sur une étendue suffisante de ballast pour ne pas dépasser une certaine charge unitaire. Sous quelles conditions les traverses rempliront-elles convenablement cet office ? C'est à la fois une question de surface et une question de résistance. Il faut que par leurs dimensions en longueur et en largeur, elles fournissent une surface d'appui suffisante pour que la pression unitaire reste dans certaines limites ; que leur épaisseur leur donne la rigidité nécessaire tout en leur laissant une certaine élasticité. Il convient encore que leur longueur soit telle qu'elle contribue à la stabilité de la voie ; que par leur forme, les traverses s'opposent efficacement aux déplacements longitudinaux et transversaux ; qu'elles résistent aux agents atmosphériques ; qu'elles se prêtent au bourrage » de la voie ; qu'elles permettent l'emploi d'un système d'attaches du rail qui soit solide sans toutefois être trop rigide ; qu'elles donnent éventuellement l'inclinaison de 1/20 aux rails. En ce qui concerne la longueur des traverses remarquons que l'écartement des rails points d'application de la charge étant invariable, une traverse trop longue a une tendance à se cintrer vers le bas et son milieu vient porter sur le ballast en la rendant dangereuse ; une traverse trop courte tend à se cintrer vers le haut et ses deux extrémités, ayant une surface d'appui insuffisante, ont tendance à s'enfoncer. On rencontre, à l'heure actuelle, trois types de traverses les traverses en bois, les traverses métalliques, les traverses en béton armé. CHAPITRE ITraverses en bois 1. - Dimensions A la S. N. C. B., les traverses en bois mesurent 2,60 m de longueur sur 28 cm de largeur à la base et 14 cm d'épaisseur. En Allemagne, 2,70 m x 26 cm x 16 cm. En France, 2,50 m à 2,70 m x 20 à 30 cm x 12 à 15 cm. La surface d'appui d'une traverse ordinaire de 2,60 m x 0,28 étant de cm², la pression statique sur le ballast, supposée uniformément répartie serait, dans le cas d'un essieu de locomotive chargé de 24 tonnes note 018, de . Mais si l'on tient compte de ce que la traverse n'est bourrée que sur ± 45 cm de part et d'autre du rail, cette pression statique sur le ballast devient ballast. Si le bourrage n'existe que sur 40 cm, cette pression monte à 5 kg/cm². Quelle est, pour cette charge de 24 tonnes par essieu, la pression statique unitaire sur la plate-forme AB fig. 7 au moment où les deux roues passent au milieu de la traverse ? Fig. 7 Considérons une traverse isolée de 2,60 m X 0,28 m posant sur son moule de ballast de 30 cm de hauteur. L'angle d'éboulement naturel du ballast étant estimé à 45°, nous nous placerons dans des conditions peut-être un peu trop favorables, si nous estimons que la transmission de la charge se fait aussi dans la limite de cet angle. Dans ces conditions, la largeur de l'appui AB sera de 0,88 m, la longueur CD fig. 8 de 2 X ± 1,50 m = ± 3 m, la surface de transmission à la plateforme sera de 2,64 m², soit une charge unitaire de Plateforme. Or, un terrain de qualité médiocre peut déjà supporter 1 kg/cm², le sable 2 kg/cm², les terres de 3 à 4 kg/cm². Fig. 8 Si la charge par essieu était plus élevée ou le sol plus mauvais, une augmentation de l'épaisseur du ballast résoudrait la question. Ainsi, un ballast de 0,40 m d'épaisseur fig. 7 fournirait une surface d'appui de 1,08 m x 3,20 m note 019_1 = 3,4560 m² de sorte qu'avec une charge de 30 tonnes par essieu, par exemple, la charge unitaire serait sensiblement identique à la précédente. Fig. 9 Mais le problème ainsi considéré n'est pas tout à fait exactement posé car il faut l'étendre au cas de plusieurs traverses voisines fig. 9. La distance minimum entre deux essieux est de 1,50 m, l'écartement courant d'axe en axe des traverses est de 0,65 m, voire 0,60 m sur les voies très chargées note 019_2. Nous négligeons la raideur du rail c'est-à-dire la solidarité des traverses. La figure 9 montre que les moules interfèrent déjà avec 0,30 m d'épaisseur. Si donc, la traverse n° 2 était chargée en son milieu comme la traverse n° 1, l'augmentation de l'épaisseur du ballast ne modifierait pas les conditions de sollicitation et n'aurait pour effet que d'augmenter l'élasticité du ballast. En fait, dans l'exemple choisi, la charge du deuxième essieu porte entre les traverses n° 3 et n° 4 et, dès lors, pour une épaisseur de 40 cm de ballast, la charge sur la 1re traverse se transmet en profondeur sur l'étendue EF de la plateforme. Remarquons qu'une trop grande épaisseur de ballast retarderait sans utilité la stabilisation de la voie. Dans tout ce qui précède, nous n'avons envisagé que les charges statiques, nous parlerons des efforts dynamiques dans la 3me partie, chap. II. 2. - Travelage densité de traverses par km Nous avons dit que l'écartement d'axe en axe des traverses était de l'ordre de 0,65 m. Cependant, à la S. N. C. B., ce sont des considérations de vitesse qui, en raison de l'impact, définissent le travelage à adopter en voies principales traverses par km si la vitesse est égale ou supérieure à 120 km/h, traverses par km si la vitesse comprise entre 90 et 120 km/h, traverses par km si la vitesse inférieure à 90 km/h. Sur les autres réseaux européens, le travelage varie de à Le resserrement du travelage est limité par la nécessité de pouvoir introduire dans l'intervalle les outils de bourrage ou de soufflage. Toutes choses égales, le renforcement du profil du rail permettrait de diminuer le nombre de traverses. 3. - Forme Les profils usuels sont 1° la section semi-ronde fig. 10 provenant de rondins sciés en deux suivant l'axe longitudinal ; 2° la section rectangulaire ou traverse plate fig. 11 provenant ou bien de grumes équarries sciées en deux ou en quatre suivant la longueur, voire en un plus grand nombre de traverses si les dimensions transversales de la poutre équarrie le permettent fig. 12 ou bien encore de rondins auxquels on a enlevé une dosse inférieure, une dosse supérieure et deux dosses latérales. Avec la section semi-circulaire, il faut entailler davantage le bois pour que la surface d'appui du patin du rail soit en rapport avec la charge des essieux les plus lourds fig. 13. Comme l'épaisseur doit néanmoins être suffisante pour permettre ultérieurement un certain nombre de resabotages, la traverse semi-ronde devra, toutes choses égales, avoir une hauteur totale plus grande qu'une traverse rectangulaire. Fig. 13 à 15. - Sabotage de la traverse. Quant à la section rectangulaire, elle doit, à base égale, être extraite de troncs d'arbres de plus grand diamètre, d'où l'emploi de bois de meilleure qualité. 4. - Essences Le choix des essences est conditionné par leur résistance à la destruction mécanique provoquée par la circulation des trains, c'est-à-dire par la dureté et la cohésion du bois ; par leur résistance à la pourriture, celle-ci étant d'ailleurs accélérée par les alternances d'humidité et de sécheresse ; par les facilités plus ou moins grandes d'approvisionnement ; enfin, par des raisons d'économie. Pour des voies parcourues par des trains nombreux, rapides ou à essieux lourdement chargés, on donnera la préférence aux bois durs qui sont plus résistants mais qui coûtent plus cher. Par leur dureté et leur cohésion, ils résistent mieux aux efforts verticaux qui tendent soit à rompre les traverses, soit à endommager la surface d'appui des rails ; de même, ils résistent mieux aux efforts horizontaux qui tendent à ébranler les attaches. Les essences tendres, à bon marché, seront réservées aux voies secondaires sur lesquelles ne circulent que des trains peu fréquents, de vitesse réduite ou à faible charge par essieu ; la modicité des recettes de ces lignes ayant pour corollaire obligé une exploitation très économique. Cependant, les raisons de densité de trafic et d'économie pourront parfois fléchir devant les difficultés d'approvisionnement, quitte à recourir à un renouvellement plus fréquent. Mais dans ce cas, dans l'établissement du prix de revient, il faudra tenir compte de la dépense de main d'œuvre poses et déposes de la voie. Certains spécialistes estiment que dans les voies bien établies et bien entretenues, c'est-à-dire là où l'on a le souci constant du bon conditionnement des attaches et où l'on remédie aux défauts éventuels du bourrage, la mise hors service des traverses résulte moins de leur destruction mécanique que de la consomption du bois, au bout de 20 à 25 ans, sous l'effet des intempéries. Fig. 16. - Prix payés par les chemins de fer belges pour les traverses en bois de 1913 à 1940. Parmi les bois durs, le chêne et le hêtre sont les plus employés ; parmi les essences tendres, le sapin, le pin et le mélèze. En Belgique, en ce qui concerne les traverses en bois, on n'emploie en principe que des traverses en chêne. Celles-ci, avant la dernière guerre, provenaient pour les trois quarts environ de France, de Pologne et de Yougoslavie. Pour le surplus, les chemins de fer belges emploient toutes les pièces que les forêts du pays peuvent leur fournir, mais la production indigène en traverses ne dépasse pas pièces par an et, encore, ce chiffre comprend-il 25 % environ de traverses en hêtre. Lors de la réception des traverses, les cahiers des charges précisent les qualités que les bois doivent présenter, les défauts dont ils doivent être exempts ainsi que les tolérances admises. A titre documentaire, les diagrammes, fig. 16 et 17, donnent une idée de la variation des prix payés par les chemins de fer belges pour les traverses en bois. On constate que ces prix varient du simple au double selon qu'il y a pléthore ou insuffisance de traverses sur les marchés intérieur et extérieur. Fig. 17. - Prix payés par la S. N. C. B. pour les traverses en bois de 1943 à 1930. 5. - L'imprégnation des traverses en bois 1° Généralités. L'étude de cette opération relevant de la Chimie Industrielle, nous résumerons simplement la question aux considérations suivantes La pourriture du bois est due essentiellement à l'action de champignons qui se nourrissent des tissus ligneux et les détruisent. Or, pour vivre et se développer, ces parasites du bois demandent une température favorable et certaines quantités d'air, d'humidité et de nourriture. Pour rendre les bois imputrescibles, il faut donc supprimer l'une des quatre conditions nécessaires à la croissance des champignons. Pour les traverses, partiellement enfouies dans le ballast et exposées aux intempéries, il n'est pas possible d'empêcher la pourriture en agissant sur l'air ou sur la température ou sur l'humidité ; il ne reste qu'à chercher à empoisonner la nourriture. Dans ce but, on imprègne les traverses d'un produit chimique qui fait du bois un produit toxique pour les champignons. Mais il faut nécessairement encore que la matière injectée dans le bois puisse y pénétrer assez facilement et qu'en même temps, cette matière ne se volatilise pas et ne se délaye pas. Les procédés d'imprégnation des traverses diffèrent les uns des autres, soit par la nature de la substance employée, soit par les moyens mis en œuvre pour la faire pénétrer dans le bois. Les antiseptiques les plus courants sont la créosote, les solutions de chlorure de zinc ZnCl2 ou de sulfate de cuivre CuSO4. La créosote est certainement le plus efficace, mais elle coûte cher. C'est un mélange d'huiles lourdes provenant de la distillation, entre 200° et 355°, du goudron de houille note 024. Son poids spécifique varie de 1 à 1,1. On ne doit pas la confondre avec la créosote pure, employée en médecine, celle-ci étant un produit de la distillation du bois. La créosote étant insoluble dans l'eau, il se conçoit que l'imprégnation par ce produit soit beaucoup plus durable que celle résultant de l'emploi des antiseptiques salins ZnCl2, CuSO4, etc.. Ces sels ne sont pas fixés d'une manière indélébile par le bois. Étant solubles dans l'eau, ils sont délavés par les eaux de pluie et, au bout d'un certain temps, perdent leurs propriétés protectrices. L'économie de l'emploi du chlorure de zinc dépend beaucoup des conditions climatériques. Il prolonge efficacement la durée de service des traverses dans les climats secs, mais dans les régions où les pluies sont abondantes et l'atmosphère humide, le traitement au chlorure est influencé défavorablement par l'action de l'eau. Dans les traverses traitées au chlorure de zinc, on remarque ordinairement une roussissure de la fibre, roussissure qui varie avec les différentes espèces de bois. Les traverses présentent alors une apparence de dessèchement et, avec le temps, les couches concentriques annuelles se séparent et les fibres de chaque couche se disloquent. Il en résulte que la durée de résistance de la traverse aux agents mécaniques diminue et que l'antiseptique est délavé plus rapidement. La créosote présente, au contraire, une aptitude à lier les fibres qui est d'autant plus grande que la teneur en matière résineuse est plus forte. Certains spécialistes estiment qu'une quantité de 50 grammes seulement de créosote injectée par décimètre cube suffit pour garantir la toxicité du bois. Généralement, selon l'essence, ce taux est dépassé on atteint souvent de 80 à 100 grammes. L'excédent au-delà de 50 grammes est d'abord un facteur de sécurité mais sert, en second lieu, de moyen pour agglutiner les fibres note 025. En ce qui concerne le sulfate de cuivre, on a constaté, pour le surplus, que les traverses imprégnées de ce produit, pourrissaient très rapidement au contact des attaches ; c'est là évidemment un défaut grave, l'attache étant le point sensible de la résistance de la voie. 2° Opérations préliminaires. a Séchage des traverses. Les traverses doivent être extraites de bois contenant le moins de sève possible, par conséquent, de bois abattus en hiver du début d'octobre à fin février. L'écorçage et le débitage en traverses doivent suivre de près l'abattage pour que la sève ne soit pas coagulée, ce qui obstruerait les canaux du bois et rendrait plus difficile la pénétration ultérieure de l'antiseptique. Les traverses fraîchement débitées contiennent une certaine quantité d'eau, or, pour obtenir une bonne imprégnation, il ne peut y rester que 30 % d'eau. Les traverses doivent donc préalablement être séchées. Pour atteindre ce degré de siccité, elles doivent, après écorçage éventuel, séjourner à l'air, en piles ouvertes c'est-à-dire présentant des vides permettant la circulation de l'air entre les pièces. Le chêne doit ainsi sécher pendant six mois et le hêtre pendant un an. Le hêtre est beaucoup plus délicat que le chêne du point de vue de sa conservation, c'est le bois qui se décompose le plus facilement. A la S. N. C. B., c'est à Ostende que les traverses en hêtre sont entreposées. Là, sous l'influence des vents, du soleil et de l'air salin de la mer, les traverses se conservent et se sèchent très bien pendant la période d'un an préalable à l'imprégnation. Les chantiers de séchage à l'air doivent être orientés de façon à tirer le meilleur parti des vents dominants. On peut accélérer la dessication en abritant les pièces sous des hangars énergiquement ventilés. La dessication des traverses est plus prompte si elles proviennent d'arbres qui, après abattage et écorçage, ont été flottés. En peu de temps, l'eau remplace la sève et, après le retrait des arbres de l'eau, la dessication s'opère rapidement en plein air. Du fait que la partie extérieure de la traverse sèche plus vite que les couches intérieures, les traverses ont une tendance à se gercer pendant le séchage, c'est-à-dire à se fendiller dans le sens rayonnant. Fig. 18 à 20 Préalablement à la pose et pour parer à un fendillement excessif, on place des esses en travers des amorces des fentes qui se produisent aux abouts des traverses. Ces esses sont constituées d'une bande de tôle de section rectangulaire en acier de 3 mm d'épaisseur et de 16 mm de largeur et repliées en forme d'S avec une longueur totale 10 à 15 cm fig. 18 à 20. Fig. 21 L'esse, chassée de force au marteau dans l'about de la traverse au travers de la fente naissante, s'oppose à l'élargissement de celle-ci. Quand les fentes s'amplifient, on boulonne l'about de la traverse fig. 21. A 10 cm de l'about, on fore un trou de 14 mm de diamètre perpendiculairement à l'axe longitudinal, on y passe un boulon de 12 mm de diamètre et de 28 à 30 cm de longueur. Dans le cas des traverses très fendues, on prend soin, pendant le serrage de l'écrou du boulon, de maintenir les lèvres de la fente fermées au moyen d'un serre-joint. Le hêtre présentant une grande propension à se fendre, on prend la précaution aux chemins de fer belges, de boulonner aux deux bouts toutes les traverses en hêtre avant l'empilage. Après pose, les fentes qui se produisent facilitent l'introduction de l'air, de l'eau, des poussières et des matières terreuses et, par suite, le développement des champignons destructeurs du bois. Lorsque les fentes se présentent au droit des tirefonds de fixation du rail à la traverse, elles rendent inopérant le resserrage périodique de ces attaches. Frettage. - Aujourd'hui, par suite de la rareté des traverses en bois et de leur prix élevé, on cherche à prolonger leur vie par le frettage. Les frettes sont en acier doux de 10 x 4 mm de section ou en feuillard galvanisé de 25 x 1 mm ou encore en fil de fer galvanisé de 4,4 mm de diamètre. Le frettage est effectué soit sur place dans la voie, soit dans les chantiers de régénération des traverses. La fente est d'abord fermée à la presse et la frette est ensuite placée au moyen d'un tendeur approprié. Le frettage, très répandu en France, s'est révélé si efficace que, pour prévenir la formation des fentes, la S. N. C. F. envisage même de l'appliquer systématiquement à toutes les traverses neuves au moment de leur façonnage. Remarque concernant le chêne. - Certains réseaux emploient le chêne sans préparation antiseptique. Ils l'utilisent alors sous forme de traverses parallélipipédiques. Dans ce cas, le bois doit absolument être exempt de cœur et d'aubier. Les traverses demi-rondes subissent l'imprégnation et alors l'aubier est conservé ; c'est lui qui est surtout pénétré par l'antiseptique ; le bois parfait, d'un tissu très serré, ne reçoit qu'une quantité beaucoup moindre d'antiseptique. b Sabotage et forage des traverses. Après séchage, les traverses sont sabotées et forées. Le sabotage, c'est la formation de l'entaille inclinée au 1/20 ou horizontale qui doit recevoir le patin du rail ou la selle métallique intercalaire fig. 13 à 15. Le sabotage est pratiqué à la machine automatique, soit par scies verticales, limitant les parois de l'entaille, et couteaux horizontaux, exécutant l'entaille en profondeur, soit par couteaux verticaux formant toupie. Sur le même bâti de machine, les traverses sont amenées par chaîne sans fin et taquets d'entraînement sous les foreuses électriques. Là, on perce à la machine automatique 4 ou 6 ou 8 trous verticaux ou inclinés au 1/20, cylindriques ou tronconiques dans lesquels seront vissés les tirefonds de fixation du patin du rail et de la selle métallique à la traverse au moment de la pose de la voie. Le perçage à la main a une tendance à donner un trou oval ou agrandi ; le perçage mécanique remédie complètement à cet inconvénient. Le temps nécessaire est de 2 à 3 secondes par trou. Le sabotage et le forage, pratiqués avant l'imprégnation, évitent la destruction de la protection constituée par le préservatif. Par ailleurs, cette double opération améliore le traitement chimique puisqu'elle facilite l'entrée de l'antiseptique dans le bois. Un dispositif d'évacuation automatique amène les traverses, ainsi préparées, sur des wagonnets qui sont tirés avec leur plein chargement par cabestan électrique dans les cylindres où s'effectue l'imprégnation. 3° Imprégnation proprement dite. Tous les procédés efficaces se rattachent au traitement des traverses dans un cylindre fermé en vue de refouler sous pression l'antiseptique dans le bois. Les procédés sous pression ont pour objet essentiel La distribution de l'antiseptique à travers tout le bois et d'une manière aussi uniforme que possible. L'absorption d'une quantité suffisante d'antiseptique pour obtenir les résultats désirés. Les traitements sous pression peuvent se ranger en deux catégories a Le procédé de la cellule pleine qui tend à remplir les vides intercellulaires du bois aussi complètement que possible avec l'antiseptique. Lorsque l'antiseptique utilisé est la créosote, la méthode est connue sous le nom de procédé Bethell note 028_1. Lorsqu'on emploie le chlorure de zinc, c'est le procédé Burnet. Enfin, lorsqu'on a recours à un mélange de créosote et de chlorure de zinc, c'est le procédé Rütgers. b Le procédé de la cellule vide par lequel on réalise de même une pénétration aussi complète que possible mais avec l'emploi d'une quantité minimum d'antiseptique. Le procédé courant est le système Rüping avec l'emploi de créosote note 028_2. a Traitement à cellules pleines ». Procédé Bethell. 1re phase. - Les traverses sont introduites dans le cylindre dans lequel on fait le vide schéma fig. 22. 2me phase. - Sans rompre le vide, on remplit complètement le cylindre du liquide antiseptique. Fig. 22. - Traitement à cellules pleines». Procédé Bethell. Le vide préalable 1re phase, outre qu'il accélère l'entrée du liquide dans le cylindre, permet de le refouler dans le bois plus rapidement et avec une pression moindre que lorsqu'il faut que l'antiseptique déplace ou comprime l'air renfermé dans le bois. 3me phase. - Une fois le cylindre plein, une quantité supplémentaire d'antiseptique est refoulée dans le cylindre par une pompe foulante ou par air comprimé et la pression est poussée progressivement jusqu'à 8 à 12 kg par cm² selon la nature du bois, de manière à faire entrer la créosote jusqu'au refus dans les vaisseaux. 4me phase. - On diminue ensuite la pression et on extrait ce qui reste de liquide dans le cylindre. 5me phase. - On fait de nouveau le vide pour enlever ce qui reste d'antiseptique et aussi pour pouvoir retirer les traverses du cylindre le plus tôt possible. 6me phase. - On peut enfin réintroduire l'air, ouvrir le cylindre et retirer les traverses. La durée totale du traitement est d'environ 3 heures. La caractéristique du procédé est donc de produire préalablement le vide dans les cellules, puis de remplir » celles-ci de créosote au moyen de la pression, d'où le nom de cellules pleines ». Les parties hachurées du diagramme représentent les périodes pendant lesquelles les traverses sont plongées dans la créosote. b Traitement à cellules vides ». Procédé Rüping schéma fig. 23. Ici, on ne procède pas à un vide préliminaire. Dans ces conditions, pour pénétrer dans le bois, le liquide antiseptique doit déplacer et, dans une certaine mesure, comprimer l'air contenu dans le bois. 1re phase. - Les traverses étant introduites dans les cylindres note 029 au lieu donc de faire le vide, on retarde l'entrée du liquide antiseptique dans le bois en soumettant les traverses à une pression d'air initiale P variant avec la nature du bois à imprégner, de 3 1/2 à 5,3 kg par cm². Fig. 23. - Traitement à cellules vides». Procédé Rüping. Cette pression a pour but de faire ouvrir les canaux et cellules du bois et de les remplir d'air comprimé à la pression P. 2me phase. - Cette pression étant maintenue, on refoule dans le cylindre la créosote dont la fluidité a été rendue aussi grande que possible par un chauffage préalable prolongé 80° pour le chêne, 90° pour le hêtre, fluidité que l'on maintient par un courant de vapeur traversant des serpentins installés dans les cylindres. 3me phase. - On comprime ensuite la créosote à une pression qui doit être égale au moins à 2P mais qui atteint 14 1/2 atmosphères à la Dans cette phase, l'air qui remplit les canaux du bois y est fortement comprimé, son volume est considérablement réduit et la créosote pénètre dans ces canaux. La pression 2 P est maintenue assez longtemps pour assurer une pénétration complète de la créosote dans le bois. 4me phase. - On vide le cylindre de la créosote qu'il contient, puis on le met en communication avec l'atmosphère. Alors l'air qui était comprimé dans les cellules du bois se détend et en chasse la créosote mais en laissant les parois des cellules enduites d'une couche de créosote. 5me phase. - L'on active l'exsudation de la créosote par l'action du vide, action qui est prolongée plus ou moins selon la dose d'antiseptique que l'on désire laisser dans le bois. 6me phase. - On réadmet l'air, on ouvre le cylindre et on retire les traverses. La durée totale du traitement est d'environ 4 heures. En résumé, on constate qu'après remplissage du cylindre 2me phase, le cycle des opérations est à peu près le même que dans le traitement à cellules pleines Bethell sauf que le vide final est maintenu plus longtemps. Cependant les résultats obtenus sont tout à fait différents, car, dans le traitement à cellules vides Rüping, lors de la réduction de la pression et de la vidange du liquide 4me phase, l'air qui avait été comprimé dans le bois se détend, détente que le vide final accentue encore, l'air renfermé dans le bois est expulsé en même temps qu'une partie de la créosote qui avait été refoulée dans le bois dans le traitement sous pression. Il s'ensuit qu'on badigeonne en quelque sorte de créosote les parois des cellules et des canaux du bois, sans y laisser, comme dans le procédé Bethell, une grande quantité d'antiseptique, tout en imprégnant complètement toutes les parties perméables du bois. Il en résulte une économie de 25 à 40 % de créosote en comparaison avec le procédé Bethell». A la S. N. C. B., aussi longtemps que les traverses furent créosotées par le procédé Bethell », on constatait qu'au bout de quelque temps, une grande partie de la créosote s'écoulait dans le ballast. Les réservoirs d'où l'antiseptique est refoulé dans les cylindres sont pourvus d'indicateurs de jauge ou sont montés sur des bascules de sorte que des lectures directes sur les fléaux de celles-ci accusent la quantité d'antiseptique absorbée et les progrès du traitement. A titre de contrôle, on peut peser les traverses immédiatement avant et après le traitement et déterminer par cette double pesée le poids exact d'antiseptique retenu dans le bois. On prélève sur les traverses imprégnées des carottes » de 4 mm de diamètre sur 14 cm de longueur qui permettent d'apprécier comment le traitement a opéré en profondeur. Les chiffres ci-dessous, qui résultent de la pratique courante de la S. N. C. B. dans ses chantiers de créosotage de Wondelgem Gand, traduisent excellemment l'économie du système Rüping. A noter que le prix de la créosote varie selon les conditions du marché, de 0,40 à 1,30 fr le kg et que près d'un million de traverses sont créosotées par année. Quantité de créosote employée par traverse en chêne en hêtre Bethell Rüping Bethell Rüping 6 1/2 kg 4 kg 20 à 22 kg 12 à 15 kg Fig. 24. - Prix par tonne de la créosote de 1923 à 1940. Les figures 24 et 25 montrent comment a varié le prix payé pour la créosote par la S. N. C. B. Aussi la S. N. C. B. n'emploie-t-elle plus que le procédé Rüping. Ce dernier système est également courant en Allemagne, en Italie et en Hollande. On constate que, par comparaison avec le procédé Bethell, le système Rüping assure une répartition plus uniforme de la créosote dans toute l'épaisseur de l'aubier du chêne note 032. Dans le hêtre, il est également possible d'atteindre toute la profondeur du bois. Dès l'année 1909, les chemins de fer du Midi avaient, pour la préservation de leurs traverses en pin des Landes, substitué le procédé Rüping, avec l'emploi de créosote, au système Bethell, avec utilisation de sulfate de cuivre. Fig. 25. - Prix payés par tonne par la S. N. C. B. pour la créosote de 1945 à 1950. Le pin, comme le hêtre, est très onéreux à injecter à la créosote jusqu'au refus, en raison de la grande quantité de liquide antiseptique qu'il absorbe. 4° Résultats de l'imprégnation par la créosote. La durée dans la voie d'une traverse en chêne, non créosotée, est de 10 à 12 ans, tandis qu'imprégnée, elle dure pendant 20 ans en voie principale et de 20 à 25 ans en voie accessoire. La durée des traverses en hêtre, non préparées, n'est que d'environ 8 ans ; après imprégnation, la durée est de 15 à 20 ans. Quant aux traverses en sapin, non préparées, leur durée n'est que de 5 ans environ ; imprégnées, elles durent de 8 à 12 ans. Toutefois, on constate un déchet important après le séjour en voie principale, déchet dû à l'usure mécanique. Remarque. - D'aucuns estiment que l'on fait une dépense inutile en injectant les traverses avec des huiles de créosote pures, parce que l'emploi de mélanges moins chers constitués en parties égales de créosote et de pétrole brut a donné de bons résultats, à condition naturellement que la traverse soit saine à la réception, qu'elle soit suffisamment séchée avant l'imprégnation et qu'elle soit imprégnée complètement et uniformément, dans toutes ses parties imprégnables, à raison de 100 grammes par dm³ en moyenne. Il y a là une source d'économie qui mérite de retenir l'attention des expérimentateurs. 5° Procédé Rütgers. Pour atténuer l'inconvénient que présente le chlorure de zinc de se délaver » sous l'action des eaux de pluie et pour réaliser en même temps une économie de créosote, Rütgers a imaginé d'injecter dans la traverse un mélange de créosote et de chlorure de zinc. Le chlorure pénètre dans les parties profondes du bois et la créosote enrobe les couches superficielles de manière à rendre le délavage impossible. Cependant, à la pratique, le mélange n'est pas suffisamment intime pour donner une pénétration uniforme du liquide et la créosote ne recouvre pas assez régulièrement la surface pour éviter complètement le délavage. Au lieu d'employer un mélange de chlorure et de créosote, peut-être serait-il préférable de recourir à deux opérations distinctes d'abord, imprégnation au chlorure, ensuite imprégnation à la créosote. Dans de telles conditions, le chlorure soluble serait enrobé d'une couche de créosote insoluble. 6° Double Rüping. Pour le hêtre, les chemins de fer belges emploient le double Rüping, c'est-à-dire l'opération répétée. Le hêtre doit être imprégné totalement, à l'exception des parties de cœur rouge où la créosote ne peut pas entrer par suite de l'occlusion absolue des vaisseaux par des matières inertes. Le grand défaut que présentait le hêtre avant l'emploi du double Rüping, résidait en ce fait que ce bois étant très sensible à la pourriture, les traverses insuffisamment imprégnées en profondeur, pourrissaient rapidement à l'intérieur alors que l'extérieur était bien conservé. Or, l'examen occulaire ne pouvait déceler ce dépérissement prématuré. C'est pour remédier à cet inconvénient qu'on a recours au double Rüping. Dans le hêtre, sont forés des trous de diffusion afin de faciliter l'accès de la créosote. 7° Composés arsénifères. Il existe un procédé suédois de conservation des bois par imprégnation de composés arsénifères. Une solution aqueuse d'acide arsénique, d'arséniate de soude, de bichromate de soude et de sulfate de zinc, après pénétration dans l'aubier, donne des arséniates de zinc et de chrome insolubles qui offrent une bonne protection contre les champignons les plus nocifs. Les bois à traiter passent 24 heures dans la solution froide. 8° Tirefonnage. Après l'imprégnation, dans les cas où des selles d'appui métalliques sont prévues, on procède au tirefonnage, c'est-à-dire que l'on fixe les selles sur les traverses au moyen de tirefonds mis en place par une machine électromécanique. Les traverses imprégnées sont pourvues d'un clou millésime qui permet de contrôler leur âge. A la Société Nationale, à l'occasion de l'expédition des traverses vers les lieux d'utilisation, le chargement sur wagons est fait automatiquement au moyen d'une chaîne à taquets, mue par un moteur électrique. Les traverses non expédiées immédiatement après créosotage, sont empilées en piles mortes c'est-à-dire jointivement. Le chantier de Wondelgem créosote moyennement par année ± traverses en chêne± traverses en hêtre± traverses. 6. - Pose du rail sur traverses en bois Pour éviter l'écrasement des fibres du bois, il faut que le rail pose sur la traverse par une surface suffisante, d'où la nécessité de pratiquer une entaille dans les traverses demi-rondes fig. 13 à 15. La largeur du patin du rail standard de 50 kg par mètre courant de la S. N. C. B. est de 14 cm ; il est prescrit, pour les traverses intermédiaires, que la longueur d'appui du rail, mesurée suivant l'axe de celui-ci, soit d'au moins 14 cm ce qui donne une surface d'appui minimum de quelque 200 cm² et correspond à une pression unitaire statique note 034 maximum de 60 kg/cm² au droit de chaque roue d'un essieu de locomotive chargé de 24 tonnes . Pour les traverses voisines des joints de rail, la longueur d'appui est supérieure et fixée, à la S. N. C. B., à 18 cm au lieu de 14 cm. Avec les traverses de section rigoureusement rectangulaire, l'entaille ne serait pas nécessaire pour réaliser la surface d'appui minimum, mais une entaille est néanmoins pratiquée parce que ses épaulements extérieurs s'opposent efficacement à l'élargissement de la voie quand les rails supportent des efforts transversaux. Ces épaulements réduisent la fatigue des attaches. Sans entaille, les efforts transversaux en question finiraient par écarter les rails, les têtes des tirefonds intérieurs pourraient ne plus porter sur le patin du rail et celui-ci pourrait se renverser ; enfin, les tirefonds extérieurs seraient exposés au déversement et les trous s'ovaliseraient. 7. - Les attaches Les rails à patin sont fixés aux traverses en bois par des crampons ou par des tirefonds avec ou sans interposition d'une selle métallique. a. - Le crampon n'est plus guère utilisé que dans les voies industrielles. C'est un clou en fer de section carrée ou octogonale fig. 26 et 27. La pointe est biseautée perpendiculairement aux fibres du bois ou elle est fraisée en tronc de cône afin que le clouage n'ait pas pour effet de fendre la traverse. La tête du crampon présente un bec qui s'appuie sur le patin du rail et deux ailes latérales qui permettent d'extraire le crampon de la traverse au moyen d'un levier à fourche. On enfonce les crampons au marteau dans des trous forés à l'avance à un diamètre égal aux 2/3 de la largeur du crampon. Les crampons étant simplement cloués, il se conçoit qu'ils se détachent facilement du rail et alors celui-ci danse sur la traverse. Sous les efforts transversaux, les crampons se déversent et l'écartement des deux rails ne se maintient pas exactement. Pour ces raisons, on leur substitue de plus en plus des tirefonds. Fig. 26 et 27. - Crampon. Chose inattendue, les Anglais qui, actuellement, abandonnent le rail à double bourrelet pour adopter à leur tour le rail Vignole, reviennent aux crampons. Il s'agit en l'espèce de crampons présentant une certaine élasticité crampons à ressort formés de deux lames rectangulaires accolées, crampons Macbeth dont la tige cylindrique présente une conformation spéciale. L'avenir dira quelle sera leur résistance à l'arrachement, leur résistance au déversement, l'efficacité et la permanence de la pression sur le patin du rail. b. - Le tirefond est une grosse vis à bois, fig. 28 et 29, que l'on met en place au moyen d'une clé à moufle. A cet effet, la tête se termine par un prisme carré. Ce prisme porte lui-même une marque en relief par exemple B pour empêcher que l'ouvrier ne soit tenté d'enfoncer le tirefond au marteau. Des coups de marteau répétés écraseraient la marque et trahiraient la faute de l'agent. Enfin, les bras de la clé à moufle ont une longueur déterminée pour que l'ouvrier ne dépasse pas une certaine limite dans son effort de serrage et ne finisse par plier le tirefond ou le faire tourner fou » dans son logement. Il va sans dire qu'il est interdit aux ouvriers d'allonger le bras de levier de la clé à moufle. La tête du tirefond déborde largement pour serrer le patin du rail sur la traverse. Ce serrage est nécessaire pour empêcher le renversement du rail sous les efforts transversaux s'exerçant à son sommet ; pour éviter son soulèvement sous l'effet des efforts verticaux agissant de bas en haut ; enfin, pour combattre le cheminement du rail sur la traverse. Fig. 28 et 29. - Tirefond. Le vissage du tirefond est rendu possible par le percement préalable des trous à la machine au chantier d'imprégnation voir page 27. Quand le forage doit se faire à la main sur place, on se sert de tarières à cuiller qui rejettent bien au dehors le bois qu'elles coupent ; les tarières à filet hélicoïdal débourrent mal le trou et déchirent le bois. Le filet de la vis a pour section droite un triangle scalène dont le côté supérieur est presque perpendiculaire à l'axe ce qui accroît la résistance à l'arrachement. Lorsque la section est en forme de triangle isocèle, le tirefond présente une certaine tendance à se dévisser. Enfin, le pas du filet doit être assez grand pour que le bois compris entre deux filets consécutifs fasse solidement corps avec le restant du bois. A la S. N. C. B., on fore le trou du tirefond à un diamètre de 1 mm plus grand que le diamètre du noyau du tirefond pour éviter de faire éclater le bois par le serrage. Cela n'a pas pour effet de diminuer la résistance à l'arrachement. Les expériences à l'extrahomètre l'ont d'ailleurs prouvé. Le frottement ajoute peu de chose à la résistance à l'arrachement ; celle-ci, à nombre égal de filets en prise, dépend essentiellement de la hauteur du bois entre deux filets. C'est pour cela, qu'à la S. N. C. B., le pas restant le même, la hauteur du filet a été réduite. On cherche aussi à ce que le filet soit coupant pour que l'ouvrier n'ait pas à vaincre une résistance trop grande au serrage et pour qu'il s'aperçoive, par la résistance plus grande qu'il éprouve, du moment précis où la tête du tirefond touche le patin du rail. A ce moment commence le serrage sur le rail et l'ouvrier doit être attentif à ne pas l'exagérer. Certaines machines à tirefonner sont réglées pour une résistance de serrage déterminée, elles se débraient lorsque cette résistance est atteinte. Parfois, on galvanise les tirefonds pour les protéger de l'oxydation. C'est le cas à la S. N. C. B. dans les tunnels, dans les tranchées humides et dans le voisinage d'industries qui répandent des gaz nocifs dans l'atmosphère. Alors qu'un crampon, chassé dans un bois dur, ne présente guère qu'une résistance à l'arrachement de quelque kg, un tirefond, vissé à fond dans le même bois, offre une résistance d'environ kg. Fig. 30 Sous l'effet des charges roulantes, le bois se comprime et l'entaille de la traverse s'approfondit. Il est nécessaire de rabattre les épaulements a de l'entaille en temps utile afin de dégager le collet des tirefonds car il est essentiel que le serrage se fasse effectivement sur le patin du rail en e fig. 30 et non sur l'épaulement a de l'entaille. Cependant cet approfondissement de l'entaille ne se poursuit pas indéfiniment car la compression du bois augmente sa compacité. La compression devient pratiquement nulle après le passage d'un certain nombre de tonnes de trains. On se rend compte de ce que le serrage de la tête du tirefond s'exerçant latéralement à l'axe de celui-ci, ce mode de fixation du rail est encore quelque peu primitif et présente une certaine précarité. Dans la pose par simples tirefonds, on constate que la dilatation et le cheminement des rails provoquent un glissement de ceux-ci sur les traverses ce qui prouve que la pression des tirefonds n'est pas très grande. Aussi les tirefonds doivent-ils être toujours bien serrés ; sinon, au passage des trains, les rails battent sur les traverses ; ce battement s'accentue très vite, occasionnant une destruction rapide des portées des traverses. De ce chef aussi, les tirefonds sont soumis à des efforts dynamiques de bas en haut qui détériorent les fibres du bois en contact avec le filet. Fig. 31 Remarquons encore que lorsqu'une roue porte sur la traverse n° 1, le rail tend à prendre la forme représentée sur la figure 31 de sorte que le patin du rail, au droit de la traverse n° 2, exerce une poussée de bas en haut sur la tête du tirefond, poussée qui peut se traduire par un choc s'il existe du jeu entre le patin et la tête du tirefond. De même, lorsqu'on emploie une selle métallique intercalaire, si les tirefonds ne sont pas serrés, le rail bat sur la selle. La traverse subit une destruction mécanique rapide, la selle s'incruste dans le patin du rail. Cependant, il faut prendre garde car, sous une pression de vissage trop forte, il arrive parfois que les tirefonds plient et même, dans les bois tendres, qu'ils se déversent, c'est-à-dire que leur axe s'incline, le bois cédant. De ce chef, l'écartement de la voie peut augmenter. Fig. 32 et 33. - Plaque Ramy. C'est pour prévenir le pliage des tirefonds que l'ingénieur Ramy a imaginé la plaque représentée fig. 32 et 33. Cette plaque épaule le tirefond du côté où il est en porte à faux. Des essais ont été entrepris sur les chemins de fer belges dans les voies posées avec traverses entaillées de 5 mm sans selles métalliques ; ils ont montré que le nombre de tirefonds visiblement pliés était moindre avec la plaque Ramy que sans plaque. Mais on a constaté d'autre part que lorsque l'entaille de la traverse sous le patin du rail s'approfondissait, il arrivait que le tirefond serrait sur la plaque et ne serrait plus sur le patin. La plaque Ramy est utilisée sur certains chemins de fer secondaires et sur certains tramways. Dans un modèle plus récent, les deux branches de la plaque sont réunies, fig. 34, de manière à former un taquet T qui porte sur le patin du rail et a pour effet, en coinçant le patin, d'empêcher le déplacement de celui-ci dans le sens transversal. Fig. 34. - Plaque Ramy avec taquet de coincement du rail. Un système d'attache, d'origine française et qui jouit actuellement d'une certaine vogue est représenté fig. 35. C'est le griffon ». Il est constitué d'une lame en acier à ressort légèrement cintrée et percée d'un trou allongé, sur laquelle le tirefond presse bien symétriquement. L'extrémité de la lame, repliée à angle droit, repose sur une plaquette métallique rainurée afin de ne pas détériorer le bois. Fig. 35. - Le griffon. Le nombre et la disposition des tirefonds varient avec les caractéristiques du trafic vitesse, nombre de trains, charge par essieu et aussi avec le tracé de la ligne alignement droit ou courbe. Sur les lignes secondaires, on se contente de fixer le rail par deux tirefonds par traverse, l'un à l'intérieur, l'autre à l'extérieur de la voie fig. 36. Pour ne pas intéresser les mêmes fibres du bois et éviter ainsi que celui-ci ne se fende, l'un des tirefonds est vissé à droite de l'axe de la traverse, l'autre à gauche. Sur les voies à grand trafic, ainsi que dans les courbes, on place trois tirefonds disposés en quinconce, deux à l'extérieur et un à l'intérieur, puis inversement, par alternance fig. 37. Sur les chemins de fer français, cependant, les tirefonds sont placés comme le montre la figure 38. Lorsque les fibres du bois sont détériorées par les filets des tirefonds, on ne peut plus serrer les tirefonds d'une manière durable, on doit alors forer de nouveaux trous à côté des anciens et cheviller ceux-ci. A la suite des resabotages et des reforages qu'elles doivent subir au long de leur existence en voie principale, les traverses en bois sont retirées et replacées dans les voies accessoires, leur épaisseur n'étant plus suffisante et les trous multiples ayant réduit considérablement leur résistance. Tree-nails. Pour augmenter la durée des traverses en bois tendre, on introduit des chevilles tree-nails ou tampons en bois dur aux emplacements prévus pour les tirefonds fig. 39. On procède de même quand on veut prolonger la vie des traverses usées à l'endroit des attaches. Ces chevilles sont généralement vissées dans le bois. La partie supérieure est conique et, lors du vissage à fond, elle forme joint étanche contre l'humidité. Fig. 39 Tree-nail. Garniture Lakhovsky. La résistance à l'arrachement des tirefonds dans les bois tendres est faible et, très tôt, ils tournent fou », ayant pris du jeu dans leur logement. Fig. 40 Garniture Lakhovsky. Quand les tirefonds tournent fou », on est obligé de cheviller les anciens trous et d'en percer de nouveaux à côté. La garniture de l'ingénieur Lakhovsky s'emploie en lieu et place des chevilles. Elle se compose fig. 40 de deux coquilles métalliques qui, réunies, forment un cylindre dont la surface externe est munie de saillies circulaires. Quant à la surface interne, elle est tronc-conique et taraudée au pas du tirefond ordinaire. En vissant le tirefond dans la garniture, celui-ci, s'engageant de plus en plus, force les deux coquilles à s'écarter progressivement et à pénétrer dans la traverse. On retrouve ce souci d'améliorer la résistance à l'arrachement du tirefond dans la garniture Streitz et dans la virole VV. Garniture Streitz. Une bande métallique, fournie droite, épouse la forme du filet du tirefond. On l'enroule sur un mandrin simulant un tirefond, puis on en garnit le tirefond avant de l'engager. Virole VV. Le dispositif, représenté fig. 41, consiste en une virole en tôle mince enroulée en spires jointives mais non soudées. La virole a la largeur du pas du tirefond. On enfonce préalablement la virole dans le bois, on visse ensuite le tirefond qui trouve dans le bois un logement légèrement rétréci. Fig. 41. - Virole VV. 8. - Avantages propres aux traverses en bois Indépendamment de leur élasticité et de leur faible sonorité, les traverses en bois présentent encore les avantages suivants Possibilité et facilité de remédier sur place à une attache défectueuse, soit que les tirefonds ne donnent plus de serrage et, dans ce cas, il suffit de cheviller les trous et d'en forer d'autres à côté des anciens, soit que la table d'assise du rail est en mauvais état. Il suffira alors de déplacer longitudinalement la traverse et de préparer à l'herminette une nouvelle assise du rail sur bois sain. En cas de déraillement d'un essieu traîné sur une grande distance, les traverses en bois ne souffrent que très peu, la plupart d'entre elles sont réutilisables, tandis que les traverses métalliques sont généralement déformées. Retirées des voies et redressées, elles peuvent être réemployées mais leur redressement coûte assez cher. Possibilité de réemploi dans les lignes secondaires puis dans les voies accessoires des gares. Les traverses injectées de créosote sont suffisamment isolantes pour permettre l'équipement avec circuits de voie » sans dispositif particulier d'isolement note 041. 9. - Appareils de mesure L'extrahomètre indique sur un cadran la résistance maximum à l'arrachement des divers types d'attaches dans une traverse. Le torsiomètre accuse la résistance au tournage fou » des tirefonds. Cet appareil peut enregistrer jusqu'à 200 kg, chiffre jamais atteint en pratique. Le déclimètre mesure la résistance à la traction latérale et au renversement des diverses attaches. Il enregistre jusqu'à 4 tonnes. Un appareil du même genre, placé entre les deux rails soumis à une pression latérale, donne la résistance au renversement des rails et attaches ainsi que la résistance à l'élargissement de la voie. Le cadran indique jusqu'à 25 tonnes. Le bourramètre permet d'étudier les différentes méthodes de bourrage des traverses. 10. - Selles métalliques Du moment que la surface d'appui est suffisante note 042_1 et, ici, l'élément déterminant est la largeur du patin du rail, que la traverse est en bois dur, on peut asseoir directement le rail sur la traverse sans interposition de selles métalliques. Mais, lorsqu'on emploie des traverses en bois tendre, il est indispensable, en alignement droit comme en courbe, d'armer la traverse de selles métalliques sur lesquelles pose le patin du rail fig. 43 et 44 sinon, le patin pénétrerait dans la traverse. Par ailleurs, dans les bois tendres, les attaches se déformant latéralement, il faut les multiplier par exemple 4 tirefonds au lieu de 2 ou 3 ou bien les tree-nailler ». Le rôle essentiel de la selle est d'agrandir la surface d'appui du rail sur la traverse et de réduire de ce chef la fatigue de celle-ci. Ainsi, dans le cas d'une selle d'appui de 38,5 cm x 13 cm = 500 cm² note 042_2, la pression statique unitaire, au droit de chaque roue d'un essieu de locomotive chargé de 24 tonnes, tombe à . A la S. N. C. B., même avec des traverses en bois dur les selles métalliques sont employées lorsque le rayon des courbes descend au-dessous de 600 mètres parce qu'alors les réactions latérales sur les rails sont très grandes et l'épaulement en bois ne résiste plus ; il arrive aussi que par suite de l'inégale répartition de la charge de l'essieu sur les deux roues, la compression du bois soit excessive ; dans les courbes de rayons inférieurs à 1000 mètres sur les lignes à forte déclivité sur lesquelles la vitesse des trains dépasse 100 km/h ; sur les lignes à grande vitesse équipées en rails de 54 m. Il s'agit en l'occurrence de selles modernes du type Angleur-Athus page 46 qui solidarisent bien les traverses avec le rail et freinent les déplacements et les dilatations de celui-ci. Avec les selles anciennes, minces, légères et sans rebords fig. 42, fixées à la traverse par les mêmes crampons ou tirefonds qui retenaient le patin du rail, la forme du patin du rail s'imprimait dans la plaque. Celle-ci se pliait fréquemment de part et d'autre de l'arrête du patin. Des fissures s'amorçaient aux angles des trous de passage des crampons. Fig. 42. - Selle métallique mince. Selles à rebords. Peu à peu, les selles, fabriquées en acier laminé, ont été renforcées et pourvues de rebords fig. 43 et 44. Fig. 43 et 44. - Selle à rebords. Les rebords permettent de réduire le sabotage aux traverses demi-rondes et même de le supprimer aux traverses rectangulaires. Fig. 45 Les rebords retiennent le patin des rails lorsque ceux-ci sont sollicités par des efforts transversaux. Si l'on prend soin que les trous pratiqués dans la selle pour le passage des attaches ne débordent pas sur l'arrête intérieure a des rebords de la selle fig. 45 le patin du rail portera exclusivement contre les rebords et sur toute l'étendue de ceux-ci. Sans doute, la selle tendra à se déplacer et forcera encore sur les tirefonds, mais cet effort sera partagé entre tous les tirefonds. Enfin, l'épaisseur des rebords doit être inférieure à celle du patin, sinon, le tirefond porte sur le rebord de la selle et, du côté opposé, ne serre plus le patin du rail note 044. Les selles à rebords présentent donc l'avantage de solidariser les attaches des deux côtés du rail, réduisant ainsi de moitié leur fatigue ou, à effort transversal égal, d'augmenter la résistance des attaches au déplacement latéral du rail. On constate qu'en l'absence de rebords, tous les efforts transversaux sont supportés par les seuls tirefonds extérieurs et il arrive que ceux-ci soient cisaillés entre le patin du rail et la plaque. Fig. 46 Attache par tirefond et crapaud. Comme pour la pose sans selle, la tête du tirefond est en porte à faux du côté opposé au patin ; le tire-fond risque de se plier ou de se déverser. On peut prévenir ces inconvénients en serrant la tête du tire-fond contre un crapaud fig. 46 qui, d'un côté, prend appui sur la selle et de l'autre, sur le patin du rail ; le crapaud peut d'ailleurs prendre sa position d'équilibre grâce à la forme cylindrique de sa face d'appui sur la selle. Avec le crapaud, la surface de contact avec le patin du rail est incomparablement plus grande qu'avec la tête du tirefond, par conséquent, le serrage est beaucoup mieux assuré et les risques d'usure fortement diminués. Par ailleurs, et nous y reviendrons, ce serrage énergique est essentiel avec les rails de grande longueur 27 mètres et plus parce qu'il faut restreindre la dilatation en maintenant le rail sous contrainte. Sur les réseaux qui posent leurs rails avec une inclinaison de 1/20, on donne d'emblée à la face supérieure de la selle, la pente voulue vers l'intérieur de la voie. Selles à crochet. Il s'agit en l'espèce de selles dont le rebord extérieur est remplacé par un crochet retenant l'une des ailes du patin fig. 47. De ce côté, le tirefond ne sert donc plus qu'à fixer la selle. Fig. 47. - Selle à crochet. Ce dispositif a été employé sur une grande échelle dans les voies en courbe de la S. N. C. B., mais on a reconnu son inefficacité à cause du jeu qui ne tarde pas à se produire entre le crochet et le patin, jeu, qui ne pouvant pratiquement être supprimé, provoque l'élargissement de la voie. Il existait d'ailleurs un jeu initial par suite des tolérances admises pour l'épaisseur des patins. Selles modernes. Dans les voies modernes, on est arrivé à séparer nettement les deux fonctions fixation de la selle sur la traverse, attache du rail à la selle. Des tirefonds fixent la selle sur la traverse tandis que d'autres tirefonds maintiennent le rail sur la selle fig. 43 et 44. Les selles modernes permettent d'attacher d'avance au chantier les selles sur les traverses. L'on se trouve ainsi dans les conditions les meilleures pour donner à l'écartement futur des rails la précision voulue alignement droit ou courbe. Mais l'efficacité de l'attache par tirefonds résulte de deux éléments la résistance à l'arrachement et ce problème est résolu d'une façon satisfaisante ; la pression de la tête du tirefond sur le patin du rail. Nous avons déjà souligné la précarité de cette deuxième fonction page 37 par suite du pliage du tirefond, de son déversement, du jeu qui se produit entre la tête et le patin. La pose à l'intervention d'un crapaud fig. 46 apparaît, du point de vue des principes, déjà supérieure mais les systèmes d'attaches modernes appliqués aux traverses métalliques dont il sera question plus loin semblent résoudre plus parfaitement le problème. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que ces systèmes aient été transportés sur les traverses en bois lorsque celles-ci sont pourvues de selles métalliques fig. 48 et 50. Le système inspiré de la traverse métallique d'Ougrée fig. 48 et 49 procure une solidarité complète entre le rail et la traverse en bois par suite du serrage par clavettes du patin du rail sur la selle métallique. Ce serrage énergique supprime le cheminement » note 045 des rails sur la traverse. Sans doute, la longueur de la clavette donne à la voie une certaine rigidité mais les clavettes rendent possibles l'établissement et le maintien entre les deux files de rails d'un écartement tout à fait exact. Remarquons cependant qu'à la longue, les crochets s'ouvrent, les clavettes s'usent irrégulièrement parties en contact et parties non en contact, si bien que le serrage devient précaire et sans possibilité pratique de rappel de l'usure et l'on constate des chutes de clavettes dans la voie. La traverse Ougrée-Marihaye, théoriquement parfaite, n'a donc pas toujours donné à l'usage les résultats escomptés. Quant à l'attache système Angleur-Athus » pour traverses métalliques, représentée figures 50 et 51, l'emploi du crapaud en forme d'U renversé, évite la raideur de l'attache Ougrée » et donne à l'ensemble une certaine élasticité encore accrue par la présence d'une rondelle élastique sous l'écrou de fixation, élasticité à laquelle beaucoup de spécialistes de la voie attachent de l'importance. D'après des expériences, faites à la S. N. C. B., une voie équipée de selles Angleur-Athus » présente dans son ensemble une raideur transversale à peu près identique à la raideur verticale des deux rails. Déjà, sur la ligne électrique Bruxelles-Anvers, posée en rails de 54 mètres note 046, les attaches avec selles type Angleur ont été appliquées aux traverses en bois non seulement dans les courbes mais aussi dans les alignements droits. Actuellement, à la S. N. C. B., les selles d'appui Angleur-Athus » sont employées d'une façon systématique aux traverses en bois des lignes importantes sur lesquelles le rail de 54 m est généralisé. La solidarité du rail et de la traverse fait intervenir le ballast dans la résistance longitudinale de la voie. Conclusions. Si les selles sont employées sur une grande échelle par la plupart des réseaux, la question de leur généralisation est encore controversée. Cependant, pour les traverses en bois tendre, l'utilité et l'efficacité de la selle sont incontestables. Pour les traverses en bois dur, cela dépend de la largeur d'appui du patin, en d'autres termes, de la charge unitaire sur la traverse. Dans les courbes de faible rayon, avec les traverses en bois dur, aussi bien qu'avec les traverses en bois tendre, les selles sont recommandables car, sous l'effet de la force centrifuge et malgré le dévers note 047_1, les efforts transversaux sur le rail extérieur de la courbe sont très grands et les épaulements des entailles dans les traverses ne peuvent, à partir d'un certain rayon, opposer une résistance suffisante pour maintenir l'écartement de la voie. A cet égard, l'effort d'orientation a plus d'importance qu'une insuffisance de dévers car son ordre de grandeur est celui du poids qui charge l'essieu directeur. On reproche à la selle de hâter l'usure du patin du rail et de rendre la voie plus dure. On a cherché à parer à ce dernier inconvénient en interposant entre le rail et la selle une mince plaque de feutre ou de bois comprimé. Peut-être aussi les réseaux qui n'emploient pas les selles métalliques sont-ils préoccupés par la question d'économie de premier établissement à raison de deux selles de ± 12 kg chacune, par traverse et de ± 1500 traverses par km, cela fait 36 tonnes/km et représente un supplément de capital de premier établissement sérieux note 047_2, mais il faut s'entendre car c'est la charge annuelle d'intérêts et d'amortissement qu'il faut rapprocher du supplément éventuel des frais d'entretien annuels des voies posées sans selles. C'est un bilan à établir dans chaque cas. Enfin, l'essai des selles modernes avec attaches dérivées des traverses métalliques pose le problème sous un nouvel aspect. CHAPITRE IILes traverses métalliques 1. Forme et dimensions. Les traverses métalliques actuellement employées rappellent par leur forme celle d'une auge renversée fig. 52 et 54. Cette forme, obtenue par laminage, s'inspire de la traverse métallique primitive Le Crenier ; elle fournit au rail une bonne surface d'appui, s'accroche bien dans le ballast et emboîte convenablement celui-ci. Dimensions des traverses métalliques Allemagne Longueur de la traverse 2,550 m 2,500 m Hauteur 10 cm Angleur9,5 cm Ougrée 10 cm Largeur de la base 26,6 cm Angleur26 cm Ougrée 26 cm Largeur de la table 13,5 cm Angleur13 cm Ougrée 13,5 cm Epaisseur de la table 8 mm Angleur11 mm Ougrée 9 mm Épaisseur des ailes 8 mm Angleur Ougrée 9 mm Les ailes latérales, légèrement obliques, se raccordent à la table par des pans coupés pour supprimer les coins qui se bourrent difficilement. Les bords inférieurs des ailes, renforcés pour résister aux coups des outils de bourrage, présentent une section triangulaire qui facilite leur pénétration dans le ballast. Quant aux bouts, ils sont emboutis à chaud à la presse de manière à fermer la traverse aux deux extrémités et emprisonner le noyau de ballast. Ces bouts présentent un épanouissement nervure qui offre une plus grande résistance au ripage transversal de la voie. Ainsi conçue, la traverse métallique, bien bourrée, constitue un bon ancrage dans le ballast et s'oppose au déplacement longitudinal de la voie. Les portées d'assise des rails sont généralement inclinées par rapport à la partie centrale de la traverse pour donner aux rails l'inclinaison de 1/20 vers l'axe de la voie fig. 52 et 54. 2. Les attaches. Pendant longtemps, le point faible de la traverse métallique a été la présence des trous nécessaires pour les attaches de fixation du rail à la traverse. Ces trous rectangulaires, malgré leurs coins arrondis, constituaient l'amorce de fissures qui se formaient dans les angles et qui, se développant, entraînaient après un certain temps la déformation, voire la rupture de la traverse et sa mise hors service. La naissance des fissures était également favorisée par l'amincissement de la table dû à l'oxydation. Un autre écueil des anciens types de traverses métalliques était le déréglage de l'écartement. Fig. 52 et 53. - Traverse métallique système Ougrée-Marihaye ». Fig. 54 et 55. - Traverse métallique système Angleur-Athus ». A titre didactique, nous rappellerons brièvement comment s'exerça l'ingéniosité des constructeurs pour assurer la fixité du rail, d'une part, et régler, d'autre part, l'écartement variable des rails dans les courbes malgré que les trous étaient percés dans les traverses d'après un gabarit unique. Remarquons d'ailleurs que, pour des raisons économiques, les traverses avec trous pour le passage des attaches sont toujours utilisées sur les chemins de fer du Congo belge fig. 56 et 57. Ces traverses, posées dans la voie à l'écartement de 1,067 m, mesurent 2 m de longueur et pèsent 42 kg. On peut les ranger en deux systèmes caractéristiques dans le premier, le rail est posé directement sur la traverse. Exemple système rhénan fig. 56 et 57 ; dans le second, une selle est interposée entre le patin du rail et la traverse. Exemple système Haarmann fig. 58. Attache rhénane fig. 56 et 57. Le patin du rail est maintenu par deux crapauds C1 C2 serrés par des boulons à tête plate B1 B2. Pour introduire le boulon, on présente la tête plate 19 x 39 mm parallèlement au long côté du trou rectangulaire 21 x 50 mm de la traverse. Puis, on lui fait faire un quart de tour de manière que la tête se mette en croix avec le trou rectangulaire. Fig. 56 et 57. - Attache rhénane pour traverse métallique. Les crapauds, portant contre les bords des trous, supportent directement les efforts transversaux subis par les rails. Dans ces conditions, les boulons de fixation ne sont pas soumis à des efforts de cisaillement. Il existe quatre types de crapauds qui diffèrent par leur épaisseur 14, 17, 23 et 26 mm. En plaçant à l'extérieur du patin l'un des quatre types et, à l'intérieur, le type correspondant, on obtient l'écartement désiré. Attache Haarmann fig. 58. Fig. 58. - Attache Haarmann pour traverse métallique. Entre le patin du rail et la traverse, on introduit une selle à crochet C présentant vers le bas un ergot E qui s'accroche sous la table de la traverse. Le patin est maintenu du côté intérieur de la voie par des crapauds serrés par des boulons, comme dans le système rhénan. Pour régler l'écartement, on dispose de quatre espèces de selles et de quatre types de crapauds. Si le principe même de la traverse métallique s'est implanté difficilement sur certains réseaux, cela tient sans doute aux qualités incontestables de la traverse en bois dur créosote note 051_1, mais surtout au déforcement de la traverse métallique par la présence des trous, origine de fissurations. Diverses tentatives furent faites pour supprimer les trous note 051_2, mais la vraie solution de ce problème ne fut trouvée que lorsqu'on eut recours à une selle soudée sur la table de la traverse. Ce fut là un progrès considérable. Attaches modernes Les systèmes d'attache modernes se rangent en deux catégories le système d'attache par selles et cales de fixation fig. 60 ; le système d'attache par selles à nervures, crapauds et boulons de fixation fig. 62. Le premier a été introduit en Belgique par la Société d'Ougrée-Marihaye ; le second, par la Société d'Angleur-Athus. I. Système Ougrée-Marihaye. Le système de fixation des rails sur les traverses au moyen de cales est très ancien. Les Indes Anglaises notamment, emploient depuis 1878 des traverses métalliques comportant deux nez découpés dans la table et appelés clips » entre lesquels le patin du rail est fixé par une cale fig. 59. Fig. 59. - Attache du rail par clips » sur traverse métallique. Cependant le système d'attache par clips et cales conduit à la création de trous de grandes dimensions à l'endroit même où les efforts sont maxima. C'est à l'occasion d'une fourniture de traverses à clips pour les chemins de fer des Indes que les Usines d'Ougrée conçurent l'idée, de conserver les cales, mais de remplacer les clips par des agrafes en acier, introduites et ajustées dans des trous semi-circulaires beaucoup plus petits note 051_3. C'était certes un progrès, mais, en 1928, Ougrée créa une traverse nouvelle avec cale et selle à crochet soudée électriquement sur la traverse et supprimant complètement les trous fig. 60 et 61. Comme le montre la figure, les deux clavettes, introduites en sens inverse, entre le patin du rail et les crochets de la selle, assurent à l'assemblage une rigidité complète. Par suite de cette solidarité du rail avec chaque traverse, les efforts longitudinaux s'exerçant sur les rails, sont répartis sur toutes les traverses, il s'ensuit que la résistance au déplacement de la voie est telle que le cheminement » est pratiquement supprimé. Enfin, le serrage énergique des clavettes maintient le rail sous contrainte et freine sa dilatation note 052. Le serrage des clavettes doit être surveillé de très près parce que, après un certain temps, on constate une tendance au desserrage voir page 46. Fig. 60 et 61. - Traverse métallique système Ougrée-Marihaye avec selles soudées, attache par clavettes et table inclinée au 1/20. La surlargeur en courbe est réglée comme suit Dans les courbes dont les rayons répondent à la condition 400 m > R ¾ 230 m, on adopte, à la S. N. C. B., un surécartement de 10 mm et le passage de l'écartement normal au surécartement de 10 mm se réalise progressivement de 2,5 mm en 2,5 mm. L'entredistance des selles soudées reste constante et pour réaliser les surécartements successifs 2,5 mm, 5 mm, 7,5 mm et 10 mm, on recourt à l'usage de 4 types de clavettes d'épaisseurs différentes. Dans les courbes dont les rayons répondent à la condition 250 m > R ¾ 175 m, on adopte un surécartement de 20 mm et le passage de l'écartement normal au surécartement de 20 mm se réalise progressivement de 5 mm en 5 mm. Les surécartements de 5 mm et 10 mm sont obtenus comme indiqué au 1° ci-dessus. Quant aux surécartements de 15 mm et de 20 mm, ils sont réalisés en augmentant de 10 mm l'entredistance des plaques soudées et en utilisant les mêmes clavettes d'épaisseurs différentes. II. Système Angleur-Athus. Ce système remonte à 1928. Ici encore tout le dispositif d'attache est reporté au-dessus de la table de la traverse fig. 62 et 63, mais la selle soudée porte des nervures entre lesquelles le patin du rail est encastré de manière à lutter contre les efforts transversaux. Fig. 62 et 63. - Traverse métallique système Angleur-Athus avec selles à nervures soudées, attache par crapauds et boulons et table inclinée au 1/20. Les nervures de la selle présentent une encoche dans laquelle se loge la tête plate du boulon de fixation fig. 64 à 67. L'écrou du boulon serre, par l'intermédiaire d'une rondelle à ressort, le dos du crapaud en forme d'U renversé. Le crapaud s'appuie d'un côté sur la selle, de l'autre sur le patin du rail. L'assemblage se caractérise par une certaine élasticité. Le rail est donc maintenu d'une part par les nervures qui s'opposent au glissement vers l'extérieur et par les crapauds qui empêchent son renversement. La tendance au cheminement est combattue par le serrage des boulons sur les crapauds, serrage qui crée une résistance par frottement supérieure à la force qui provoque le cheminement du rail sur la traverse. Par ailleurs, la surface de contact des crapauds avec le patin du rail est suffisamment grande pour que le serrage des boulons maintienne le rail sous contrainte et freine sa dilatation note 054. Les surécartements en courbe sont obtenus en soudant les selles à l'écartement imposé ; celui-ci progresse de 2,5 mm en 2,5 mm. Le tableau ci-dessous permet de se rendre compte des prix des traverses métalliques comparés à ceux des traverses en bois Année Prix des traverses en bois métalliques 1928 chêne créosoté 70 F 100 F 1930 chêne créosoté 70 F Ougrée 1° à clavettes et trous 106 F 2° selles soudées 106 F Angleur selles soudées 88 F 1935 blanches chêne 45 F créosotées chêne 55 F chêne créosoté avec selles en courbe 65 F Ougrée 82 F Angleur 82 F 1938 1° chêne créosoté avec 2 selles métalliques type Angleur - attaches comprises 119 F Ougrée selles soudées 126 F Angleur Selles soudées 126 F 1950 idem 395 F Angleur selles soudées 426 F * 1938 2° chêne créosoté sans selle, attaches par tirefonds comprises 85 F 1950 idem 242 F * Estimation. Quant aux poids, les voici Traverses en bois sans selles, mais avec 4 tirefonds 85 kg avec selles, type Ougrée, clavettes comprises 101 kg sans selles, type Angleur, 2 tirefonds et attaches 113 kg Traverses métalliques à selles soudées Type Ougrée, avec les clavettes 75,5 kg Type Angleur, avec les attaches 76 kg En 1950, à la S. N. C. B., il y avait traverses métalliques en service en voies principales. En 1949, les Chemins de fer fédéraux Suisses possédaient Sur leurs voies principales 71 % de traverses métalliques, 29 % de traverses en bois. Sur l'ensemble de leurs voies principales et autres 68 % de traverses métalliques, 32 % de traverses en bois. Les prix de revient étaient Traverse en chêne, avec ses attaches avec selles ordinaires 42,05 FS avec attaches système Ougrée 51,45 FS Traverse métallique, avec ses attaches avec plaques de serrage 29,05 FS Les traverses en chêne viennent du pays. Quant aux traverses métalliques, elles sont exclusivement importées. On constate donc qu'en Suisse, les traverses métalliques coûtent moins cher que les traverses en bois, alors qu'en Belgique, c'est l'inverse. 3. Traverses en bois ou traverses métalliques ? Si nous nous plaçons des points de vue valeur technique et sécurité de la voie, nous pouvons, à l'heure actuelle, répondre sans hésitation traverses en bois et traverses métalliques. La valeur technique s'exprime par la capacité de résistance que la voie oppose aux efforts dynamiques du matériel roulant ainsi qu'aux influences atmosphériques. La valeur d'une traverse peut s'estimer encore par la façon dont elle maintient l'écartement de la voie. Bien entendu, nous supposons que nous avons affaire dans les deux cas à des voies parcourues par des trains rapides, nombreux et à charge par essieu élevée et que, par conséquent, le profil des rails, les dimensions des traverses, leur nombre par kilomètre, la qualité et l'épaisseur du ballast, sont en rapport avec les conditions d'exploitation ainsi définies. Le défaut capital de la traverse métallique le trou pour l'attache a disparu avec l'emploi des selles soudées ; l'attache elle-même s'est perfectionnée au point de maintenir le rail sous contrainte lors des dilatations. On peut dire que la traverse métallique a rejoint la traverse en bois dur créosotée. Mais il reste à avoir égard aux conditions locales, aux raisons économiques. 1° Conditions locales. On donnera la préférence à la traverse en bois dans les tunnels humides, dans les tranchées profondes et humides, où la voie est peu ou pas atteinte par le soleil à moins que l'orientation soit Nord-Sud, à la traversée des terrains marécageux, sur les ponts dépourvus de ballast, à cause de l'élasticité du bois, sur les lignes à ballast en cendrées, celles-ci sont moins bien drainées et plus ou moins sulfureuses note 056_1, les traverses métalliques y sont très attaquées par la rouille et leur épaisseur se réduit très fortement de ce chef, au bord de la mer à cause de l'humidité de l'air salin, dans les parages des usines ou des fabriques de produits chimiques dégageant des vapeurs acides, sur les lignes équipées au block automatique à circuits de voie note 056_2 afin d'assurer l'isolement des circuits électriques. Notons cependant que les chemins de fer fédéraux suisses emploient avec leurs traverses métalliques des dispositifs d'isolement entre la traverse et le patin du rail et entre les crapauds et le patin. 2° Raisons économiques. Les réseaux qui ne trouvent pas sur le marché national la quantité de bois dur suffisante pour leurs besoins annuels note 057_1 et qui doivent acheter une partie de ce bois à l'étranger, peuvent indifféremment employer des traverses en bois ou des traverses métalliques. Dans les mêmes conditions d'approvisionnement difficile en bois dur mais si le pays possède une industrie sidérurgique développée, tel est le cas de la Belgique, l'utilisation des traverses métalliques devient intéressante par le soutien qu'elle donne à l'industrie nationale et par le trafic qu'elle apporte au chemin de fer lui-même charbon, coke, minerais. Les traverses métalliques se prêtent moins facilement au soufflage note 057_2 en ce sens qu'il faut soulever davantage les traverses, 21 cm contre 8 cm. Remarquons qu'une traverse métallique à selle soudée ne convient que pour le profil de rail pour lequel elle a été fabriquée ; une traverse métallique équipée pour le rail de 50 kg/m, par exemple, ne pourrait être réemployée en voie accessoire en rails de 40 kg. Pour la même raison, les occasions de vendre des traverses métalliques comme traverses industrielles sont rares. Mais la traverse métallique hors service conserve une valeur mitraille intéressante. CHAPITRE IIITraverses en béton armé 1. Généralités. C'est vers 1907 que commencèrent des essais sérieux de traverses en béton armé, notamment en France, en Italie et en Suisse. Ces essais furent provoqués par la difficulté de se procurer en quantité suffisante des traverses en bois dur note 058 ou par le prix élevé atteint par les traverses métalliques dans les périodes de prospérité. Les très nombreux types peuvent se rattacher à trois conceptions bien distinctes Premier système traverses monobloc, la traverse est une poutre qui rappelle par sa forme la traverse prismatique en bois. Ce sont les traverses Calot, Orion, etc. fig. 68 à 73. Second système traverses mixtes, la traverse est constituée de deux appuis à large empattement, dont l'écartement est maintenu par une entretoise. Ce sont les traverses Vagneux, S. N. C. B., Sonneville, etc. fig. 75 à 77. Troisième système traverses en béton précontraint. Le plus généralement, on dispose une selle en acier, en caoutchouc ou en bois comprimé entre le patin du rail et la portée d'appui de la traverse inclinée au 1/20. 2. Traverses prismatiques monobloc en béton armé. a Traverses Calot. Conçue à l'origine pour la pose du rail à double bourrelet avec coussinet à large base utilisé à l'époque par les chemins de fer du Paris-Orléans, elle a été ensuite essayée avec le rail à patin, notamment sur la région Nord des chemins de fer français fig. 68 à 70. Dans les deux cas, on interpose une plaque de bois comprimé entre la traverse et le patin du rail ou le coussinet. L'attache primitive a été modifiée en vue d'obtenir une traverse électriquement isolante pour les cas où l'on utilise les circuits de voie note 059. La traverse est pourvue au moulage de trous à filets creux. Dans ces trous, on visse des tree-nails en bois de charme créosote, pourvus de filets extérieurs. Fig. 68 à 70. - Traverse prismatique en béton armé système Calot. Lorsqu'on visse le tirefond dans le tree-nail, lisse intérieurement, les filets extérieurs du tree-nail s'appliquent contre les filets creux du béton et l'on obtient ainsi la résistance à l'arrachement désirée. Fig. 71 Au bout d'un certain temps, le débourrage des têtes et le surbourrage de la partie médiane font que les traverses prismatiques en béton risquent de se fendre ou de se rompre en leur milieu. Grâce à son élasticité, la traverse en bois échappe à cet inconvénient. C'est pourquoi, il est prudent de dégager la partie médiane de la traverse en béton fig. 71. Le poids élevé, 225 kg, de la traverse Calot demande des moyens spéciaux de manutention, tels que des grues montées sur wagons. Sa longueur est actuellement de 2,40 m. D'après les essais effectués sur les lignes françaises de la région Nord, la traverse Calot conduirait à une économie de ballast de 0,400 m³ au mètre courant. b Traverse Orion. La traverse Orion, utilisée sur une grande échelle par les chemins de fer français, région du Midi et par les chemins de fer suisses, est représentée fig. 72 et 73. D'une longueur de 2,20 m, elle se compose de deux parties portantes et d'une partie centrale très robuste. En élévation, elle se caractérise par un surhaussement de la partie médiane qui trouve sa justification dans les considérations suivantes Nous avons déjà dit qu'avec les traverses prismatiques du type Calot on prend la précaution de dégager la partie médiane de la traverse pour éviter sa rupture, fig. 71. On peut craindre que les petits talus ainsi formés ne s'éboulent et passent de a en a'. Quand cela se produit, l'assiette des extrémités de la traverse est déséquilibrée, il en résulte des couples de flexion dangereux fig. 71. Au contraire, la traverse Orion ne reposant sur le ballast que par ses semelles, la partie centrale échappe aux réactions du sol. Fig. 72 et 73. - Traverse en béton armé système Orion. Le mode d'attache consiste dans des noyaux de bois à section rectangulaire noyés dans le béton, à raison d'un par tirefond fig. 74. Des quatre faces latérales, trois sont normales à la traverse mais la quatrième se présente en pan coupé. La section rectangulaire empêche le noyau de tourner lors du vissage ou du dévissage du tirefond ; le pan coupé empêche le noyau de remonter, assure le serrage du noyau dans son logement et facilite également son remplacement en le retirant par le dessous. Fig. 74 L'isolement électrique des deux files de rails est assuré par les noyaux en bois, ce qui résoud le problème de l'utilisation de ces traverses sur les lignes équipées du block automatique par circuits de voie. Sur les lignes à grande vitesse, on interpose une fourrure en bois comprimé entre le patin du rail et la traverse. La traverse Orion pèse 200 kg. Remarque. - L'expérience a montré que les ruptures et les détériorations des traverses en béton à poutre prismatique se produisent généralement au droit des rails, pour les traverses longues, au milieu, pour les traverses courtes. La réduction de longueur a un effet sensible sur le poids de la traverse et, comme l'assise est généralement plus large, les traverses en béton ne mesurent guère que 2,20 m à 2,50 m alors que les traverses en bois mesurent 2,60 m et plus. La rupture au milieu peut d'ailleurs être évitée on bien en dégageant le ballast de la partie centrale traverse Calot ou en relevant le profil de la poutre en son milieu traverse Orion. A propos de la longueur et du calcul des traverses en béton armé, on lira avec intérêt les études de MM. DESPRETS et DE VEALI dans le Bulletin du Congrès International des Chemins de fer note 061_1. 3. Traverses mixtes en béton armé ordinaire. a Traverse Vagneux note 061_2. La traverse Vagneux est du type semi-rigide fig. 73 à 77 et ce, pour parer au reproche que l'on adresse aux traverses prismatiques, à savoir le bourrage accidentel de leur partie centrale peut déterminer des efforts de flexion capables de fissurer le béton. Fig. 75 à 77. - Traverse semi-rigide en béton armé système Vagneux. La partie centrale est constituée d'une poutrelle métallique, de profil double T, qui s'encastre dans deux larges têtes en béton armé. Cette poutrelle 80 x 42 mm est, d'une part, assez rigide pour maintenir l'écartement normal de la voie et la bonne inclinaison des rails et d'autre part, elle est suffisamment élastique pour absorber les principaux efforts de flexion et de torsion. Le bourrage de la traverse est nécessairement localisé sous les deux têtes qui ont 72 cm de longueur et il est réparti symétriquement de chaque côté du rail. L'attache est constituée par un tirefond vissé dans un logement venu de moulage ou bien le béton est consolidé par une garniture hélicoïdale Thiollier fig. 78. La spirale Thiollier est vissée sur un tirefond enduit au préalable de graisse et fixé dans le moule. La coulée effectuée et la prise faite, on retire le tirefond de la traverse, tandis que la spirale reste dans le béton. Le logement présente un certain jeu, comblé par un mastic bitumineux très adhésif en vue d'assurer un serrage parfait de l'attache. La résistance à l'arrachement serait de 10 tonnes. La figure 79 représente une variante d'attache par tirefond et crapaud, elle évite que la tête du tirefond soit en porte à faux du côté opposé au patin. Lorsque la traverse doit être isolante électriquement circuits de voie du block automatique, le logement du tirefond est constitué par une gaine en bakélite. Les faces supérieures des deux blochets sont disposées avec une inclinaison de 1/20. Au droit des rails, une encoche est pratiquée dans laquelle vient se placer la tablette élastique en bois comprimé. Garniture hélicoïdale Thiollier. Fig. 78. - Attache par tirefond. Fig. 79. - Attache par tirefond et crapaud. La traverse Vagneux est utilisée sur des lignes de la région française de l'ancien P. L. M., sur le P. L. M. algérien et sur les chemins de fer tunisiens. D'après les essais, l'emploi de la traverse Vagneux permettrait une économie de ballast de 0,100 m³ au mètre courant de voie. b Traverse mixte de la S. N. C. B. fig. 80 à 82. Cette traverse a été conçue pour remédier à la pénurie de traverses en bois et elle a été réservée exclusivement aux voies de garage. Fig. 80 à 82. - Traverse mixte pour voies de garage de la S. N. C. B. On a recherché avant tout la simplicité et l'économie. La traverse est constituée de 2 blochets de section modeste et faiblement armés, réunis par 2 tubes à fumée en acier de chaudières de locomotives. Ces tubes sont recouverts de deux couches de minium de plomb. Ces tubes forment entretoises et, comme ils traversent les blochets de part en part, ils contribuent à la résistance des blochets eux-mêmes. Les tubes à fumée sont parfois remplacés par de vieux rails ou par des cornières. c Traverse mixte Sonneville S. N. C. F. fig. 83 à 85. C'est une traverse en béton armé ordinaire non précontraint constituée par 2 blochets massifs à assise large, réunis par une entretoise métallique qui traverse les blochets d'outre en outre et qui constitue l'ossature principale des blochets. Fig. 83 à 85. - Traverse mixte Sonneville S. N. C. F.. La longueur de la traverse Sonneville est de 2,25 m, son poids d'environ 170 kg. Les boulons d'attache prennent appui par leur tête plate, non pas sur le béton, mais bien sur les deux nez découpés dans l'entretoise métallique. L'écrou de ces boulons presse sur un crapaud élastique constitué d'une lame d'acier à ressort repliée. Enfin, le rail repose sur une semelle en caoutchouc cannelé. Le serrage sur le patin du rail serait suffisant pour maintenir le rail sous contrainte et supprimerait le cheminement du rail sur la traverse. Mise en place des boulons fig. 86. - On introduit le boulon de fixation par la cheminée verticale C1C1, la tête étant placée en croix avec l'entretoise métallique. On lui fait subir ensuite 1/4 de tour pour l'insérer dans l'échancrure de l'entretoise. Fig. 86. - Traverse mixte Sonneville S. N. C. F..Mise en place des boulons de fixation. Pour rendre cette rotation possible, 2 cavités C2C2 doivent être ménagées lors de la coulée de la traverse à la faveur de la présence de 2 noyaux NN. Les noyaux enlevés, il subsiste deux cheminées horizontales, légèrement inclinées pour l'évacuation des eaux de pluie. Accessoirement, ces cheminées facilitent le transport des traverses en y introduisant une barre de fer. A l'extrahomètre, les boulons auraient atteint une résistance à la traction de 9 tonnes. 4. Traverses en béton précontraint. Le béton armé pare à l'insuffisance de résistance à la traction du béton ordinaire par la présence de barres d'acier dans les régions soumises à l'extension. Mais, par suite de l'adhérence du béton à l'acier de l'armature, le béton suit les allongements que subissent les armatures sous les forces d'extension qui les sollicitent et, comme la capacité d'allongement du béton est très limitée, dès que la tension de l'acier dépasse quelque 10 kg/mm², le béton se fissure. Par ailleurs, lors de son durcissement, le béton est plus ou moins empêché de subir librement son retrait par suite de son adhérence à l'acier de l'armature et cet empêchement suffit à lui seul à produire des fissures. La précontrainte ou compression initiale résulte de la mise en tension préalable des tirants ou des fils d'armature, tirants ancrés aux extrémités, entourés ou non de gaines. La tension des tirants se transmet au béton sous forme d'une compression égale à cette tension de sorte que la résistance à la fissuration est, en principe, égale à la tension de précontrainte. Le retrait du béton et le fluage diminuent la tension du tirant d'où une perte de précontrainte mais si l'on constitue les tirants de fils d'acier de faible section et à haute résistance, on peut escompter que la perte de précontrainte ne dépassera pas 15 %. Le plus généralement, on emploie des aciers tréfilés de 2 à 3 mm de diamètre dont la limite élastique est comprise entre 150 et 180 kg/mm² et dont la résistance à la rupture atteint 200 kg/mm². Ils sont tendus à un taux inférieur de 20 kg/mm² à la limite élastique. Au moment du bétonnage, il est nécessaire de vibrer le béton afin d'assurer son homogénéité parfaite. Appliquée aux traverses de chemin de fer, la précontrainte a pour but principal de combattre la fissuration du béton. Beaucoup de réseaux s'intéressent à la question, mais on en est toujours au stade expérimental. Les expériences statiques et dynamiques effectuées dans les laboratoires de l'Université de Liège sur des traverses en béton précontraint belges et britanniques attestent l'élasticité des fissures du béton précontraint qu'elles se referment lors de l'enlèvement de la surcharge qui les produit. a Traverses françaises en béton précontraint. Les directives de la S. N. C. F. selon lesquelles les traverses précontraintes ont été réalisées sont une forte épaisseur sous le rail, un décrochement vertical de la partie centrale pour éviter qu'elle porte sur le ballast, une épaisseur au milieu réduite au minimum de manière à réaliser le maximum de déformabilité et le minimum de poids, la concentration des aciers à la partie inférieure, leur excentricité favorisant la résistance aux moments positifs, les rainures cylindriques ménagées de part et d'autre du rail pour servir d'appui et de butée aux crapauds d'attache. b Traverse belge Franki-Bagon en béton précontraint fig. 87. Cette traverse, mise à l'essai en 1946, est constituée de 2 blochets armés, réunis par une entretoise, en béton également. Les 3 pièces sont serrées ensemble par une tige d'acier manganosiliceux de 15 mm de diamètre filetée et tendue à 55 kg/mm² par le serrage des écrous d'extrémité. La compression dans le béton atteint 70 kg/cm². Des plaquettes de bois résinifié sont interposées entre les blochets et l'entretoise et réalisent une semi-articulation. Celle-ci supprime la flexion de la partie centrale en cas de dénivellation des appuis sous les blochets. Le poids de la traverse Franki-Bagon est de 200 kg, sa longueur de 2,40 m. L'attache est constituée par une selle en acier imprimée » dans le béton frais et maintenue sur la traverse par des boulons traversants fig. 88. La selle est pourvue de nervures emprisonnant un boulon à tête plate agissant par serrage sur un crapaud comme dans l'attache Angleur-Athus. Fig. 87 et 88. - Traverse belge Franki-Bagon en béton précontraint. Les attaches des traverses en béton. - Les tirefonds sont encore largement utilisés pour fixer le rail sur les traverses en béton. Ils sont vissés soit dans des blocs de bois dur qui ont en général la forme d'un tronc de pyramide traverse Orion, page 59, traverse mixte de la S. N. C. B., page 62, soit dans des logements hélicoïdaux ménagés dans le béton mais dont les filets sont renforcés par une garniture spirale métallique Thiollier ou par une virole VV. Fig. 89. - Attache par boulon-tirefond avec crapaud élastique de la S. N. C. F. Sur les lignes électrifiées, certains réseaux emploient des garnitures isolantes en matière coulée. Le tirefond presse soit directement sur le patin du rail, soit par l'intermédiaire d'un crapaud page 44. A la S. N. C. F., le rail est maintenu sur les traverses en béton précontraint par des boulons-tirefonds s'appuyant sur des crapauds élastiques constitués d'une barre plaie d'acier à ressort fig. 89. Parmi les types d'attache les plus évolués, on note l'attache indirecte par selle avec fixations indépendantes du rail et de la selle ; l'attache directe par tirefonds ou par boulons-tirefonds vissés les uns et les autres dans des garnitures Thiollier au encore par boulons traversant la poutre de part en part. Semelles intercalaires. - Pour éviter le contact direct de l'acier sur le béton, certains réseaux interposent une semelle entre le rail et la traverse. On rencontre des selles en caoutchouc spécial, en acier, en bois imprégné et comprimé, en bois lamellé et bakélisé. 5. Conclusions. Le poids de la traverse en béton est au moins double et parfois triple de celui d'une traverse en bois de chêne 80 kg ce qui rend sa manutention plus difficile. La fragilité relative du béton exige que la traverse soit traitée avec plus de ménagement que la traverse en bois. Par suite de son poids élevé, la traverse en béton assure une meilleure stabilité de la voie ; mais elle donne une voie plus rigide car elle ne possède pas l'élasticité de la traverse en bois. Par contre, elle procure une économie de ballast et elle est peu sensible aux agents atmosphériques. L'économie de ballast provient de ce que la traverse en béton armé étant plus courte, le lit de ballast est moins large. Par ailleurs, comme elle est plus lourde, il n'est pas nécessaire de contrebuter les têtes de la traverse par du ballast, ni de remplir les intervalles entre les traverses ; il suffit d'y placer juste assez de ballast pour que les traverses ne se déchaussent pas. Comme le serpentage de la voie provoqué par la dilatation brusque des rails est précédé d'un soulèvement de la voie qui supprime le frottement sur le ballast, la traverse en béton, plus lourde, peut, toutes choses égales, retarder le moment où le serpentage se déclenche. La traverse en béton est particulièrement intéressante pour les Colonies où les traverses en bois sont attaquées par les termites et où les traverses métalliques doivent généralement être importées ce qui en relève le prix, alors qu'il est souvent possible de trouver sur place les matériaux nécessaires à la fabrication de la traverse en béton, l'armature en acier exceptée. La traverse en béton trouvera aussi son emploi là où les traverses en bois périssent par pourriture, c'est-à-dire sur les lignes secondaires. Ici, en effet, la destruction organique précède la destruction mécanique. Sur les lignes principales où la destruction des traverses est due avant tout à des causes mécaniques, l'expérience dira quelle sera la durée des traverses en béton. A cet égard, il n'y a pas que la résistance de la traverse elle-même, il y a encore et l'on pourrait dire, il y a surtout la résistance de l'attache et de sa liaison avec le béton. Dans la plupart des cas, c'est l'insuffisance du système d'attache qui a contribué pour une large part à l'insuccès d'un type de traverse. L'attache doit pouvoir résister à l'arrachement à des efforts, mesurés à l'extraho-mètre, de quelque kg. Nous avons défini page 41, § 8, les avantages propres à la traverse en bois et notamment la possibilité de remédier sur place à une attache défectueuse. Rien de semblable n'existe pour la traverse en béton qui, du point de vue de l'attache, ne paraît pas encore au point. La nature du ballast présente une grande importance pour la résistance des traverses en béton. Le ballast fin, qui peut le mieux garantir une distribution uniforme de la réaction, a donné les meilleurs résultats. Le prix de revient dépend des dimensions, autrement dit, du poids de la traverse et du poids d'acier de l'armature ; mais il dépend aussi de la disposition plus ou moins heureuse du chantier de fabrication, c'est-à-dire de sa proximité ou non du lieu d'utilisation. A quel type de traverse en béton faut-il donner la préférence ? Il serait téméraire de donner une réponse à cette question, car seule une expérience de quelque 25 ans pourrait en fournir les éléments. La traverse mixte offre une bonne solution théorique du problème de la traverse en béton armé ordinaire mais rien ne dit que des traverses prismatiques rationnellement conçues, notamment de manière à éviter de façon certaine la réaction du ballast en leur milieu, ne donneront pas de bons résultats. Cependant, si l'on se reporte aux échanges de vue qui eurent lieu entre spécialistes lors du Congrès international des chemins de fer en juin 1949 à Lisbonne, les constatations suivantes se dégagent. L'emploi des traverses en béton armé classique est encore très limité. Leur comportement sur les lignes à trafic lourd et rapide n'a pas été satisfaisant. Pour cette raison, sur certains réseaux, leur emploi a été limité aux lignes secondaires à trafic faible ou aux voies de garage. L'intérêt se concentre sur les traverses précontraintes. Compte tenu des résultats réalisés lors des essais en laboratoire, on peut espérer que les traverses précontraintes donneront des résultats satisfaisants sur les lignes à trafic lourd et rapide, surtout si elles sont équipées d'attaches élastiques. Enfin, pour que l'emploi des traverses en béton armé, précontraint ou non, puisse présenter de réels avantages économiques par rapport à celui des traverses en bois et métalliques, il est nécessaire que leur coût de fabrication subisse une réduction importante par rapport au prix actuel. CHAPITRE IVPose de la voie A l'origine de la pose de la voie, le ballast est déversé sur la plateforme et régalé à la hauteur des faces inférieures des traverses ; les traverses sont alignées transversalement sensiblement à l'endroit qu'elles doivent occuper ; les rails sont déposés provisoirement bout à bout, mais ils sont placés à peu près à leur écartement normal ; ils sont éclisses sommairement en ayant soin de placer entre eux une cale provisoire dont l'épaisseur correspond à l'ouverture du joint de dilatation. Cette pose provisoire achevée à la faveur de quelques tirefonnages de traverses une sur trois ou quatre, on procède à la mise en place exacte des traverses, celles-ci sont ensuite tirefonnées. Le ballast devant constituer la couche supérieure, est refoulé sous les traverses et la voie est amenée par relèvements successifs à la pince au niveau voulu. Il s'agit alors de procéder au dressage provisoire en alignement, puis de dresser la voie dans le sens de la hauteur c'est-à-dire de procéder au relevage au niveau donné par les piquets de hauteur et au moyen de mires ou d'un jeu de nivelettes. Le relevage terminé c'est-à-dire les deux files de rails étant bien à la hauteur voulue, commence l'opération très importante du bourrage. Le bourrage. Le bourrage a pour but de donner une bonne assiette aux traverses c'est-à-dire de consolider leur position pour qu'elles n'aient aucune tendance à s'affaisser ou s'incliner de quelque côté que ce soit. Fig. 90Diagramme de l'intensité du bourrage. Il est logique que le bourrage de la traverse soit le plus intense au point d'application de la charge, c'est-à-dire au droit du rail et puis, qu'il aille graduellement en diminuant, jusqu'à 40 ou 50 centimètres vers l'intérieur de la voie et, à l'extérieur, jusqu'à l'extrémité de la traverse fig. 90. La partie centrale de la traverse ne doit pas être bourrée, mais simplement garnie de ballast, de manière qu'il n'y ait pas de vides qui permettraient le débourrage des parties voisines sous l'action des charges roulantes. Le bourrage des pierrailles se fait à la pioche par équipe de quatre hommes attaquant la traverse de quatre côtés à la fois ; l'opération s'effectue en deux phases fig. 91 et 92. Dans la première phase, les ouvriers occupent les positions 1 à 4, deux se plaçant entre les rails, les deux autres au dehors fig. 91. 91. - Bourrage d'une traverse. Dans la seconde phase, les ouvriers occupent les positions symétriques par rapport à l'axe de la traverse fig. 92. 92. - Bourrage d'une traverse. Les premiers coups de pioche sont donnés presque verticalement afin d'augmenter la cohésion du ballast, puis on incline peu à peu l'outil et l'on termine par des coups presque horizontaux, en évitant de toucher les traverses et les rails. On reconnaît que la traverse est suffisamment bourrée au son qu'elle rend quand on laisse tomber verticalement et d'une certaine hauteur, la tête d'une pince à riper ou d'une canne à boule sur chaque tête de traverse. Remarque. - A proprement parler, l'ouvrier ne bourre pas la voie, il la nivelle ; en réalité, c'est le train qui bourre la voie. L'ouvrier ne pourrait soulever la voie en la bourrant. Nous parlerons ultérieurement du bourrage mécanique. Dressage définitif de la voie. Sous l'effet du bourrage, des altérations légères dans la position de la voie peuvent se produire. On les corrige par le dressage définitif qui se fait avec les mêmes outils et les mêmes méthodes que le dressage provisoire mais avec plus de soins encore. Éclissage. La voie étant bourrée et dressée définitivement, on complète l'éclissage des rails et l'on place éventuellement les dispositifs anticheminants. Régalage du ballast. Pour achever la pose de la voie, il ne reste plus qu'à régaler le ballast et les banquettes d'après les profils imposés et à faire la toilette de la voie, des accotements et des fossés. Remarque. - Quelque temps après la mise en service de la voie, il se produit sur remblai neuf un tassement général auquel il faut remédier en relevant la voie pour la ramener à son niveau primitif. Après le passage d'un certain nombre de trains lourds, on procède à un relèvement qui donne à la voie son assiette définitive. CHAPITRE VEntretien de la voie Cette question, qui s'adresse plutôt aux gens de métier, demanderait pour son étude un développement qui ne peut trouver place ici. Nous dirons cependant quelques mots des méthodes de revision » et du soufflage » qui posent des questions de principe que les spécialistes agitent volontiers. Les méthodes d'entretien des voies se classent en deux modes de travail la revision méthodique intégrale ou réduite ; l'entretien en recherche ». La revision méthodique intégrale consiste à corriger périodiquement et d'une manière complète toutes les défectuosités constatées à la superstructure et à éliminer les causes de ces défectuosités, de telle manière que le maintien en bon état de la voie soit assuré jusqu'à la prochaine revision. Certains réseaux adoptent une méthode mixte ; ils procèdent à la revision méthodique intégrale d'une partie de leurs voies et soumettent à une revision méthodique réduite l'autre partie. L'intervalle de temps entre deux revisions intégrales dépend naturellement du type de voie, de son âge, de la qualité du matériel employé, de la nature de ballast, de la constitution de la plateforme, des courbes, des déclivités, des conditions climatologiques locales et surtout de la charge des essieux, du nombre et de la vitesse des trains. L'entretien en recherche consiste à dépister les points de la voie où se sont produites des défectuosités et à les corriger en temps utile ; par exemple déformations en plan et en profil, traverses ébranlées, traverses danseuses note 072, attaches et éclisses desserrées, cheminement des rails, jeu de dilatation supprimé, etc. C'est aussi par l'entretien en recherche qu'on remédie aux imperfections d'une voie nouvelle qui n'a pas encore pris toute son assiette ; cette voie doit être au début surveillée et entretenue jusqu'à ce qu'elle puisse entrer dans le cycle des revisions. Du point de vue économique, le plus grave défaut de l'entretien en recherche réside dans la difficulté de contrôler le travail et par conséquent le rendement. L'entretien en recherche ne permet jamais d'obtenir une voie parfaite ; après un certain temps, la voie comporte trop de matériaux de qualité, d'usure, d'âge différents et, finalement, on est obligé de procéder à un renouvellement complet, renouvellement qui est cependant prématuré pour certains éléments. Les travaux de revision méthodique s'exécutent dans les conditions les plus favorables des points de vue technique et économique. Ils remédient aux défauts cachés qui échappent à l'entretien en recherche. S'ils gênent davantage la circulation des trains, on peut s'y préparer beaucoup plus méthodiquement modification des horaires, circulation à simple voie. Par ailleurs, ces troubles dans l'exploitation ne se reproduisent qu'à des intervalles plus longs. Le soufflage. Lors de l'entretien des voies en exploitation et à l'occasion des revisions intégrales, on est amené entre autres opérations à procéder au bourrage des traverses de la manière indiquée précédemment page 71. Habituellement, on a recours au bourrage lorsque la hauteur dont la voie doit être relevée est supérieure à 4 cm. Dans ce cas, toutes les traverses sans exception sont bourrées. Mais, lorsque le relevage de la voie ne doit pas dépasser 4 cm, le procédé du soufflage » remplace le bourrage pour la consolidation des traverses. La pratique du soufflage a été imaginée par les chemins de fer anglais. Introduite en France en 1910 sur les chemins de fer du Nord, elle y a été perfectionnée en 1928 sous la forme du soufflage mesuré ». C'est sous cette modalité qu'elle est appliquée sur les chemins de fer belges depuis 1930. Le soufflage proprement dit consiste à étaler sur les moules, avec une pelle plate, une couche convenable de pierrailles anguleuses et dures. On soulève préalablement la voie de 5 à 8 cm et on étale la grenaille sur le moule sur une longueur de 50 cm de part et d'autre du rail et sur toute la largeur de la traverse. L'ouvrier souffleur prend sur sa pelle l'épaisseur requise de ballast en général 1 1/2 fois le vide à racheter, il introduit sa pelletée entre le moule et la traverse levée, puis, d'un retrait brusque de sa pelle ou par petites secousses, il distribue la grenaille uniformément sur le moule. Le soufflage terminé, ou laisse redescendre la voie ; les traverses soufflées se trouvent alors à un niveau légèrement supérieur à leur niveau normal mais, après le passage de quelques trains, elles sont ramenées au niveau voulu. Soufflage mesuré ». Il est possible de niveler une voie avec une grande précision en déterminant exactement les imperfections des profils transversaux et longitudinaux et en mesurant en outre avec précision la hauteur des creux sous les traverses danseuses ». Des appareils de mesure appropriés sont utilisés pour la détermination des défauts de la voie les dénivellations transversales se mesurent au moyen du niveau note 074_1 ; les dénivellations longitudinales au moyen du viseur note 074_2 et de la mire note 074_3 ; la hauteur des creux sous les traverses à l'aide du dansomètre fig. 93 et 94. Fig. 93 et 94. - Dansomètre. Il suffit alors d'introduire sous les traverses une quantité de ballast en rapport avec l'importance de ces dénivellations et de ces creux. Le soufflage permet de réaliser jusqu'à 30 % d'économie sur la main-d'œuvre, par rapport au bourrage. Dansomètre. Pour apprécier l'amplitude des mouvements d'une traverse danseuse, on se sert d'un dansomètre. Celui-ci est constitué d'un trépied ABC que l'on installe sur le bout de la traverse c'est-à-dire à l'extérieur de la voie fig. 93 et 94. Les trois pieds prennent appui sur le ballast et la tige centrale sur la traverse. La tige centrale T est sollicitée vers le bas par le ressort R de telle manière que son extrémité E presse constamment sur la traverse. Fig. 95. - Cale graduée. Le curseur qui glisse à frottement doux sur la tige est amené au contact du sommet du trépied. Dès que passe un train, la traverse danseuse s'affaisse, la tige T descend, mais le curseur est arrêté dans la descente. Quand le train est passé, la distance entre le sommet de l'appareil et le curseur, remonté avec la tige, mesure le vide maximum qui s'est produit sous la traverse lors du passage des essieux. Cette distance s'évalue pratiquement au moyen d'une cale graduée fig. 95. Fig. 96. - Mesure de la dénivellation aux joints des rails. Les chemins de fer belges utilisent également une variante de cet appareil dans laquelle la tige T se termine par une pointe acérée qui, pénétrant dans la traverse, suit les mouvements de celle-ci. Lorsqu'on procède à l'entretien en recherche, on se borne au mesurage des dénivellations longitudinales aux joints des rails. A cet effet, on utilise un fil d'acier AB extra dur de 1 mm de diamètre, fortement tendu fig. 96 et 97, et qui forme la base d'un triangle dont les deux autres côtés sont constitués de deux pièces de frêne de 3 m de longueur, articulées à leur sommet commun et formant cavalier. Fig. 97 Ce cavalier se pose longitudinalement sur le rail de telle manière que son sommet se trouve au droit du joint à examiner, le fil tendu le long du rail passant au-dessus du joint défectueux. On mesure la dénivellation du joint sous le fil d'acier tendu, au moyen de la cale dont il a été question plus haut et représentée fig. 95. Dans les cas où le joint se serait exceptionnellement relevé au lieu de s'être affaissé, on interpose entre les extrémités A et B et le rail des cales d'égales épaisseurs. La mécanisation des travaux d'entretien et de renouvellement de la voie Pour quelles raisons cherche-t-on à étendre la mécanisation des travaux de la voie ? 1° Les travaux gênent l'exploitation. Or, si le volume du trafic n'est pas toujours en augmentation, le nombre des trains lui, ne cesse de s'accroître. En effet, en matière de trafic voyageurs, on tend de plus en plus vers une exploitation par trains nombreux et rapides et, partant, légers. L'application du frein à air comprimé, continu et automatique aux trains de marchandises permet un relèvement de leur vitesse, or cette plus grande vitesse s'accommode mieux de trains relativement légers mais plus nombreux. Les travaux entravent la circulation des trains ralentissements, mise à simple voie, occupation des voies par le déchargement et l'enlèvement des matériaux ballast, traverses, selles, tirefonds, rails, éclisses, boulons, etc.. Il s'agit donc de réduire le temps consacré à ces travaux par une organisation méthodique d'abord, par la mécanisation ensuite. 2° La main-d'œuvre coûte cher et la mécanisation permet de l'économiser. 3° Il faut s'efforcer de mettre autant que possible l'ouvrier dans la situation de conducteur d'une machine qui se chargera de la partie la plus pénible de son travail physique. Les rapports présentés au Congrès international des chemins de fer de Lucerne en juin 1947, et les discussions qui s'ensuivirent ont fait ressortir qu'en ce qui concerne les travaux de renouvellement, le stade expérimental de l'emploi des engins mécaniques est dépassé. En France et en Angleterre notamment, plus de la moitié des travaux de renouvellement se font couramment par des procédés mécaniques. La pose de la voie par travées entières n'est cependant possible que si le rail est assez court ; en Amérique, le rail mesure 40 pieds, en Angleterre, 60 pieds, en France, 24 mètres. Avec les rails belges de 27 mètres, une travée de cette longueur devient difficilement maniable flèche 1,39 m. Notons qu'en Belgique, sur toutes les lignes importantes, c'est le rail de 54 mètres qui devient la règle. Quant à l'entretien courant, il peut être avantageusement fait par de petites équipes spéciales dotées d'un petit outillage mécanique perfectionné. Aux avantages d'ordre économique, il faut ajouter au crédit de la mécanisation des avantages d'ordre social car elle allège le travail des ouvriers. A. - Entretien. Pour les travaux d'entretien, l'outillage est pneumatique ou électrique et commandé par de petits groupes avec moteurs à essence. Mais la tendance actuelle est de supprimer les groupes et leurs câbles et d'actionner les engins par moteurs individuels à essence ce qui rend les outils plus maniables. On utilise notamment les outils mécaniques ci-après Bourroirs électriques ou à air comprimé frappant jusqu'à 20 coups par seconde, munis d'un sabot adapté à la nature du ballast. Tirefonneuses à moteur individuel pour visser et dévisser les tirefonds, capables de dévisser 15 à 20 tirefonds par minute moteur à essence ± 5 CV, vitesse de l'outil ± 100 t/min. Perceuses de rails pour forer les trous des boulons des éclisses moteur à essence 2,5 CV, vitesse de l'outil à t/min. Boutonneuses pour les éclissages. Délardeuses pour le resabotage des traverses moteur 2 CV à 6 CV, réfection de 200 à 250 épaulements à l'heure. Scies entraînées par moteur à essence qui tronçonnent un rail en 6 à 10 minutes ; les abouts sont coupés d'équerre et présentent des surfaces bien nettes. Meulage des rails. Autotracteur pour la propulsion des trains de diplorries » note 077 transportant le matériel de voie. B. - Renouvellement. Dans les travaux de renouvellement, on va plus loin encore, on a créé des engins mécaniques montés sur wagons, se déplaçant avec le travail lui-même et au moyen desquels presque toutes les manutentions à pied d'œuvre sont supprimées. Dans ce cas, des travées de voie neuve complètes, comportant rails et traverses assemblés, sont préparées à l'atelier puis amenées sur les chantiers. Elles sont déchargées du wagon et mises directement en place au moyen de potences montées sur le wagon. La dépose de la voie en mauvais état et son chargement immédiat sur wagon par travées complètes s'exécute de la même façon. Épuration du ballast Machines dégarnisseuses-cribleuses. En principe, le ballast à épurer est enlevé par des godets, se déverse sur un tapis roulant qui le transporte dans le trommel où il s'épure ; le ballast épuré retombe sur un tapis roulant qui le rejette sur la plateforme où il se répartit uniformément. Quant aux déchets provenant de l'épuration, ils tombent du trommel sur un tapis roulant qui les évacue en dehors de la voie. Apport du ballast neuf Amené par wagons à trémies, le ballast est déversé immédiatement dans la voie sur le ballast épuré. La voie est ensuite relevée et bourrée. Le rendement optimum des engins mécaniques de dégarnissage, épuration du ballast et pose de la voie est obtenu lorsque le service de l'Exploitation réussit, malgré les exigences du trafic, à mettre à la disposition du service de la voie de larges intervalles dans la circulation des trains. TROISIÈME PARTIELes Rails CHAPITRE IL'évolution du rail Les chemins de fer actuels ont eu pour précurseurs les voies minières en bois », en usage depuis plus de quatre siècles, au fond des charbonnages allemands du Harz et plus tard en Angleterre. On les retrouve, vers 1620, à la surface des mines de houille en Angleterre. Les premiers charbonnages anglais étaient établis à flanc de coteau le long des rivières et à quelque dix kilomètres des rivages de celles-ci. Le charbon, chargé dans des tombereaux, était amené le long des rivages et déversé dans des bateaux qui descendaient les rivières, puis les fleuves, longeaient les côtes et remontaient par d'autres cours d'eau dans l'intérieur des terres. Fig. 98. - Ornières garnies de pièces de bois. Les tombereaux, traînés par les chevaux, passant et repassant sans cesse par les mêmes chemins, des ornières plus ou moins profondes se creusaient dans le sol et, tantôt la roue de droite, tantôt la roue de gauche s'enfonçait dans le sol et donnait au tombereau une allure cahotée. Pour obtenir un chemin de roulement meilleur, parce que plus dur et de niveau, on disposa, dès 1620 fig. 98 des planches ou des dalles dans les ornières creusées par les roues. Pour les terrains plus ou moins meubles, la poutre de bois posée dans l'ornière, en augmentant l'étendue de la surface d'appui, réduisait la pression par unité de surface. La diminution de l'effort à faire pour traîner les tombereaux amena l'agrandissement du véhicule qui fut monté sur quatre roues au lieu de deux et on l'appela waggon ». Pour protéger les parties les plus exposées au frottement, on cloua des lames ou des plaques de fonte sur les rails plats en bois fig. 99. Fig. 99. - Rails en bois garnis de plaques de fonte avec rebords extérieurs en bois. Enfin, pour empêcher la roue de s'écarter du chemin ainsi préparé, on munit, en 1738, le rail d'un rebord extérieur fig. 99. En empêchant ainsi la roue de dérailler, on pouvait faire usage d'un chemin plus étroit et, dès lors, plus économique. Fig. 100. - Rail en fonte en forme d'U de Reynolds. Plus tard, en 1767, Reynolds imagina un rail en fonte en forme d'U, posé sur des longrines en bois fig. 100 note 080. Ces plaques de fonte devinrent finalement des rails plats à rebords intérieurs pour guider les roues à jante plate rail de Curr fig. 101. Fig. 101. - Rail en équerre de Curr. Ces rails étaient cloués sur des traverses en bois ou fixés sur des dés de pierre. Au XVIIIe siècle, ces chemins spéciaux s'étaient multipliés en Angleterre, surtout entre les mines et les embarcadères, ils avaient jusqu'à 18 kilomètres de longueur. Il est à remarquer que pour les établir de niveau on avait exécuté de grands travaux. Fig. 102. - Rail saillant de Jessop. Couramment, on payait un droit de passage pour obtenir des propriétaires du sol entre la houillère et la rivière l'autorisation d'établir sur leurs terrains ces chemins à rails plats. Nous l'avons dit, l'invention des chemins de fer a eu pour but d'offrir à la roue un meilleur chemin de roulement, mais du coup il fallait empêcher la roue de quitter ce chemin, il fallait maintenir la roue sur la voie soit en conservant la roue à jante plate et en donnant un rebord au rail fig. 101, soit en donnant un rebord à la roue et en faisant usage d'un rail saillant rail de Jessop fig. 102. Ce fut une amélioration que de faire passer le rebord du rail à la roue ; le rail saillant est, en effet, préférable au rail en U fig. 100. Le rail en U, comme aussi le rail en équerre fig. 101, mais dans une moindre mesure, retient en quelque sorte les pierres ou les objets qui viendraient accidentellement se poser sur le rail, les pierres ne pourraient que très exceptionnellement se maintenir en équilibre sur le rail saillant ; celui-ci favorise leur chute, il dégage mieux la surface de roulement. Fig. 103. - Rail subondulé en fonte en ventre de poisson ». Mais la conséquence de l'emploi du rail saillant fut considérable, il faisait de la voie un chemin spécial sur lequel ne pouvaient plus rouler les véhicules ordinaires à jante plate, ipso facto, le chemin de fer devenait indépendant de la route ordinaire. Les rails saillants de 1789 sont en fonte ; comme la fonte est peu résistante, ces rails sont très courts ; ils mesurent seulement un yard de longueur 0,914 m. En 1816, on leur donna la forme dite en ventre de poisson » qui se rapproche de la forme d'un solide d'égale résistance fig. 103. Fig. 106. - Voie continentale en rails à patin Vignole en fer forgé. Dès ce moment, si rudimentaire qu'elle soit, la voie est cependant assez robuste pour recevoir la locomotive. Aussi, est-ce de cette époque, l'année 1800, que commence peut-on dire, l'histoire de la locomotive sur rails. Nous disons sur rails, car elle eut un précurseur sur route. Fig. 107. - Voie anglaise en rails à double bourrelet en fer forgé. En 1825, sur la ligne de Stockton à Darlington, on pose, à titre d'essai, une moitié des rails en fer forgé, l'autre moitié étant toujours en fonte. Les rails en fer forgé sont aussi du type en ventre de poisson, ils pèsent 25 livres par yard. Il s'agissait aussi de déterminer la largeur de la voie. Elle dérive de l'écartement intérieur des jantes des véhicules ordinaires du pays employés sur les routes et dont on se servait sur les chemins à ornières de fer. Georges Stephenson adopta 4 pieds 8 1/2 pouces, soit 1,435 m note 082. Enfin, du rail subondulé à un bourrelet et sans patin, sont nés les rails à bords parallèles vers 1832, le rail à patin dit Vignole fig. 104 et, vers 1838, le rail à double bourrelet fig. 105 qui constituent l'un et l'autre les prototypes de la voie actuelle fig. 106 et 107. CHAPITRE IIGénéralités Le rail supporte et guide la roue du matériel roulant, c'est donc l'élément essentiel de la sécurité de la voie. Les rails reçoivent directement les efforts qui s'exercent sur la voie, ces efforts sont verticaux, transversaux et longitudinaux fig. 108. Fig. 108 A. Les efforts verticaux sont de deux sortes Les efforts statiques dûs à la charge des roues des véhicules. Charge maximum par essieu en Belgique, 24,7t ; en France, 21,5 t ; en Suisse, 21,5 t ; en Allemagne, 25 t ; en Hollande, 48,5 t ; en Italie, 22 t ; en Angleterre, 22 t ; en Amérique, 36 t. Les efforts dynamiques. Dans une locomotive à vapeur en mouvement, la charge statique peut s'accroître considérablement par l'action de la composante verticale de l'effort oblique des bielles motrices ; par les effets d'inertie des pièces en mouvement liées à la roue équilibrage éventuellement insuffisant des pièces à mouvement rotatif, effet des contrepoids rotatifs d'équilibre des pièces à mouvement alternatif ; la répartition du poids de la locomotive entre les essieux varie par suite des dénivellations accidentelles des rails ; en courbe, sous l'effet de la force centrifuge généralement incomplètement équilibrée par le dévers, la charge d'un même essieu se répartit inégalement entre les deux roues. L'augmentation de la pression statique atteint facilement ±20 % aux vitesses inférieures à 80 km/h, ± 30 % aux vitesses comprises entre 80 et 110 km/h. En cas de concordance des efforts, la charge statique peut même être doublée. Pour tenir compte de la vitesse effets d'impact, l'ingénieur hollandais Driessen applique un coefficient de vitesse Cv , coefficient déduit de ses observations personnelles. Pour V = 100 km/h, Cv = 1,33. N'ayant fait ses expériences qu'aux vitesses de 60 et de 90 km/h, M. Driessen pense que le dénominateur de ce coefficient devrait être revu pour des vitesses supérieures à 100 km/h. Pour 160 km/h, Cv = 1,85, mais rien ne dit que ce soit exagéré. Ce coefficient se rapporte à des trains remorqués par des locomotives à vapeur, pour lesquelles l'effet de l'obliquité des bielles et les effets d'inertie repris aux § 1° et 2° ci-dessus interviennent, on peut penser que pour des locomotives électriques ou des automotrices électriques, ce coefficient donnerait des chiffres trop élevés. D'après Driessen, la charge sur une traverse ne doit pas dépasser 13 tonnes, compte tenu du coefficient d'impact. Distance moyenne d'axe en axe des traverses 67,3 cm Locomotive à vapeurtype 1 2-3-1V=120 km/h Locomotive à vapeurtype 12 2-2-1V=140 km/h Locomotive électriqueBoBo à 4 essieux moteurs Tension totale en kg/cm² dans le rail belge de 50 kg/ m 1 2 3 4 5 6 1 2 3 4 5 1 2 3 4 649 540 806 853 827 600 970 625 508 827 en kg/cm² en kg/cm² en kg/cm² Charge totale en tonnes sur une traverse belge en bois de 2,60 m x 0,26 m 7,20 12,38 7,60 6,00 12,80 5,80 5,80 9,35 12,44 7,33 9,43 5,80 en tonnes en tonnes en tonnes N. B. - Les chiffres ci-dessus ont été calculés d'après la méthode Driessen compte tenu du coefficient de vitesse et d'un supplément dérivé de données anglaises. B. Les efforts transversaux Et se produisent au contact du bourrelet du rail et de la surface de roulement du bandage de la roue. Ces efforts ont pour limite le produit fP de la charge P de la roue par le coefficient de frottement f. Celui-ci est, dans les conditions moyennes, égal à 1/6 ; quand ces efforts transversaux sont suffisants pour vaincre le frottement, la roue glisse sur le rail et c'est alors un choc du mentonnet du bandage qui se produit contre la face latérale du bourrelet du rail. Ces efforts transversaux sont provoqués par la circulation en courbe et par les mouvements de lacet. Dans le mouvement d'orientation progressive en courbe, la roue avant gauche de la locomotive attaque le rail extérieur de la courbe fig. 109. Fig. 109 Les mouvements de lacet sont dûs aux inégalités de la voie, aux modalités de construction des locomotives position et nombre de cylindres, etc., jeu des essieux, réaction des véhicules attelés. De tous ces efforts transversaux, ce sont les chocs qui sont les plus dangereux. S'exerçant au sommet du rail, ils tendent à le renverser fig. 122, ils forcent sur les attaches, ils peuvent aussi provoquer le ripage de la voie. Ils seront d'autant plus nuisibles que la hauteur du rail sera plus grande et que la largeur du patin sera plus petite. C. Les efforts longitudinaux El. Le mouvement de progression de la locomotive obtenu par l'adhérence des roues motrices sur le rail provoque une réaction qui tend à faire cheminer le rail en sens contraire du mouvement. Aux joints, les chocs de toutes les roues du train sur le bout des rails tendent au contraire à déplacer le rail vers l'avant note 085. Les effets de la dilatation s'exercent également dans le sens longitudinal. ** * On devra donc avoir égard à toutes ces sollicitations pour étudier le profil du rail, la nature du métal, la pose même du rail verticale ou inclinée, le nombre d'appuis et leur surface, les modes d'attache aux traverses, la constitution des joints, etc., puisqu'aussi bien ces efforts peuvent provoquer la déformation, le bris, le renversement, le déplacement et l'usure du rail. Mieux auront été résolus ces problèmes, mieux sera garantie la sécurité et moindres seront les dépenses d'entretien et de renouvellement. CHAPITRE IIIProfils des rails Il existe trois formes principales de rails le rail à patin, dit rail Vignole note 086 fig. 110 ; le rail à double bourrelet ou bull headed tête de taureau fig. 111, appelé aussi rail à coussinets ; le rail à ornière fig. 130, que les sociétés de tramways et les chemins de fer secondaires utilisent dans les agglomérations. Le rail à patin Vignole. Le rail à patin est d'un usage pour ainsi dire mondial et à l'heure actuelle, même l'Angleterre et les parties du réseau français qui constituaient anciennement les lignes de l'État, du Paris-Orléans et du Midi, ont renoncé au rail à double bourrelet qu'elles utilisaient jusqu'en ces dernières années. Le rail à patin se compose de trois parties le bourrelet ou champignon, l'âme, le patin. 1° Le bourrelet. Le profil du bourrelet du rail et celui du bandage de la roue sont étudiés en vue de réaliser les meilleures conditions de roulement et d'assurer le guidage le plus satisfaisant du mentonnet de la roue fig. 112. Le rail, incliné généralement au 1/20 sur la verticale, offre à la roue une surface de roulement légèrement bombée. D'autre part, la surface de roulement BC du bandage est inclinée au 1/20, cette conicité de la roue ramène constamment le train de roues dans l'axe de la voie et empêche les mentonnets des roues de frotter contre les rails. En effet, en ligne droite, par suite de cette conicité, l'essieu repose sur le rail par deux cônes opposés, la position d'équilibre est située symétriquement par rapport aux deux rails. L'essieu est rappelé dans l'axe par son propre poids. Sous l'action de la pesanteur, l'essieu tend à se placer par rapport aux deux rails, dans une position telle que son centre de gravité se trouve au point le plus bas. Il en est ainsi lorsque l'essieu est rigoureusement dans l'axe de la voie. Du côté extérieur, en AB, l'inclinaison du bandage est plus forte 1/10 pour éviter qu'il se produise un bourrelet en cet endroit. La surface de roulement du bandage se raccorde au mentonnet par un congé de rayon r un peu plus grand que celui du rail r' fig. 113. Des études ont montré que le taux de la tension élastique qui se produit au contact du bandage des roues et du bourrelet du rail augmente très rapidement si l'on diminue le rayon r du congé du bourrelet du rail. Enfin, le mentonnet du bandage présente au rail une ligne inclinée à 60° environ sur l'horizontale fig. 112. Lorsque, pour une cause quelconque, en courbe notamment, la roue tend à escalader Le rail, le contact entre le rail et le bandage s'établit suivant cette ligne inclinée à 60° et, lorsque la charge verticale supportée par la roue est suffisante, le bandage glisse d'une façon permanente suivant cette ligne inclinée et tout risque de déraillement est écarté. Mais si, au contraire, la charge verticale de la roue était trop faible ou si l'inclinaison était notablement moindre que 60°, le déraillement pourrait se produire par simple escalade du rail note 088_1. L'expérience a montré que l'inclinaison de 60° était celle qui donnait le maximum de garantie. Une inclinaison plus raide, 80° par exemple, donnerait plus de sécurité contre le déraillement en se plaçant du point de vue que nous venons d'envisager ; mais, par contre, le profil du bandage s'accommoderait alors moins bien de toute irrégularité dans l'alignement des rails, aux joints fig. 114. Fig. 114 La situation deviendrait particulièrement dangereuse si, à la suite d'une usure anormale, la face considérée du mentonnet devenait verticale mentonnet tranchant ou usé à couteau, la moindre irrégularité dans l'alignement des rails pourrait provoquer un déraillement. Revenons-en au bourrelet lui-même. Par suite de sa surface bombée et de l'inclinaison au 1/20, le contact avec la roue se fait sensiblement au milieu du bourrelet, tout au moins avec les bandages et rails neufs, c'est-à-dire dans l'axe du rail. Si la surface du bourrelet était plane, le contact pourrait n'avoir lieu que sur le bord du bourrelet et la charge s'exercerait en porte à faux ce qui nuirait à la stabilité du rail. Le bombement prévient aussi la formation d'un creux. Le bourrelet s'use verticalement et latéralement, la hauteur e et la largeur l fig. 115 sont établies en conséquence. L'usure latérale est plus accusée dans la circulation en courbe, dès lors, sur les lignes sinueuses, il faut, par une largeur suffisante, prévenir une mise hors service prématurée. Fig. 115 A la sur les lignes à gros trafic circulation journalière de tonnes l'usure verticale est de l'ordre de 0,6 mm par année note 088_2. En courbe, lorsque l'usure d'un côté du rail a atteint la limite admise et, pour autant que la largeur à la surface de roulement du bourrelet le permette encore, on peut retourner le rail bout pour bout, lui donner le cintrage inverse et le maintenir en service jusqu'au moment où le côté intact offert à l'usure a atteint, à son tour, la limite réglementaire. Dans certains pays et notamment en Belgique, les faces latérales du bourrelet sont parallèles à l'axe vertical du rail, cependant, beaucoup de réseaux France, Allemagne, Amérique, etc. ont adopté un profil à faces trapézoïdales et ce, dans le but d'obtenir des portées d'éclissage pp' plus grandes fig. 116 et de maintenir sensiblement la verticalité de la face intérieure des rails après pose au 1/20. Posé verticalement, un rail ainsi profilé présente plus de risque de déraillement en cas de mentonnet tranchant. Fig. 116 Pose verticale du rail. - En 1918, au moment de la standardisation des profils de rails, les Compagnies françaises, se basant sur l'exemple de certains chemins de fer américains, ont adopté la pose verticale du rail pour les voies neuves à poser en rails standard. En 1921, après examen des résultats, les chemins de fer français ont décidé de ne pas maintenir la pose verticale sauf dans les appareils de voie dont cette pose facilite la construction. Fig. 117 On a constaté fig. 117 dans les courbes, un déversement des rails vers l'extérieur donnant un surécartement atteignant en certains points 4,5 mm ; une compression de la table de sabotage de la traverse vers l'extérieur du rail ; la formation d'une bavure sur le bourrelet du côté de l'intérieur de la voie ; une usure oblique des rails suivant l'inclinaison des bandages. Les chemins de fer belges qui, en 1910, avaient adopté la pose verticale pour le rail de 50 kg/m y ont également renoncé en 1922 pour les mêmes raisons. Des essais ont été effectués avec une surface de roulement plane, or, il a été constaté qu'au bout d'un certain temps de service, en alignement droit, les rails affectent la forme représentée fig. 118, déformation qui ne s'observe pas avec les rails à surface convexe, si ce n'est au moment où celle-ci est devenue plane par usure. Fig. 118 En courbe, le métal du rail plan se déplace seulement du côté extérieur du rail. Remarque. - Dans la recherche du meilleur profil, il y a lieu de se rappeler que tout rail comporte deux parties importantes fig. 119 la partie a destinée à disparaître par l'usure et la partie b remplissant l'office d'une poutre soutenue par différents appuis. Pour la partie a, il faut rechercher la forme qu'elle doit affecter pour réduire l'usure au minimum ; la quantité de métal qu'elle doit représenter compte tenu du trafic. Fig. 119 La partie b doit être étudiée de manière qu'elle puisse supporter élastiquement, même après disparition de la partie a, les plus fortes charges roulantes. La quantité de métal du profil entier doit être calculée de telle manière que, lorsque la partie a a disparu, l'usure par oxydation des autres parties, l'âme et le patin, ait atteint aussi sa limite. Si non, il pourrait arriver que, la partie a étant disparue, le patin et l'âme soient encore en bon état de résistance, ce qui indiquerait que si l'on avait enlevé un peu de métal au patin et à l'âme pour renforcer la partie supérieure a du bourrelet, la durée de service du rail eut été plus longue. Inversement, s'il s'agit d'une ligne à faible trafic et sous un climat très humide l'épaisseur du patin et de l'âme pourrait, par oxydation, être réduite au minimum admissible alors que la partie a serait encore loin d'être arrivée à la limite extrême d'usure. Enfin, il convient de limiter la largeur du bourrelet à ce qui correspond aussi exactement que possible aux nécessités des usures verticale et latérale et d'employer le métal ainsi économisé pour augmenter la hauteur du rail de façon que celui-ci offre une plus grande résistance élastique à l'action des charges verticales. 2° Les portées d'éclissage. Les portées d'éclissage, c'est-à-dire les plans inclinés qui raccordent le bourrelet et le patin à l'âme du rail, remplissent une fonction importante ; elles servent d'appui aux éclisses E qui doivent soutenir le bourrelet à l'endroit du joint fig. 120 et 121. La charge P se décompose en deux forces F normales aux portées d'éclissage. On a d'où . Cette force donne elle-même une composante horizontale F' et dès lors . L'effort F' sera donc d'autant plus grand que l'angle a sera plus petit. Quand l'angle a diminue, lorsque l'inclinaison des portées d'éclissage se rapproche trop de la verticale, F' augmente et la poussée des éclisses soumet les boulons d'assemblage à un effort de traction supplémentaire important qui n'est soulagé que par le frottement des surfaces en contact. En outre, la flexion des extrémités des rails aux joints, tend, comme un coin, à écarter les éclisses et impose aux boulons un travail exagéré. On est donc amené à donner à a une valeur assez grande mais une nouvelle limite s'impose par suite de l'usure des surfaces en contact, il se produit du jeu qu'il faut racheter par un resserrage périodique des boulons. Si l'inclinaison des portées d'éclissage se rapprochait trop de l'horizontale par exemple 1/5, dès l'apparition d'un faible jeu, les éclisses resserrées se rapprocheraient de l'âme au point de coller bientôt contre elle, rendant impossible tout rappel ultérieur du jeu note 091. Dans ces conditions, le bourrelet du rail serait insuffisamment soutenu. On adopte généralement une inclinaison de 1/3. Pour donner l'ampleur maximum aux portées d'éclissage, il convient d'adopter des rayons de raccord très petits, par exemple 2 mm. 3° L'âme et le patin. Signalons la tendance de l' American Railway Engineering Association » en ce qui concerne ses nouveaux types de rails le rayon du congé de raccord de l'âme du rail avec le bourrelet est fortement augmenté 19 mm ; la portée d'éclissage supérieure se réduit à une surface cylindrique circulaire à génératrices horizontales s'emboîtant dans le congé de raccord et formant articulation headfree joint bar = éclisse à tête libre. Le rapport entre la hauteur du rail et la largeur du patin joue un rôle important. En ce qui concerne le renversement autour de l'arête a sous l'effet des efforts transversaux Et fig. 122, l'équation d'équilibre est donnée par . De ce point de vue et, toutes choses égales, il y a donc intérêt à choisir un rail trapu c'est-à-dire pourvu d'une base large comparée à la hauteur. En fait, à l'heure actuelle, le rapport , tout en étant assez variable, se rapproche de 1,1 tableau ci-après. Remarquons encore que les moments d'inertie et de résistance du rail, dont dépendent sa raideur et sa résistance aux efforts verticaux, sont proportionnels respectivement au cube et au carré de la hauteur. Dimensions en mm Longueur en mètres Poids en kg/m h l a l’ 151 140 15 72 1,07 27 m 50 kg Reichsbahn 148 125 14 67/70 1,18 15/30 m 49 kg Hollande 142176 120156 1416 72/7772/76 1,181,13 24 m24 m 46,9 kg63,1 kg Suisse 145 125 14 65 1,16 24 m 46 kg France 153 140 15,5 65/67,4 1,09 18 m 50,56 kg h = hauteur du rail, l = largeur du patin, a = épaisseur de l'âme, l’ = largeur du bourrelet. Pour des facilités de laminage, on s'efforce de réaliser une répartition aussi uniforme que possible entre les masses de trois parties des rails, exemples bourrelet 40 % - 42 % âme 22% - 18% patin 38 % - 40 % Une disproportion trop grande donne un cintrage des rails trop important lors du refroidissement au sortir du train finisseur note 093, cintrage qui peut déterminer des tensions internes excessives. La S. N. C. B, a adopté comme rail standard le profil, représenté fig. 124, de 50 kg/m, hauteur 151 mm largeur du patin 140 mm épaisseur de l'âme 15 mm largeur du bourrelet 72 mm Fig. 124. - Rail de 50 kg/m de la mais il existe encore sur beaucoup de lignes secondaires des rails de 40,650 kg/m fig. 120. Le rail de la Reichsbahn pèse 49 kg/m, sa hauteur est de 148 mm, le patin mesure 125 mm, l'épaisseur de l'âme est de 14 mm. On l'emploie en deux longueurs 15 m et 30 m. L' American Railway Engineering Association » a adopté en 1946 deux profils nouveaux 57 kg/m et 66 kg/m fig. 125 et 126. Congo. - Signalons que sur le chemin de fer du Bas-Congo au Katanga à voie de 1,067 m, on utilise un rail de 37,5 kg/m fourni en barres de 15 mètres ; hauteur du rail 125 mm, largeur du patin 105 mm, charge maximum par essieu 15 t. B. - Rail à double bourrelet. A l'origine, ce profil, constitué de deux bourrelets reliés par une âme, était tout à fait symétrique. Cette conception s'inspirait du souci de pouvoir retourner le rail sens dessus dessous et de doubler ainsi sa durée. Mais, à l'expérience, on a constaté que le bourrelet inférieur se creusait au contact du coussinet et que sa réutilisation était illusoire. Finalement, on a adopté un profil dissymétrique dans lequel chaque bourrelet a une forme et des dimensions en rapport avec sa destination fig. 127, profil que les Anglais dénomment hull headed tête de taureau. Les rails à double bourrelet sont fixés dans des coussinets au moyen de coins en bois dur ou en acier. Les coins métalliques sont constitués d'une lame repliée formant ressort. Les fig. 128 et 129 représentent le coin en acier David. Les coins se placent du côté extérieur de la voie de manière à laisser le personnel d'entretien à l'extérieur de la voie. Sous l'influence des trépidations, des variations de température et d'humidité, les coins en bois ont une tendance à se desserrer, ce qui réclame une certaine surveillance. On contrarie le desserrage en enfonçant les coins dans le sens de la marche des trains sur les lignes à double voie de manière que le cheminement éventuel du rail sur la traverse enfonce le coin davantage. Sur les lignes à simple voie parcourues dans Les deux sens, on chasse les coins alternativement dans un sens et dans l'autre. Le poids du coussinet varie de 18 à 25 kg. La surface d'appui du coussinet sur la traverse est établie de manière à ne pas dépasser une pression de 20 kg/cm², celle-ci est donc plus faible que dans le cas du rail à patin pages 34 et 42. C. Comparaison de la voie en rails Vignole et de la voie en rails à double bourrelet. Les deux formes sont rationnelles, elles se rapprochent du double T, c'est-à-dire de la section la plus favorable, le rail devant offrir une raideur suffisante pour que la surface de roulement reste aussi droite que possible. En reportant le métal vers le haut et vers le bas, on a augmenté le moment d'inertie et, par ailleurs, on a donné à la partie supérieure, exposée aux frottements de glissement et de roulement, les dimensions voulues pour tenir compte de l'usure ; à la partie inférieure, une surface de contact avec le support suffisante pour que la pression unitaire ne soit pas trop élevée. A tonnage égal, la base plus large du coussinet du rail à double bourrelet autorise l'emploi de traverses en bois tendre sapin en Angleterre, pin des Landes en France. Le mode de fixation par coins permet de remplacer les rails avec facilité et rapidité puisqu'il suffit de faire sauter les coins. En outre, le coussinet restant en place, on ne touche pas à la traverse, ce qui maintient les qualités de stabilité et d'élasticité que la voie n'acquiert qu'à la longue sous l'action des charges roulantes. Le profil du rail à double bourrelet est avantageux du point de vue du laminage. La répartition de la matière y est effectivement plus uniforme que dans les rails à patin. L'épaisseur de l'âme y est aussi plus forte, le laminage et le refroidissement final se font dans des conditions plus favorables. Le coin constitue un tampon absorbant une partie de la force vive des efforts transversaux et contribue à donner de la douceur au roulement des trains. Par contre, la tendance au desserrage du coin constitue une sujétion pour l'entretien. Quant à la sécurité, elle est comparable pour les deux types de voie pour autant que la voie soit établie dans les conditions techniques qui répondent au trafic qu'elle doit supporter. D. - Abandon progressif du rail à double bourrelet. 1. France. - Quoiqu'il en soit des considérations qui précèdent, l'utilisation restreinte du rail à double bourrelet devait fatalement amener sa disparition dès le jour où les Compagnies privées disparaîtraient en tant que Sociétés exploitantes pour être regroupées en un réseau unique la Société Nationale des chemins de fer français S. N. C. F.. Mais déjà, avant même la création de la pour des raisons d'unification et de standardisation de matériel, les anciens réseaux de l'Etat, du Paris-Orléans et du Midi s'étaient mis d'accord après la première guerre mondiale, vers 1925, pour abandonner le rail à double bourrelet. La décision de généraliser le rail Vignole est définitive, mais elle ne peut se réaliser que par étapes. On peut prévoir qu'elle sera achevée dans un délai assez court sur les lignes importantes parcourues par des trains rapides, mais sur les lignes secondaires, il est probable qu'il subsistera encore longtemps des rails à double bourrelet. L'innovation s'étend aux voies accessoires mais, là aussi, comme sur les voies principales de caractère secondaire, il existera encore longtemps des rails à double bourrelet. 2. Angleterre. - Rappelons que les chemins de fer britanniques ont été nationalisés le 1 janvier 1948. L'abandon du rail à double bourrelet et son remplacement par le rail Vignole a été décidé en 1949. Cette décision survenant après une pratique plus que centenaire, marque une date importante dans la politique ferroviaire anglaise. Le rail à double bourrelet anglais pesait 42 kg/m, le rail Vignole adopté pèse 54 kg/m. La charge maximum par essieu permise actuellement est de 22 tonnes. Dès 1936, le réseau du L. M. S. avait entrepris des essais du rail Vignole. Les résultats favorables en ont entraîné la généralisation. La décision a été basée sur les considérations suivantes le rail Vignole est plus économique par suite de la réduction certaine des frais d'entretien 22 % sur le L. M. S. ; le rail Vignole, comparé au rail à double bourrelet, présente une résistance verticale supérieure de 59 % et une résistance transversale supérieure de 36 % ; pour chaque kilomètre de voie équipée de rails Vignole, on peut renoncer à quelque pièces accessoires, attaches comprises, d'où réduction de la surveillance, de l'entretien et une simplification de la comptabilité. N'oublions cependant pas que le renforcement du profil du rail 54 kg/m au lieu de 42 kg/m est aussi pour quelque chose dans les résultats repris aux alinéas a et b. Ce renforcement était justifié par un trafic plus lourd et des vitesses plus grandes. La transformation se fait assez rapidement, kilomètres de voies du nouveau type ont été posées, il en sera sensiblement de même en 1950, mais comme la durée moyenne d'un rail sur les grandes lignes britanniques est de 18 à 20 ans, il faudra encore quelque 20 ans avant que les derniers rails à double bourrelet aient disparu, des lignes principales. E. - Le rail à ornière. La figure 130 représente le rail à ornière de tramways le plus répandu en Belgique le type U. V. F. 3 note 096. Il pèse 47,900 kg/m. Sa longueur est de 20 mètres. Il a été étudié pour la pose en pavage et sur traverses. Comme on le voit, le profil est très développé en hauteur 175 mm à cause du pavage tout en réservant au patin une bonne largeur 145 mm. Il existe un profil renforcé le type 3R fig. 131 de 49,454 kg/m pour les voies en courbe. Actuellement, les Tramways Bruxellois utilisent ce profil d'une façon générale aussi bien en voie droite qu'en courbe. Dans les agglomérations, tous les rails de voies courantes sont normalement soudés ; les éclissages ne sont utilisés qu'exceptionnellement, par exemple, dans les jonctions avec des appareils de voies provisoires ou non soudables appareils au Manganèse. Les appareils sont souvent en Ni-Cr soudables. En campagne, les Tramways Bruxellois emploient le rail de 32 kg/m des Chemins de fer vicinaux belges. Les Chemins de fer vicinaux belges utilisent a Sur plateforme indépendante de la voirie, un rail Vignole de 32 kg/m et de 18 m de longueur, posé sur 20 traverses en bois, avec selles d'appui dans les courbes de 50 m et moins de rayon fig. 132. Sur les lignes électriques, deux joints sur trois sont soudés, ce qui donne des barres de 54 m de longueur. Il existe encore plusieurs milliers de kilomètres de voie équipées en rails de 23 kg/m barres de 9 ou 12 m de longueur, mais l'emploi de ce rail est abandonné pour les constructions nouvelles. b En pavage, un rail à ornière de 49 kg/m de 18 m fig. 133 posé sur traverses en bois avec interposition de semelles en bois dur. Ce, pour éviter que les pavés ne reposent directement sur les traverses, les rails et les pavés ayant sensiblement la même hauteur. Les joints sont soudés à l'aluminothermie. En courbe rayon de 50 m et moins, ce rail est remplacé par un profil de 51 kg/m présentant une épaisseur en a plus forte fig. 133 et une largeur d'ornière plus grande. De plus, ce rail est traité thermiquement de façon à durcir les parties soumises à usure. Il existe depuis quelques années, un rail à gorge dit Compound », laminé en partant de deux aciers de duretés différentes, la partie supérieure du rail étant notablement plus dure que la partie inférieure note 098. Remarque. - Les rails à gorge sont mal équilibrés du point de vue de la répartition des masses. CHAPITRE IVLongueur des rails II y a un très grand intérêt à utiliser des rails de la plus grande longueur possible puisqu'ainsi on diminue le nombre de joints. Car les joints nuisent à la douceur du roulement ; fatiguent le matériel roulant ; constituent des points faibles dans la voie et des points coûteux à cause des organes de consolidation qu'ils nécessitent ; la réduction du nombre des joints a pour heureux effet de réduire le cheminement en premier lieu, parce que le nombre de chocs aux joints est réduit ; en second lieu, parce que chaque rail est solidaire d'un plus grande nombre de traverses. Qu'est-ce qui s'oppose à l'emploi de rails de très grande longueur ? 1° La difficulté d'obtenir normalement des laminoirs des barres de grande longueur et exemptes de défauts. Cependant, l'industrie sidérurgique belge lamine des barres de 54 mètres que l'on scie aux longueurs désirées, par exemple, 3 x 18 mètres ou 2 x 27 mètres. 2° Les longs rails sont d'un transport plus difficile du chef de leur longueur et d'une manipulation plus malaisée dans la voie à cause de leur poids ; pratiquement, on compte qu'il faut un homme par mètre de longueur de rail. Un rail de 27 mètres, de 50 kg au mètre courant, pèse 1350 kg, sa manipulation exige le concours d'une trentaine d'hommes. Les inconvénients repris au 1° et 2° ci-dessus peuvent être supprimés aux prix de quelques sujétions par la soudure de rails de longueur normale. 3° L'obligation de permettre au rail de se dilater au gré des variations de température sans compromettre l'équilibre de la superstructure. Cette question a, à l'heure actuelle, quelque peu changé d'aspect. A l'origine du problème, on peut d'abord poser les considérations suivantes L'obligation de laisser un joint de dilatation entre deux rails consécutifs, fixe une limite à la longueur car ce joint ne peut guère dépasser 20 mm. Au-delà de 20 mm, les roues s'enfoncent trop profondément dans la lacune, le roulement devient dur, les chocs sur l'extrémité du rail d'aval deviennent trop importants, la tendance au cheminement s'accentue et le martèlement des roues peut produire à la longue une déformation du rail ainsi que la possibilité d'amorces de fissures autour des trous d'éclissage. En Belgique, on peut admettre un écart de 75° entre la température + 55° du rail exposé en plein soleil et la température - 20° du rail soumis au froid le plus rigoureux. Si l'on part d'un coefficient moyen de dilatation de l'acier à rail de 0,011 mm par degré et par mètre de longueur, on constate que pour un rail de 18 mètres longueur normale en Belgique jusqu'en 1934, il faut théoriquement ménager un vide de 0,011 mm x 75° x 18 m = 15 mm auquel, dans la pratique, on ajoute encore un ou deux mm comme marge de sécurité. A. la S. N. C. B., le joint de dilatation est fixé à 18 mm. Pour un rail de 27 m, le vide théorique nécessaire atteint 26 mm. Jusqu'en ces dernières années, la théorie qui a prévalu c'est que le joint doit être réglé de telle sorte que les abouts des rails puissent venir simplement au contact aux températures les plus élevées. Aux chemins de fer belges, pour les rails de 18 m, la largeur des joints à réserver au moment de la pose ou lors des opérations d'entretien, est respectivement de 2 mm au-dessus de 40° note 100_1 4 mm entre 30 et 40° 6 mm entre 20 et 30° 8 mm entre 10 et 20° 10 mm entre 0 et 10° 12 mm au-dessous de 0°. Cependant, l'expérience est là, les chemins de fer belges ont pu, sans inconvénient, poser, dès 1935, sur la ligne électrique de Bruxelles à Anvers des barres de 54 mètres 2 rails de 27 m soudés ; les chemins de fer allemands utilisent sur une grande échelle des barres de 60 mètres. Dès lors, que se passe-t-il ? Les variations de longueur enregistrées aux extrémités des rails de 60 mètres n'atteignent pas les valeurs qui découlent du calcul théorique. Pour quelles raisons ? Sans doute y a-t-il dissipation de la chaleur par le patin du rail au. contact de la traverse ou de la selle métallique intercalaire note 100_2. La chose s'expliquerait mieux encore sur les réseaux où le patin est entièrement recouvert par le ballast note 100_3. Mais la raison essentielle semble résider dans les perfectionnements apportés dans les systèmes d'attache des rails aux traverses. Les systèmes modernes sont tels que le serrage du patin est suffisamment énergique pour empêcher le rail de réaliser toute sa dilatation page 52. Des efforts de compression naissent évidemment dans le rail du chef de cette contrainte. Ces efforts varieraient de 450 à quelque 900 kg par cm². Il ne conviendrait pas de dépasser kg par cm² parce que le flambement horizontal serait alors à craindre. Il va sans dire que si les attaches étaient desserrées, la dilatation se produirait et pourrait devenir catastrophique. On est généralement d'accord pour admettre que le flambement horizontal résultant de la dilatation des rails est précédé d'un léger soulèvement de la voie rails et traverses ; si faible que soit celui-ci, il suffit pour décoller les traverses de la partie supérieure des moules » de ballast et faciliter par là la déformation horizontale en forme d'S de la voie serpentage. Cherchons à nous rendre compte de la valeur de ces efforts de compression. A cette fin, considérons un rail d'une seule pièce de 100 m de longueur. Supposons que ce rail ait été posé à la température moyenne ordinaire de 15°, puis qu'il soit exposé ultérieurement à une température de 55°. Pour cet écart de température de 40°, si la dilatation de cette barre était libre, elle subirait un allongement δ égal à δ = 0,011 mm x 100 m x 40° = 44 mm = 4,4 cm. Cet allongement thermique correspondrait à un allongement élastique de même amplitude si cette même barre était soumise à un effort de traction déterminé de Pkg, l'allongement élastique δ et l'effort P étant liés par la formule , dans laquelle E = le module d'élasticité = Nous pourrons donc écrire , d'où une tension unitaire . Dès lors, si nous admettons que les attaches du rail sur les traverses sont à ce point efficaces qu'elles empêchent toute dilatation de se produire, le rail sera soumis, dans les conditions de l'exemple choisi, à un effort de compression intérieure de 968 kg/cm². Il apparaît cependant comme prématuré de considérer la question de la dilatation des rails de grande longueur comme entièrement résolue. Pour le moment, deux solutions se présentent ou bien, comme le font les Chemins de fer français, limiter la longueur des rails à quelque 30 mètres et fixer les règles de pose et d'entretien de telle façon que les rails puissent toujours se dilater librement dans leurs éclissages ; ou bien, si l'on dépasse la longueur de 30 mètres, lutter contre la variation de la longueur des rails, en la freinant sur toute l'étendue de la barre, tout en la maîtrisant en quelque sorte par une rigidité convenable de la voie, de manière que celle-ci puisse, dans tous les cas, conserver son équilibre. Il convient d'immobiliser aussi complètement que possible la partie médiane de la barre limitée à quelques mètres de voie, en fixant solidement le rail par rapport aux traverses correspondantes et si possible, les traverses par rapport à la plateforme. Dans ces conditions, les efforts longitudinaux, qui peuvent se développer le long de la barre, pourront se répartir aussi régulièrement que possible, de part et d'autre de son milieu considéré comme point fixe et ne pourront atteindre en un point quelconque une valeur exagérée. Il faut naturellement procéder à la pose et à la mise en équilibre des rails, par un réglage convenable des attaches et des joints d'extrémité à une température judicieusement choisie entre les limites de celles que les rails peuvent effectivement atteindre. Dans l'étude du phénomène du serpentage de la voie, il convient de ne pas perdre de vue que le cheminement peut intervenir pour modifier la largeur des joints de dilatation note 102 et que si la déformation de la voie dont les joints viennent à être supprimés, peut être spontanée, elle peut aussi être provoquée par le passage d'un train dont les chocs, tant latéraux que verticaux, détruisent l'équilibre instable et déclenchent la déformation. C'est alors que celle-ci est la plus dangereuse. Remarque. - Sur les ponts métalliques, on a, de tout temps, posé des rails longs en vue d'éviter le plus possible les chocs. Ces ouvrages, reposant sur des appuis à dilatation, s'allongent ou se contractent dans la même mesure que les rails. Pour ce qui est de la pose à l'air libre, le Congrès international de Rome 25 septembre - 4 octobre 1950 déclare dans ses conclusions L'expérience est acquise qu'il est possible de poser d'une manière courante, à l'air libre en voie principale, des barres d'une longueur atteignant 90 m, sans dispositifs de dilatation aux joints ». Ligne de Tramways. En principe, là où les rails à ornière ne sont pas soudés, les joints de dilatation n'existent pas en pavage. Avec les rails Vignole, en campagne, certaines compagnies maintiennent les joints de dilatation, d'autres pas. Les Tramways du Pays de Charleroi ont soudé des rails Vignole de 40 kg sur une longueur d'un kilomètre. Les rails et les traverses sont noyées dans le ballast. Quand la longueur du tronçon soudé est telle que la variation d'ouverture des joints doit pouvoir dépasser 15 mm, on emploie des joints de dilatation spéciaux du type à aiguilles dont il sera question ultérieurement. Rails de grande longueur dans les tunnels. Dans les tunnels, on n'enregistre généralement que de faibles écarts de température, par exemple, - 2° et + 20°. Aussi, dans les tunnels, la plupart des réseaux ont constitué par soudure des barres dont la longueur croit au fur et à mesure qu'on s'éloigne des extrémités. La région Nord des chemins de fer français a posé en tunnel, près de Boulogne, des rails de 288 m. Les chemins de fer allemands ont réalisé, sous tunnel, une voie entièrement continue de rails soudés de m de longueur. Les chemins de fer yougoslaves et danois ont atteint 1200 et 1300 m dans les mêmes conditions. En Belgique, dans la pose des rails en tunnel, on n'a pas dépassé 216 m. Le New York, New Haven et Hartford Railroad » a récemment installé dans sa gare de voyageurs de Hartford des rails soudés de 244 m en vue de réduire le bruit sur un viaduc en acier et dans un passage souterrain pour voyageurs. Les conclusions adoptées par le Congrès international de Rome 25 septembre - 4 octobre 1950 sont plus hardies encore car elles s'expriment ainsi Dans les tunnels, il est possible de souder entièrement les rails d'une extrémité à l'autre. La nécessité de prévoir pour le raccordement à la voie normale, à l'air libre, des barres de longueur décroissante, ne paraît pas démontrée ». CHAPITRE VCalcul de la section du rail L'étude mathématique des conditions de sollicitation du rail est très ardue note 104. Rationnellement, on devrait calculer le rail comme une pièce continue reposant sur plusieurs appuis élastiques et parcourue par des charges mobiles. Ces calculs sont complexes. En pratique, on se borne aux deux hypothèses suivantes pour déterminer le moment fléchissant maximum Si l'on admet que le rail est simplement appuyé sur les traverses fig. 134, le moment de flexion maximum est . P = poids de la roue la plus chargée, l = écartement des appuis. Fig. 134 Si l'on estime que, le rail étant attaché aux traverses par les tirefonds, il existe une solidarité assez complète pour qu'on puisse considérer le rail comme encastré, le moment maximum au milieu de la travée est . Mais l'hypothèse de l'encastrement est beaucoup trop favorable et n'est jamais réalisée dans la pratique. En fait, selon l'état du ballast, la solidité des attaches et surtout la position des roues sur les travées voisines, le rail peut se trouver dans tous les états intermédiaires entre l'encastrement et le simple appui. On est amené à admettre un moment moyen . S. N. C. 135. - Tonnage et prix par tonne des rails de 1919 à 1940/41. D'autre part, la formule d'équarrissage , dans laquelle I = moment d'inertie, ν = distance de l'axe neutre à la fibre la plus fatiguée, R = coefficient de résistance, permet, connaissant R, de déterminer la hauteur du rail ; ou bien, connaissant la section, de déterminer la fatigue du métal. Les études sur le calcul des rails montrent que le moment fléchissant maximum sous la charge diminue lorsque le coefficient du ballast c augmente lorsqu'on améliore le ballast et la plateforme ; que, toutes choses égales, si on augmente le moment d'inertie, ce qui entraîne l'augmentation du poids du rail par mètre courant, on réduit les réactions maxima la pression du rail sur les traverses, la pression des traverses sur le ballast, d'où diminution des dépenses d'entretien et, pour un même ballast et un même espacement des traverses, on réduit la fatigue du rail. Fig. 136. - Tonnages fournis et prix payés par tonne pour les rails par la de 1945 à 1950. Poids des rails. Lorsque, à l'occasion d'un projet, de ligne à voie normale 1,435 m, on désire être fixé approximativement sur le poids du rail au mètre courant, on peut le déterminer par la formule simple Par mètre courant, il faut, en kg, deux fois la charge maximum de l'essieu en tonnes, plus 2 kg . Exemple si Pt = 24 t . Ce n'est évidemment là qu'un ordre de grandeur puisque le profil du rail dépend également de la distance admise entre les traverses d'appui, mais tel quel, il permet d'estimer en première approximation, la dépense à engager pour l'achat des rails. Prix des rails. Les fig. 135 et 136 montrent la variation des prix payés pour les rails par la CHAPITRE VILe Métal Qualité et contrôle de la qualité. Parmi les matériaux de la voie, le rail est l'élément essentiel de la sécurité, le bris d'un rail pouvant avoir les conséquences les plus graves. Les traverses et le ballast ne servent qu'à attacher le rail et à le supporter. L'acier à rails doit être sain, non fragile et résistant à l'usure note 108_1. Sain, cela veut dire exempt des défectuosités provenant de retassures note 108_2, ségrégations note 108_3 ou inclusions des lingots, causes principales des détériorations rapides par fêlure. Pour cela, après passage du lingot au blooming, les blooms doivent être assainis par un chutage de tête d'au moins 25 % du poids du lingot. D'un bloom, provenant d'un lingot de 4000 kg, par exemple, on extrait par laminage une barre de 60 mètres. Sur celle-ci, on pratique encore un chutage de tête pour les essais de choc, texture, macrographie, dureté Brinell et un chutage de culasse pour les essais de traction résilience et, le cas échéant, macrographie, de sorte que, au total, ces assainissements successifs correspondent à un chutage d'environ 1300 kg, soit 1/3 du poids du lingot. Finalement, dans ce lingot de 4000 kg, on débite trois rails de 18 mètres de 50 kg/m 3 x 18 x 50 = 2700 kg ou deux rails de 27 mètres du même profil 2 x 27 x 50 = 2700 kg. La section initiale du lingot ne peut être inférieure à vingt fois celle du rail. Evidemment, des prescriptions aussi sévères garantissent un très haut degré de sécurité, mais elles se paient. Les fabricants excipent de la difficulté qu'ils éprouvent pour trouver une utilisation rationnelle de la partie supérieure des lingots ; cependant ils vendent facilement les rails de tête pour les voies et raccordements industriels. On fabrique aussi au moyen des chutes de blooms de petits rails pour voies Decauville. Pour s'assurer des qualités de l'acier, les fournitures sont, après fabrication, soumises à des essais qui varient selon les réseaux mais qui ne diffèrent cependant généralement que par des nuances dans la sévérité des essais ou dans le pourcentage des constituants. A la S. N. C. B. le cahier des charges édition de 1948 prévoit 1° Des essais de choc sur la chute de tête de tous les lingots note 109_1. Ces essais donnent une idée de la fragilité du métal. 2° Des essais de traction centre du bourrelet du rail qui fournissent des indications sur la nuance du métal et sur sa ductilité note 109_2. La résistance à la rupture doit être comprise entre 70 et 80 kg par mm². La résistance, augmentée de 2,5 fois l'allongement pour cent doit être au moins égale à 106 ce qui implique des allongements minima compris entre 14,4 % et 10,4 %. Fig. 137. - Éprouvette Mesnager. 3° Des essais de résilience sur petites éprouvettes du type Mesnager à rompre au mouton pendule de 30 kgm. Chaque série comprend trois éprouvettes une prélevée dans la partie supérieure du bourrelet, une autre dans l'âme et une troisième dans le patin note 109_3. Les chiffres obtenus fournissent des indices sur le degré de fragilité du métal. La résilience doit être au moins égale à 2 kgm par cm² pour une des 3 éprouvettes d'une même série note 109_4. 4° Des essais de dureté à la bille Brinell. Les empreintes obtenues doivent avoir un diamètre compris entre 3,9 et 4,25 mm note 110_1. 5° Des essais macrographiques pour déceler les rails entachés de ségrégation sulfureuse note 110_2. 6° Le contrôle de la structure par des examens micrographiques pour contrôler si l'organisation structurale du métal ne révèle pas de surchauffe ni de microcavités ou inclusions importantes note 110_3. Ces examens se pratiquent en nombre limité par coups de sonde sur toutes les fournitures. 7° Le contrôle de la texture par l'examen de la cassure des coupons de rails dont on a provoqué la rupture après les avoir soumis au choc. 8° Des analyses chimiques complètes de certaines chutes de tête prélevées par coups de sonde. Parachèvement. Mise à longueur. - A chaud et au moyen de scies circulaires, on fait tomber aux deux bouts de la barre laminée, des chutes de longueur suffisante 1,50 à 2 m côté tête et 0,70 à 0,80 m côté culasse pour permettre le prélèvement des essais. Une des extrémités de ces bouts est d'ailleurs déformée par l'entrée ou la sortie des cylindres de laminoirs. Le refroidissement. - Les rails sont ensuite abandonnés sur le refroidissoir où ils sont poussés mécaniquement par des ripeurs qui leur donnent au besoin une contreflèche à peu près égale à celle que les barres prennent au refroidissement et qui varie avec le profil note 111 on obtient ainsi, après refroidissement, des barres à peu près droites qui ne nécessitent plus qu'un léger dressage à froid à la presse ou à la dresseuse à galets. Forage des trous. - Enfin, la mise à longueur définitive des rails se fait par fraisage ou sciage des extrémités. Les bavures laissées par les fraises ou les scies sont enlevées et on fore les trous pour le passage des boulons d'éclisses. Avec les outillages modernes, les opérations de mise à longueur par sciage des deux extrémités et de forage des trous d'éclisses sont simultanées. Les trous dans les rails sont d'un diamètre d un peu plus grand que le diamètre b des boulons fig. 138 et 139, pour permettre notamment la libre dilatation sans qu'une pression s'exerce sur les boulons. Si j est la largeur du joint de dilatation, on a d mm = b mm + 1/2 j mm. Quant à la distance D du centre du trou du rail à l'extrémité, elle sera D = 1/2 a + b - d, a étant la distance entre les trous de l'éclisse à l'endroit du joint. Fig. 138 et 139 Pour réduire les risques d'apparition des fissures qui s'amorcent parfois dans les rails autour des trous d'éclissage, on peut, comme on le fait en France, employer des boulons d'assemblage en acier dur, on peut dès lors réduire le diamètre de ces boulons 20 mm ce qui entraîne une réduction correspondante des trous dans les rails 25 mm. Enfin, pour les éclisses de faible épaisseur, destinées à des profils des rails légers, on prévoit parfois des trous ovalisés à poinçonner directement à dimensions ; cette solution permet de réduire la hauteur des trous. Composition chimique des rails. On utilise en général pour la fabrication des rails, des aciers durs ordinaires au carbone 0,4 à 0,5 % pour lesquels on exige un calmage » complet, capable de leur assurer une homogénéité aussi grande que possible. Le double but que l'on poursuit est d'obtenir un métal sain offrant dans son ensemble des caractéristiques uniformes et régulières en même temps qu'une bonne résistance à l'usure. Passons maintenant en revue le rôle des principaux constituants Le Carbone. - Le carbone est l'élément durcissant qui forme avec le fer les constituants primordiaux des aciers ordinaires ; la teneur en carbone est forcément limitée par la fragilité qui augmente rapidement avec elle. Nous reviendrons sur la question page 116. Le Manganèse. - Ajouté en fin d'opération sous forme de ferro-manganèse, il exerce une action désoxydante par formation de CO et de MnO et, pour le reste, s'incorpore au métal. Le manganèse se combine facilement avec le soufre, sous forme d'inclusion, pour former du sulfure de manganèse MnS à l'état isolé ou allié avec le sulfure de fer FeS. Son action finale sur le métal a un effet durcissant et, de ce point de vue, le manganèse est un élément d'appoint très intéressant pour les aciers de construction dans lesquels la teneur en carbone doit être limitée si l'on veut éviter la fragilité. Le manganèse favorise la pénétration de la trempe. Le Silicium. - C'est un élément désoxydant très actif qui réagit avec l'oxygène inclus dans le métal pour former avec lui de la silice SiO2. S'il restait dans le métal liquide à la suite d'un affinage insuffisant, le Si formerait aisément des silicates SiO2 . FeO qui pourraient rester emprisonnés dans le bain et qu'il importe de faire remonter dans la scorie à éliminer. Le silicium, ajouté en faible quantité au moment de l'affinage sous forme de ferro-silicium, se combine avec le fer pour former du siliciure de fer FeSi. Dans le procédé Thomas, il convient de ne pas dépasser une teneur limite de silicium à cause du danger d'inclusions de SiO2 qui risquent de ne pouvoir décanter dans la scorie et forment alors au laminage des défauts de surface qui peuvent nuire à la vie normale du rail. On situe cette teneur critique en Si aux environs de 0,25 %. La S. N. C. B. prescrit pour les rails un minimum de 0,12 % visant ainsi à assurer la désoxydation et une bonne résistance à l'usure. Le Soufre. - Cet élément est à considérer comme toujours nuisible à cause des inclusions auxquelles il donne naissance et à la fâcheuse tendance qu'il a de se liquater et de se ségréger. Le soufre et le manganèse ont l'un pour l'autre une grande affinité et, à haute température, ils se combinent pour former le sulfure de manganèse MnS. Pour les rails, la S. N. C. B. considère une teneur en S de 0,06 % comme un maximum et pour autant que la somme des teneurs en soufre et phosphore ne dépasse pas 0,12 %. Le Phosphore. - Ce métalloïde est considéré comme nuisible parce qu'il favorise le développement des grains et par conséquent accentue la fragilité du métal. Il a de plus une tendance marquée à se liquater et c'est un des éléments qui, avec le soufre et le carbone, se ségrège le plus facilement, c'est-à-dire se rassemble dans la partie qui se refroidit en dernier lieu. Remarquons toutefois qu'une teneur en phosphore très faible, dans un acier Thomas, est le plus souvent l'indice qu'un gros supplément de fer a été brûlé et que le bain d'acier a été chargé de FeO non seulement dissous mais en suspension. Pour les rails, la admet comme maximum la teneur de 0,08 % de phosphore mais à la condition comme nous l'avons dit que la somme des 2 éléments soufre + phosphore ne dépasse pas 0,12 %. ** * A la S. N. C. B., les rails sont des aciers durs dont la résistance va de 70 à 80 kg/mm² ; leur composition chimique habituelle se situe dans les limites ci-après C - 0,44 à 0,52 % S - 0,03 à 0,05 % P - 0,035 à 0,075 % Si - 0,12 à 0,20 % Mn - 0,85 à 1,15 %. Garantie. - Depuis 1948, une clause de garantie stipule que le fournisseur est tenu pendant 10 ans de remplacer gratuitement, ou de payer à la S. N. C. B. à la valeur des rails au moment du retrait, tout rail accusant un défaut imputable à la fabrication et non décelé à la réception à l'usine. Chaque rail défectueux fait l'objet d'un examen contradictoire avec le fournisseur. CHAPITRE VIIUsure et durée des rails Généralités. L'usure est fonction du trafic, c'est-à-dire du tonnage, du nombre et de la vitesse des trains. 1° Usure verticale. - Les limites d'usure varient avec le profil du rail. Cependant, l'usure verticale n'est généralement pas la cause déterminante du retrait du rail de la voie. L'écrasement des abouts, le matage et l'usure des portées d'éclissage ou autres défectuosités locales entraînent souvent le retrait prématuré des rails des voies principales ; c'est ainsi que pour le rail belge de 50 kg/m, par exemple, on constate après retrait de service que l'usure n'est que de 4 mm en voies principales de 1re catégorie et que de 6 mm en voies principales de 2me catégorie. Pour une circulation journalière de tonnes, l'usure normale en hauteur du bourrelet est de l'ordre de 0,5 mm à 0,6 mm par année, ce qui représente une usure annuelle de 0,10 mm à 0,12 mm par tonnes de trafic journalier. Les usures de 4 mm et de 6 mm susindiquées apparaissent donc après 6 ans ou 7 ans dans le premier cas et après 10 à 12 ans dans le second cas. Un rail usé, retiré des voies principales, peut être réemployé dans les voies secondaires où il peut rester encore en service pendant quelque 25 ans. Fig. 140 Si l'usure verticale était la cause déterminante du retrait des voies, on pourrait admettre, comme limite d'usure verticale, 12 mm en voies principales et 15 à 20 mm en voies secondaires ; tout dépend de la hauteur initiale du bourrelet ou, en d'autres termes, de la hauteur qui reste après disparition de la partie usée. Ainsi, si l'on se reporte à la figure 124, page 93, on constate qu'une usure de 15 mm enlèverait au rail de 50 kg/m le tiers de l'épaisseur de son bourrelet et transformerait ce profil en une véritable poutrelle double T. 2° Usure latérale. - L'usure est également forte dans les courbes de petit rayon mais en l'espèce, c'est surtout une usure latérale. C'est tantôt au rail extérieur, tantôt au rail intérieur que l'usure est la plus grande selon qu'il y a trop peu ou trop de dévers eu égard à la vitesse moyenne des trains note 115_1. L'usure latérale se manifeste surtout sur le rail extérieur par suite du frottement du mentonnet des roues fig. 109 sur la face latérale intérieure du bourrelet du rail. Cette usure est d'autant plus forte que le rayon des courbes est plus petit, que l'empattement rigide des véhicules est plus grand et que le dévers est moindre. La facette d'usure latérale AB, creusée par le passage des roues, affecte sensiblement la forme représentée fig. 140 note 115_2. Sur le réseau belge, l'inclinaison α de la facette par rapport à la verticale, dépasse rarement 25° pour les rails mais il n'en est pas de même pour les aiguilles de changement de voie. La S. N. C. B. adopte comme limite d'usure latérale l'angle de 32° pour les voies principales ainsi que pour les voies de circulation des locomotives et 34° pour les voies accessoires. ** * En résumé, les rails qui sont retirés du service pour usure, le sont soit pour limite d'usure verticale, soit pour limite d'usure latérale, c'est-à-dire lorsque l'inclinaison de la face latérale du bourrelet du rail dépasse les limites angulaires susindiquées ou encore lorsque l'usure atteint le point A' de la face verticale du bourrelet note 115_3. Dans les tunnels, l'usure est plus rapide qu'à ciel ouvert, par suite de l'humidité permanente et des gaz sulfureux rejetés par les locomotives dont le charbon contient des pyrites FeS. L'usure des rails peut donc se manifester sous trois formes différentes usure par abrasion ou par écrasement de la surface de roulement ; usure latérale du bourrelet ; usure par oxydation. A. - Usure par abrasion ou par écrasement de la surface de roulement. Pour combattre cette usure, on dispose de plusieurs moyens agir sur la composition chimique de l'acier ordinaire, utiliser des aciers spéciaux ou à haute résistance, appliquer le traitement thermique. 1er moyen Composition chimique du métal. La résistance à l'usure étant liée directement à la ténacité dont dépend la dureté, on est conduit naturellement et à priori à envisager l'utilisation d'aciers très durs c'est-à-dire très carbures. Mais étant donné que l'augmentation de la teneur en carbone se traduit immédiatement par une augmentation de la fragilité diminution de la résistance aux chocs ce moyen n'offre qu'une possibilité limitée. Avec les rails en acier Thomas, il n'est pas prudent de dépasser sensiblement la teneur de 0,50 % de C qui correspond à environ 80 kg/mm² de résistance teneur en manganèse comprise entre 0,9 et 1,15 %. Dans les pays, notamment en Amérique, où on utilise pour la fabrication des rails des aciers élaborés aux fours à sole, on trouve dans les rails des teneurs en carbone de 0,7 et 0,8 % mais il y a lieu toutefois de remarquer que ces pays utilisent des profils de rails plus lourds et un travelage plus serré qu'en Europe, la fatigue des rails se trouve de ce fait très sensiblement réduite. Notons encore que les hautes teneurs en carbone présentent souvent le grave danger de déclencher dans la masse, pendant le refroidissement, des fissures de retrait appelées aussi fissures transversales. Ces fissures constituent des amorces de rupture par fatigue. 2me moyen Aciers spéciaux ou à haute résistance. Les aciers spéciaux nécessitant l'incorporation de pourcentages importants d'éléments tels que le Ni, le Cr ou le Mn, leur prix élevé en restreint l'emploi pour des matériaux de grande consommation comme les rails. Certains réseaux notamment l'Autriche et l'Italie ont fait usage de rails en acier, élaboré au four Martin ou au four électrique, et contenant une teneur en Mn comprise entre 1,2 et 1,5 % ; d'autres réseaux ont à l'essai des rails contenant un certain pourcentage de Cr 0,5 %. Nous reviendrons sur l'emploi des aciers spéciaux à l'occasion des appareils de voie voir 4me partie. Rails en acier obtenu au four électrique. - Sans recourir aux aciers spéciaux, la S. N. C. B. a dans son cahier des charges édition de 1948 prévu les conditions de fourniture pour des rails à haute résistance en acier élaboré par le procédé Duplex comprenant un préaffinage à la cornue Thomas suivi d'un affinage au four électrique. Ces aciers, dont les teneurs en soufre et phosphore ne peuvent excéder 0,04 % et leur somme dépasser 0,07 %, doivent donner une résistance minimum de 80 kg/mm² et satisfaire à toutes les autres conditions imposées pour les rails ordinaires. Les rails ainsi élaborés peuvent être utilisés concurremment aux rails traités thermiquement dans les endroits où l'usure se manifeste de façon particulièrement rapide et là où les rails en acier ordinaire de la nuance 70 à 80 kg/mm² se montrent déficients du point de vue usure. De 1929 à 1933, la S. N. C. B. a procédé à des essais de rails de l'espèce, de nuance 75 à 85 kg dans des courbes de rayon inférieur à 500 m. Comparés aux rails traités thermiquement ces rails donnèrent à l'usure des résultats moins satisfaisants. Rails compound. - Il y a une vingtaine d'année, l'Allemagne avait mis sur le marché des rails appelés compound », composés d'un bourrelet en acier très dur 110 à 130 kg/mm², dureté 300 à 400 Brinell ; l'âme et le patin étant constitués de métal de la nuance 45 à 50 kg/mm² dureté 140 à 170 Brinell. Comme les rails en acier à haute résistance, les rails en acier compound » trouvaient surtout leur champ d'application dans les courbes de faible rayon. Les renseignements recueillis au sujet des résultats obtenus ne sont pas très favorables. Au surplus ce procédé entraîne un supplément de prix important note 117_1. 3me moyen Traitement thermique note 117_2. Tout en maintenant la teneur en carbone à un taux modéré, on peut, par un traitement thermique approprié, augmenter la dureté et la ténacité des aciers tout en leur assurant dans toutes leurs parties une ductilité très satisfaisante. La gamme des variations des propriétés physiques qu'il est possible d'obtenir par traitement thermique est plus étendue que celle qu'on peut réaliser en faisant varier simplement la composition chimique. Le but essentiel poursuivi dans le cas d'application du traitement aux rails est d'obtenir dans la partie traitée bourrelet un accroissement des propriétés mécaniques du métal, susceptible d'augmenter la résistance à l'usure sans accroître la fragilité et mieux encore en diminuant celle-ci. Ce mode de durcissement des rails a reçu, de nombreuses applications sur bon nombre de réseaux, notamment en Angleterre, en France, en Suisse et en Belgique. Toutefois depuis quelques années, il est apparu que les rails traités thermiquement présentent au bout d'un temps de service plus ou moins long quelquefois après 10 ans une usure ondulatoire très prononcée qui s'aggrave ensuite et donne lieu à des écaillages nombreux à la surface de roulement. Les dénivellations qui en résultent provoquent le débourrage des traverses et entraînent le remplacement prématuré des rails entachés de pareils défauts. Des défauts de ce genre ont été relevés sur plusieurs réseaux étrangers. Il s'ensuit que l'économie que l'on escomptait pouvoir réaliser par une meilleure tenue à l'usure des rails devient illusoire au point que les réseaux intéressés ont renoncé du moins provisoirement au traitement thermique. Jusqu'ici les recherches entreprises n'ont pas permis de déceler les causes exactes de cet insuccès. Nous devons toutefois signaler que dans les applications limitées qu'elle a faites, la S. N. C. B. n'a pas jusqu'ici rencontré les mêmes défauts sur les rails traités mis en service sur son réseau. Cette constatation pourrait à priori trouver une explication dans le fait que les rails ayant donné lieu en service aux défectuosités susmentionnées avaient subi la trempe du bourrelet directement à la sortie du laminoir sans refroidissement et réchauffage tandis que les rails traités pour la S. N. C. B. ont été préalablement, soit entièrement refroidis, soit refroidis jusqu'à une température inférieure à 300° C et réchauffés à 850° dans un four chauffé en vue de la trempe du bourrelet. En résumé, l'opportunité de recourir au traitement thermique des rails en vue de leur conférer une meilleure résistance à l'usure subit un temps d'arrêt en attendant que les causes des défectuosités aient pu être établies de façon certaine et au besoin combattues de façon efficace. Nous donnons néanmoins ci-après la description des divers procédés de traitement les plus couramment utilisés. ** * Nous croyons utile de rappeler très succinctement le mécanisme des transformations que peuvent subir les aciers au cours des cycles thermiques qu'on peut leur faire subir, car si d'une part la teneur en C influe sur la nature ainsi que sur la structure cristalline des aciers, c'est d'autre part, la température à laquelle on les porte et la vitesse du refroidissement subséquent qui déterminent leur structure cristalline finale. Dans les aciers normalement refroidis, la ferrite fer libre et la perlite forment les constituants normaux ; la perlite étant elle-même un agrégat de lamelles alternées de ferrite et de cémentite note 118. Considérons un acier à moins de 0,9 % de C note 119 tel un acier à rails à O,5 % de C par exemple, il ne se produit aucun changement dans sa structure jusque vers 720° température critique inférieure ; à partir de cette température, la perlite ferrite + cémentite commence à se transformer en solution solide » et, à partir de la température critique supérieure vers 800° C, il ne reste plus qu'une solution solide, appelée austénite » renvoi page 120. A partir de 800° C, un refroidissement très lent permettra la séparation normale de la ferrite et de la perlite en proportions variables suivant la teneur en carbone de l'acier considéré. Cette cristallisation, à prédominance perlitique pour les aciers durs, donnera la répartition optimum en douceur et ductilité. Mais si le refroidissement est accéléré, on peut arrêter la cristallisation à l'un ou l'autre des stades qui modifient complètement les propriétés physiques et mécaniques du métal. Lorsque l'acier chauffé au-dessus du point critique supérieur vers 800° C pour un acier à 0,5 % de C est plongé brusquement dans un liquide froid, l'état de solution solide se maintient ; on obtient, non pas l'austénite, mais bien la martensite, dure et très fragile structure de trempe. Un refroidissement un peu moins brusque donne naissance à la structure dénommée troostite, moins dure et moins fragile. Enfin, à l'échelon inférieur suivant, se trouve la sorbite obtenue par revenu ; c'est cette structure unissant une grande dureté au maximum de ténacité résistance à la traction et offrant une bonne résilience que l'on vise à obtenir dans le traitement thermique des aciers appelés, comme les rails, à subir une usure ou des chocs exceptionnels. ** * 1° Procédés de traitement thermique des rails. Le traitement thermique tend à donner à la table de roulement du rail la structure sorbitique » par une trempe plus ou moins vive, en se servant, au cours du refroidissement, de la chaleur résiduelle emmagasinée dans l'ensemble du profil pour atténuer l'effet de trempe et obtenir ainsi un effet de revenu. Les procédés les plus usités sont le procédé de l'ingénieur anglais Sandberg, le procédé de Neuves-Maisons », le procédé de la Maxhütte, le procédé de Rodange. a Le procédé Sandberg. Installé et mis au point en Angleterre et appliqué ensuite en France aux usines d'Hagondange en Lorraine, il se pratique sur les rails de nuance ordinaire à la sortie du train finisseur du laminage de la manière suivante Des pulvérisateurs projettent sur le bourrelet du rail un mélange d'air comprimé et d'eau sous forme d'un fin brouillard qui enveloppe complètement le bourrelet. On peut agir sur les débits de l'air et de l'eau, ainsi que sur la durée d'application afin de régler le refroidissement au degré qui assure, après le revenu provenant de la masse thermique des parties non refroidies, la structure sorbitique note 122_1 qui ne présente pas la fragilité de la martensite. Somme toute, le refroidissement par air et eau pulvérisée produit un effet intermédiaire entre la trempe à l'eau et le refroidissement lent. On arrête ainsi la recristallisation du métal à la zone de formation de la sorbite. Le procédé Sandberg permet de réaliser, suivant les besoins, des résistances comprises entre 85 et 100 kg par mm² ; mais, étant donné que la texture des rails traités est purement sorbitique et non martensitique, on n'arrive guère à dépasser une résistance de 100 kg/mm². La transition entre la zone sorbitique de la périphérie et le cœur de ferrite-perlite doit s'opérer lentement, sinon il se produit facilement des criques au raccord. Le gauchissement des rails pendant le refroidissement et les tensions internes qui en résultent se trouvent évités par l'application du procédé Sandberg de refroidissement isotherme obtenu par le passage lent des rails dans un four chauffé à la température de 600° C. Ce procédé de refroidissement porte le nom de refroidissement contrôlé ». Il peut être appliqué tant pour le refroidissement des rails traités que pour les rails ordinaires, on obtient ainsi après refroidissement des rails à peu près rectilignes. Remarque. - Mentionnons en passant que les bandages de roues peuvent, comme les rails, être traités par le même procédé. b Le procédé de Neuves-Maisons Lorraine. Il consiste essentiellement en une trempe du bourrelet du rail directement à la sortie du laminoir note_122_2 par immersions et émersions successives du bourrelet dans un chenal contenant de l'eau froide en mouvement. C'est donc une trempe intermittente. La quantité d'eau est en rapport avec le poids du rail. De cette manière, on obtient que la structure perlitique normale du rail soit remplacée par une structure sorbitique sur une profondeur de 20 à 30 mm à partir de la surface de roulement. La résistance à l'usure se trouve ainsi augmentée, tandis que le danger de rupture est notablement diminué. Par les immersions et émersions alternatives du rail, on permet à la quantité de chaleur résiduelle qui se trouve emmagasinée dans le cœur du bourrelet, dans l'âme et dans le patin d'affluer vers l'extérieur et d'opérer un effet de revenu de la partie trempée du bourrelet. Comme on peut faire varier, d'une part, la durée des immersions, ainsi que leur nombre et, d'autre part, agir sur le volume du bain de trempe, on conçoit que le procédé présente beaucoup de souplesse. La dureté obtenue à la surface des rails peut varier de 90 à 120 kg/mm² sans entraîner de fragilité ; au contraire, les rails traités présentent une résistance au choc supérieure à celle des rails de même composition chimique non traités. En France, afin de ne pas augmenter la fragilité du rail, on prescrit qu'après traitement, la résistance, mesurée dans le bourrelet note 123_1, devra être comprise entre 75 et 87 kg/mm² résistance du métal avant traitement 65 kg/mm² en moyenne. En Belgique, le cahier des charges de la S. N. C. B. prescrit que la résistance, mesurée dans le bourrelet note 123_1 devra être au minimum de 85 kg/mm² résistance du métal avant traitement 70 à 80 kg/mm². Eu Amérique, par contre, la résistance des rails traités va jusqu'à 100 et même 110 kg/mm² résistance initiale 80 à 90 kg/mm². Remarque. - Notons aussi que la Société Arbed-Belval anciennement Terres-Rouges Luxembourg possède une installation de traitement thermique des rails permettant d'opérer le traitement suivant le procédé de Neuves-Maisons décrit ci-dessus, c'est-à-dire, directement à la sortie du laminoir ou, si on le désire, après refroidissement complet des rails ou tout au moins après que la température est descendue en dessous de 300° C. Les rails sont alors réchauffés dans un four approprié chauffé au gaz de haut-fourneau. Cette dernière variante, qui constitue l'originalité du système pratiqué par la société Arbed-Belval, offre la possibilité d'un traitement complet des barres, c'est-à-dire, permet d'obtenir, outre le durcissement de la table de roulement du bourrelet, un effet de recuit dans le restant du profil. Ce traitement augmente donc la sécurité dans une certaine mesure, mais il exige pour le réchauffage un four suffisamment long de la longueur des rails à traiter. c Le procédé de Maxhütte note 123_2. A la sortie du train finisseur, le rail note 123_3 renversé patin en l'air, est fixé à une poutre sous laquelle sont disposés des éléments distributeurs d'eau à circulation constante sous faible pression, alimentés par un collecteur général. Le bourrelet du rail est inondé en une seule opération pendant un temps variable, fonction de la teneur en carbone et des propriétés que l'on veut conférer au bourrelet. Immédiatement après l'opération de trempe du bourrelet, le patin et l'âme étant encore au rouge sombre, on donne au rail une contreflèche telle qu'après refroidissement, on obtient des barres à peu près droites ne nécessitant plus qu'un léger dressage à la presse. Ce traitement donne à la surface du bourrelet une zone à structure martensitique plus dure que la sorbite dont l'épaisseur varie suivant l'énergie de trempe. A cette zone martensitique succède progressivement une zone de troosto-sorbite, puis une zone de sorbite, pour aboutir à la structure normale du rail composée de ferrite et de perlite. d Le procédé de traitement de la Société Minière et Métallurgique de Rodange Luxembourg Il se rapproche de celui des usines de l'Arbed-Belval en ce sens que le rail, à sa sortie du laminoir, peut être soit traité directement par trempe du bourrelet, soit refroidi complètement, soit abandonné au refroidissement jusqu'à ce que sa température soit inférieure à 300°. Dans ces deux derniers cas, le rail est alors introduit dans un four tunnel chauffé au gaz de haut-fourneau et réchauffé à une température d'environ 850/900°. Il subit alors, à sa sortie du four, une immersion unique du bourrelet dans l'eau ; la durée d'immersion pouvant varier suivant l'effet de trempe désiré. Le rail est ensuite abandonné au refroidissement, le revenu s'opère par conductibilité, la chaleur emmagasinée dans tout le profil atténuant la trempe du bourrelet et donnant au bourrelet la structure sorbitique. La S. N. C. B. commande des rails traités par les procédés de Rodange Luxem-bourg et de Arbed-Belval Neuves-Maisons modifié pour ses voies en courbe de faible rayon où s'accusent de fortes usures latérales. Dans son cahier des charges édition de 1948, la S. N. C. B. exige que les rails à traiter soient ou complètement refroidis ou refroidis jusqu'en dessous de 300° C avant d'être réchauffés au four en vue de la trempe du bourrelet. En résumé, pour les rails de chemin de fer, selon le système employé air comprimé et eau pulvérisée Sandberg, immersions courtes et successives dans l'eau Neuves-Maisons, immersion unique dans l'eau pendant un temps déterminé Maxhütte et Rodange, on obtiendra, à partir de la surface de roulement, sur une zone plus ou moins profonde, la martensite, la troostite ou la sorbite ou les deux dernières seulement pour aboutir par transition à la structure normale perlitique des aciers ordinaires. Remarque. - Les chemins de fer vicinaux belges emploient également des rails traités thermiquement sur toute leur longueur tant pour leurs rails à ornière que pour leurs rails Vignole. 2° Traitement thermique des extrémités des rails note 125_1. Plus de 80 % des bris des rails se produisent dans les extrémités éclissées et ce chiffre ne comprend pas les rails retirés des voies pour fêlures à l'about ou pour étoilure des trous des boulons d'éclissage note 125_2. Pour prévenir ou retarder efficacement les bris et les avaries, il faut agir sur le rail pendant sa fabrication et nous avons exposé la solution intégrale du traitement thermique des rails sur toute leur longueur. Mais il existe aussi une solution plus simple et moins coûteuse, appliquée depuis 1933 à la S. N. C. B. et qui consiste à ne traiter thermiquement que les seules extrémités des rails. Ce traitement, imaginé par M. Servais, Chef des essais du service de la Voie de la S. N. C. B. et mis au point par les Usines des Terres-Rouges à Esch-sur-Alzette, est aujourd'hui appliqué par plusieurs usines belges et luxembourgeoises. Il consiste soit à refroidir rapidement les bouts des rails à leur sortie du laminoir, c'est le procédé le plus économique et le plus répandu ; soit à réchauffer les extrémités des rails froids neufs ou usagés et à les refroidir ensuite suffisamment vite pour atteindre les conditions de trempe désirées. Le second procédé opérant sur les rails froids, permet de bénéficier d'un effet de recuit qui entraîne un affinage du grain et réalise un équilibre structural préalable à la trempe que ne peut procurer le premier procédé par refroidissement direct à la sortie du laminoir. Le refroidissement par l'air comprimé est celui qui donne les meilleurs résultats, il tend à la sorbitisation de la perlite. L'effet du traitement des extrémités se fait sentir dans toute la section du rail, y compris les portées d'éclissage. La transition entre la longueur traitée et la partie non traitée est lente et progressive. B. - Usure latérale du bourrelet. L'emploi d'acier à haute résistance acier électrique et le traitement thermique constituent deux moyens de lutter contre l'usure latérale des rails dans les courbes de petit rayon. Un deuxième moyen consiste à graisser les mentonnets des bandages des locomotives au moyen d'un lécheur à huile ou bien c'est le rebord intérieur des rails que l'on enduit d'huile de rebut note 126_1. Mais il va sans dire que l'usure des rails en courbe est également conditionnée par un tracé judicieux de la surface de roulement des rails, par un tracé convenable des bandages, par une construction adéquate des bissels et des bogies des locomotives à vapeur, des tracteurs électriques, des automotrices, des autorails ainsi que du matériel de transport, par la mise en œuvre des moyens habituellement utilisés pour faciliter l'inscription des véhicules dans les courbes note 126_2. C. - Usure par oxydation. Dans les tunnels humides où l'oxydation est la plus forte, certains réseaux ont mis à l'essai des rails en acier au cuivre ± 0,4 % de Cu, mais il n'est pas apparu jusqu'ici que cette ajoute de cuivre soit suffisamment efficace pour protéger les rails contre l'oxydation. D'autres chemins de fer se sont bornés dans les mêmes circonstances à utiliser un profil renforcé. CHAPITRE VIIILe joint La question des joints peut être examinée à divers points de vue Conception de l'éclissage au joint. Position des joints par rapport aux appuis. Position relative des joints dans les deux files de rails. A. - Conception du joint. L'assemblage des rails bout à bout est le point faible de la voie. Par suite de son imperfection et par le vide qui existe entre les rails, il provoque des chocs au passage des trains. Ces chocs eux-mêmes augmentent la résistance au roulement des trains, favorisent le cheminement des rails, fléchissent et détériorent les abouts des rails et, enfin, déterminent l'écrasement du ballast. On peut se faire une idée assez exacte de la nuisance du joint si l'on considère que l'entretien d'un joint 2 files de rails exige 2 heures de main-d'œuvre alors que le nivellement de la voie courante ne demande qu'une demi-heure par mètre. Pour minimiser ces inconvénients et rétablir autant que possible la continuité du rail, on consolide d'abord le joint au moyen d'éclisses E fig. 120 et 124, pages 91 et 93 qui embrassent les bouts des deux rails. On rapproche, en outre, les deux traverses de joint ainsi que les traverses voisines de ces dernières afin que le rail soit mieux supporté en cet endroit. 1° Les éclisses. On donne aux éclisses une forme et des dimensions telles que les éclisses, prenant appui sur le patin, soutiennent convenablement le bourrelet et conservent ainsi autant que possible au rail sa raideur et sa résistance note 127 ; que la voie garde son alignement et sa rigidité. On rencontre des éclisses dites plates, des éclisses cornières, des éclisses doubles cornières, des éclisses à fourrure en bois. Les éclisses plates, le plus généralement employées, sont des moises en acier fig. 120 et 124, s'appuyant sur les portées d'éclissage du bourrelet et du patin et assemblées entre elles par des boulons traversant l'âme du rail. Le moment d'inertie des éclisses doit se rapprocher autant que possible de celui du rail. Les rails devenant plus lourds, on a été amené, dans certains cas, à augmenter également le moment d'inertie des éclisses en leur donnant la forme d'éclisses cornières fig. 144 et même parfois d'éclisses doubles cornières fig. 145 prolongées en dessous du patin, dans la partie comprise entre les deux traverses de joint. Sur certains réseaux Amérique, Angleterre, Hollande, on commence à employer des éclisses dont le profil se rapproche d'un double té fig. 146. Fig. 146 2° Boulons d'éclisses. Les boulons d'éclissage, au nombre de 4 ou de 6, doivent toujours être bien serrés, sinon les joints battent au passage des roues, les portées d'éclissages des rails et des éclisses s'usent rapidement, le bourrage se détruit et bientôt, l'on voit apparaître des traverses danseuses. Mais afin que la dilatation se fasse librement, les trous dans les rails sont, comme nous l'avons dit, forés à un diamètre plus grand que celui des boulons d'éclisses. A la S. N. C. B., là, où l'attache ordinaire par tirefonds ne maintient pas le rail sous contrainte, on a substitué l'éclissage à 4 boulons à celui à 6 boulons afin d'éviter un serrage trop énergique qui contrarierait la dilatation du rail. Pour empêcher les boulons de tourner pendant le serrage des écrous, ou bien l'on ménage dans le dos d'une des éclisses, une rainure dans laquelle vient se loger la tête des boulons, ou bien la tête de forme spéciale vient buter contre une saillie de l'éclisse. Pour prévenir le desserrage des écrous, divers moyens sont employés, par exemple, les rondelles Grover et, plus souvent, les rondelles Vossloh à 2 spires. Fig. 147. - Joint suspendu sur traverses en bois des chemins de fer belges. Ces rondelles se composent d'un anneau brisé en acier fig. 65, page 53, dont les bouts sont relevés de manière à former un ou deux pas d'hélice. Intercalées entre l'écrou et l'éclisse, elles constituent un ressort assez énergique, que l'on comprime au fur et à mesure que l'on serre l'écrou. La résistance à l'applatissement des rondelles élastiques est de 3 tonnes. Disons encore que les écrous se trouvent du côté intérieur de la voie pour permettre la visite des joints des rails en ne faisant qu'un seul parcours dans l'axe de la voie. Fig. 148. - Joint à pont avec éclissage à fourrure en bois des chemins de fer de l'Est et du Nord français. 3° Eclissage à fourrure en bois. Employé par les Régions Est et Nord de la S. N. C. F., cet éclissage comporte un coussinet d'appui, sorte de selle, glissé sous le joint fig. 148. Ce coussinet présente une aile verticale contre laquelle est serré l'écrou du boulon d'assemblage. La particularité de ce système, c'est que l'une des deux éclisses affecte la forme d'un U dans lequel s'engage une fourrure en bois qui est coincée contre l'aile verticale de la selle. D'une part, le joint est soutenu par la selle ; d'autre part, la fourrure en bois donne à l'ensemble une certaine élasticité. L'expérience française aurait montré qu'ainsi les boulons ne se desserrent pas. Cependant les essais de joint à fourrure en bois pratiqués à la S. N. C. B. n'ont pas donné les résultats escomptés malgré les précautions prises pour que le bois fut bien sec au moment de son emploi. 4° Le joint parfait. La nuisance du joint a son origine dans la présence de la lacune entre les abouts des rails et dans l'imperfection de l'assemblage par éclisses. Cette imperfection de l'assemblage résulte elle-même des tolérances admises dans la section du rail note 130_1 et dans celle de l'éclisse note 130_2. L'usure des cannelures des cylindres de laminoirs, à elle seule, modifie progressivement le profil des rails. Dans ces conditions, même avec des éclisses et des rails neufs, il est impossible de réaliser un joint éclisse parfait, c'est-à-dire assurant un contact continu entre les éclisses et le rail. De cette constatation est née l'idée, d'apparence paradoxale, de constituer un joint parfait en sciant le rail en son milieu de manière à assembler deux extrémités identiques, quitte, pour conserver la longueur de rail habituelle, à pratiquer une soudure à l'endroit où serait venu le joint normal. Le joint le plus parfait peut également être réalisé en associant simplement des rails neufs débités d'une même barre et numérotés à l'usine avant l'expédition. Lors du remploi des rails usagés que l'on soude entre eux, on peut choisir l'endroit le meilleur pour le joint parfait. Cette pratique, si elle convient pour les rails de remploi, semble moins indiquée pour les rails neufs, car si elle améliore le joint, elle peut néanmoins créer un point faible à l'endroit de la soudure par altération du métal. Tout dépend donc de la qualité de la soudure ; si celle-ci laisse des appréhensions, on prend la précaution de rapprocher les traverses de part et d'autre des soudures. Par ailleurs, les soudures sont préalablement recuites. Au chantier de Schaerbeek, on réalise actuellement une installation de recuit par courant électrique haute fréquence. B. - L'usure des éclisses. L'usure des éclisses se manifeste surtout en A au milieu de la surface d'appui supérieure, puis, mais dans une mesure moindre, aux extrémités de la surface d'appui inférieure fig. 149. Au début de l'apparition du jeu au milieu, en A, il est impossible de le rappeler horizontalement parce que l'éclisse porte encore contre le rail par ses deux extrémités B. Fig. 149. - Usure des éclisses. L'assemblage prend du jeu petit à petit et pour éviter l'affaissement du joint, il faut resserrer fréquemment les boulons et éventuellement, racheter l'usure d'une manière plus ou moins satisfaisante par l'emploi d'éclisses spéciales de hauteur supérieure à la normale, ou d'éclisses rematricées note 131_1, ou encore de fourrures en lamelles d'acier doux de l'épaisseur de l'usure à racheter note 131_2. Fig. 150. - Éclisse élastique César. Éclisse César. Tenant compte de la localisation de l'usure, l'éclisse César comprend fig. 150 et 151 une partie médiane qui constitue la partie éclissante proprement dite et qui correspond exactement à l'endroit et à l'étendue de l'usure des portées d'éclissage ; de part et d'autre de la partie médiane, un démaigrissement formant des bras élastiques ; des extrémités qui se terminent en haut, par des butées ; à leur base, par des talons. Fig. 151 Éclisse élastique César. Cette forme particulière permet de corriger constamment et automatiquement l'usure qui se produit au droit des joints. Naturellement la plus grande longueur de l'éclisse et son parachèvement spécial en relèvent le prix d'achat, mais le supplément serait compensé par la réduction des frais d'entretien. C. - Éclisses de raccord. Il arrive que l'on doive assembler deux rails de profils différents. C'est le cas, notamment, quand on passe d'une ligne principale, équipée par exemple, en rails de 50 kg/m vers une ligne secondaire armée de rails de 40 kg/m. Il faut alors faire usage aux joints d'éclisses spéciales, dites éclisses de raccord et dont la section épouse d'un côté le profil du rail lourd et de l'autre côté le profil du rail léger, tout en assurant la continuité de la table de roulement ainsi que celles des faces latérales intérieures des deux rails qui guident l'essieu par l'intermédiaire du mentonnet du bandage. D. - Traitement thermique des éclisses. La impose le traitement thermique pour toutes ses commandes d'éclisses, tant laminées pour voie courante qu'estampées pour voie courante, raccord entre profils de rails différents ou rachat d'usure des rails de même profil. L'acier imposé pour la fabrication est l'acier ordinaire procédé de fabrication non imposé pour les éclisses laminées » et l'acier Martin-Siemens ou électrique pour les éclisses estampées ». Le traitement consiste en une trempe à l'eau suivie d'un revenu à 600°-650°. Après traitement, les éclisses doivent présenter une résistance à la rupture R et un allongement A % satisfaisant à la formule . La limite élastique E doit être au minimum de 0,65 R note 132. D'autre part, les chiffres de résilience ne peuvent être inférieurs à 7 kilogrammètres/cm² pour les éclisses laminées, et 10 kilogrammètres/cm² pour les éclisses estampées. La structure doit être sorbitique dans toute la section des éclisses. E. - Réduction du nombre des joints. De tout ce qui précède, découle naturellement l'idée de réduire autant que possible le nombre des joints ; on y parvient par le laminage de rails de grande longueur, par la soudure des rails. Nous ne reviendrons pas sur la question des rails de grande longueur, elle a été exposée page 99. Soudure des rails. La soudure est appliquée non seulement aux rails neufs mais encore aux rails usagés et même à des rails de profils différents lors de la fabrication des rails de raccord. En 1935, lors de l'électrification de la ligne Bruxelles-Anvers, des rails de 27 m ont été soudés en barres de 54 m. Cette pratique est actuellement étendue à toutes les lignes importantes. Rails usagés. - La soudure permet la réutilisation, dans des conditions tout à fait convenables, des rails usagés de longueurs diverses, dont le corps de la barre est encore en bon état mais dont on a scié les bouts détériorés, déformés ou usés au droit des portées d'éclissage. Après soudure de deux ou plusieurs tronçons pour obtenir la longueur voulue, on fore de nouveaux trous d'éclisses. Rails de raccord. - Les éclisses de raccord étant des accessoires coûteux, on préfère actuellement à la S. N. C. B. les remplacer par des rails de raccord ». On soude les deux barres de profils différents en interposant entre elles un tronçon de rail de 50 centimètres de longueur qui, par un matriçage préalable à chaud, présente à chacune de ses extrémités le profil exact des rails à raccorder. En partant de l'alignement des tables de roulement et des faces latérales intérieures des bourrelets, on rabote latéralement la face extérieure du bourrelet ainsi que le patin du tronçon de rail de manière à réaliser à la jonction la symétrie des âmes ainsi que la coïncidence des largeurs des patins et des bourrelets note 133. Fig. 152. - Soudure d'un rail à ornière avec un rail Vignole. De la même manière, les Sociétés de Tramways soudent des rails à ornière avec des rails Vignole fig. 152. En 1931, la appliquait aux rails la soudure alumino-thermique par préchauffage et pression. L'opération était complétée par un recuit dans un petit moufle, alimenté par des brûleurs au benzol. Ce recuit n'est efficace que si la température atteinte est bien appropriée. Depuis 1936, la S. N. C. B. emploie la soudure électrique par résistance, l'opération est complètement automatique note 134_1. L'opération de la soudure comprend quatre phases principales le préchauffage par étincelles » des extrémités des rails à souder mises en contact et reculs ; la fusion continue de ces extrémités par rapprochements et reculs l'étincelage sur une très courte distance ; le refoulement énergique 20 tonnes des extrémités l'une contre l'autre ; le recuit ; les soudures sont recuites avant la pose, à une température de 875° dans un petit four tunnel à gasoil. En vue d'améliorer le roulement des voitures sur les chemins de fer souterrains tubes », le London Passenger Transport Board » pratique également la soudure électrique mais au moyen d'une usine génératrice mobile. Les rails de circulation de 18,30 m de longueur et aussi les rails conducteurs 3e rail sont soudés en barres de 91 m. Le New-York, New Haven et Hartford Railroad » soude par le procédé oxyacétylénique des rails de 11,90 m en barres de 244 mètres. Dans les deux cas, les soudures sont ensuite traitées thermiquement. Remarque. - L'opération du refoulement a pour résultat de raccourcir légèrement chaque rail. C'est pourquoi on fournit les barres à souder avec une surlongueur de 14 mm. Les Chemins de fer vicinaux belges soudent couramment leurs rails de 18 m Vignole et à ornière en barres de 54 m. En principe, en pavage, ils ne s'imposent aucune limite de longueur. Quant aux lignes de Tramways, toutes les voies neuves ou récemment renouvelées sont soudées le plus généralement par la soudure alumino-thermique parfois remplacée par la soudure à l'arc électrique parce que moins coûteuse ; quant à la soudure bout à bout par résistance, elle n'est pas pratiquée par les Tramways note 134_2 parce que l'outillage pondéreux et encombrant qu'elle nécessite ne permet pas de faire des soudures sur chantier et exige la confection des soudures dans les ateliers. A cause de leur longueur, les barres soudées ne pourraient qu'exceptionnellement être transportées dans les agglomérations. F. - Position des joints par rapport aux appuis. Sur les réseaux européens, on rencontre les cinq conceptions suivantes mais que l'on ne désigne pas toujours sous la même appellation le joint appuyé sur traverse ordinaire fig. 153 à 155, sur traverse double métallique ou sur traverse double en bois. La traverse double en bois est, dans ce cas, constituée de deux traverses ordinaires assemblées par boulons ; le joint suspendu, dans lequel les traverses de contre-joint sont rapprochées sensiblement jusqu'au contact fig. 147 ; le joint en porte à faux supporté par des traverses de contre-joint placées à l'écartement normal ou à tin écartement quelque peu réduit ; le joint à pont ou joint soutenu fig. 148. 1. - a Le joint appuyé sur une traverse ordinaire fig. 153 à 155. Fig. 153 à 155 Il ne rencontre guère la faveur des réseaux parce qu'il donne rapidement un joint défectueux. La surface d'appui est trop petite à cet endroit fortement sollicité. Quand la roue passe dans la position 1, la traverse tend à se déplacer obliquement, ce basculement abaisse le rail d'amont et relève le rail d'aval ; l'inverse se produit quand la roue passe en 2. Les attaches prennent rapidement du jeu et ce, d'autant plus que le passage d'un rail au suivant ne se fait pas sans choc ; le bourrage laisse bientôt à désirer et, en fait, le joint n'est plus appuyé ce qui reporte la charge sur les appuis voisins. - b Le joint appuyé sur traverse double métallique ou sur traverses doubles en bois. Les chemins de fer allemands et suisses l'emploient dans leur pose de voies avec traverses métalliques. Les chemins de fer allemands utilisent également la traverse double en bois deux traverses assemblées par boulons. Dans le cas de la traverse double, la surface d'appui est beaucoup plus grande que dans le cas du joint appuyé sur une seule traverse. 2. Le joint suspendu fig. 147. Ce joint, dans lequel les traverses de contre-joint sont rapprochées sensiblement jusqu'au contact, est très employé ; les chemins de fer français, suisses et belges l'utilisent. Généralement les deux traverses sont pratiquement jointives, le petit intervalle qui les sépare dispense de scier les traverses aux dimensions rigoureuses lorsqu'elles sont en bois. La distance d'axe en axe entre traverses est de 29 cm en Belgique fig. 147. Les traverses de joint sont placées de telle manière que les axes des surfaces d'appui des rails soient à mi-distance entre les boulons de l'éclissage, en vue de faciliter la pose et le resserrage des boulons et des tirefonds fig. 147. 3. Le joint en porte à faux fig. 156. Il est également en usage sur de nombreux réseaux. Ses partisans estiment que l'abaissement du rail d'amont entraîne un abaissement, sinon équivalent, du moins à peu près égal, du rail d'aval ; le passage d'un rail à l'autre se ferait avec plus de douceur. Fig. 156. - Joint en porte à faux avec traverses métalliques Ougrée-Marihaye ». Il s'impose lorsqu'on emploie des traverses métalliques avec attaches par clavettes. Dans le cas des traverses métalliques du type Ougrée-Marihaye », la distance d'axe en axe des traverses de joint atteint 43 cm c'est-à-dire que les traverses sont rapprochées autant que faire se peut dans la limite de la possibilité du placement et de l'enlèvement des clavettes. G. - Position relative des joints dans les deux files de rails. Les joints sont dits concordants quand ils sont placés exactement au droit l'un de l'autre fig. 157. Ils sont dits alternés ou en quinconce quand les joints de l'une des files de rails se trouvent au droit du milieu des rails de l'autre file fig. 158. Enfin, ils sont chevauchés quand leur position se rapproche de la concordance mais avec un décalage de deux ou trois traverses seulement fig. 159. Si l'on se place du point de vue des chocs transmis de la voie au matériel roulant wagons et voitures, on peut dire avec les joints concordants fig. 157, au passage du joint affaissé, l'essieu tombe des deux roues eu même temps et le véhicule a une tendance à piquer du nez, avec les joints alternés fig. 158, les véhicules qui portent sur quatre roues, restent suspendus sur trois roues au passage du joint affaissé. S'il y a choc, celui-ci est moins violemment ressenti par le véhicule. Fig. 157. - Joints concordants. Fig. 158. - Joints alternés. Fig. 159. - Joints chevauchés. Mais le mouvement de celui-ci est plus irrégulier car il reçoit alternativement un choc à droite, puis à gauche, d'où un mouvement de roulis. Le dispositif des joints chevauchés fig. 159 note 137 atténue les inconvénients des joints concordants. Les réseaux adoptent l'un ou l'autre système selon qu'ils estiment que le confort des voyageurs sera meilleur, mais, à l'heure actuelle, les inconvénients signalés sont atténués avec les véhicules à trois essieux ou à bogies. En fait, ce sont les joints concordants que l'on rencontre le plus fréquemment. Comme les traverses sont rapprochées dans le voisinage du joint, si l'on se place du point de vue économie de traverses », les joints concordants sont à préférer aux joints alternés et même aux joints chevauchés. Lors du Congrès international de Rome sept. - oct. 1950, le rapporteur italien a signalé qu'il a été posé récemment en Italie plusieurs centaines de kilomètres de voies avec joints soit décalés soit alternés avec des longueurs de barres de 36 et de 48 mètres. Pour les barres de 36 m, l'alternance est de 18 m ; avec les joints décalés, elle est de 12 mètres. H. - Conclusion. Dans notre précédente édition, nous avons décrit divers types de joints joint à coussinets des chemins de fer néerlandais, joint soutenu des régions françaises du Nord et de l'Est, joint appuyé à éclisses longues du P. L. M., qui sont aujourd'hui abandonnés. Ces essais et la diversité des systèmes en usage montrent bien la difficulté de trouver une solution satisfaisante à ce problème. Le joint idéal est encore à découvrir. L'invention d'un système d'éclissage qui supprimerait le forage de trous dans l'âme du rail et partant éliminerait l'une des causes principales des ruptures de rails, constituerait un progrès considérable. Par ailleurs, les joints doivent être aussi simples que possible, peu coûteux à installer et économiques à entretenir. CHAPITRE IXLe cheminement des rails Le cheminement des rails est le déplacement longitudinal et parallèle des rails sur les traverses. Le cheminement des rails entraîne parfois celui des traverses sur le ballast. Il arrive qu'un rail, généralement celui de gauche, chemine plus que l'autre, ce phénomène s'appelle chevauchement ou cheminement différentiel. Dans ce cas, si les traverses sont entraînées, elles prennent une position oblique qui rétrécit la largeur de la voie. Le cheminement différentiel est donc plus grave que le cheminement ordinaire. Si le cheminement est. un fait, autre chose est d'en déterminer exactement les causes. Pour analyser le phénomène qui se manifeste de façons très variables sur une même ligne, il faut considérer séparément les lignes à double voie, celles à simple voie, les courbes et les déclivités. A. - Lignes à double voie. Les rails sont soumis à des efforts longitudinaux de sens contraires - les roues motrices et accouplées de la locomotive déterminent par leur adhérence, une action sur le rail dirigée en sens inverse de la marche, c'est le seul facteur qui agisse dans ce sens, - les roues porteuses de la locomotive, du tender et de tous les autres véhicules du train tendent au contraire à pousser le rail en avant pour trois raisons 1° Les chocs successifs des roues sur les abouts des rails d'aval. 2° Le mouvement en avant est dû également à la déformation du rail au passage de la roue. La barre est localement et temporairement allongée par la compression sous la roue. Cet effet de flexion et d'étirage se traduirait par un mouvement en avant sous la pression longitudinale que la roue exerce en avançant elle-même. On a traduit cette idée sous une forme imagée au passage d'un train, la partie du rail qui se trouve directement au-dessous d'une roue et des deux côtés, prend une forme qui peut être comparée aux creux d'une vague ; la roue a toujours devant elle une légère obstruction, assimilable à une rampe en miniature que, dans un certain sensuelle ne réussit jamais à gravir, mais qu'elle chasse devant elle. On constate que le cheminement est d'autant plus important que les traverses sont plus espacées ; sans doute parce que, dans ce cas, le rail fléchit davantage entre deux traverses. De l'expérience de tous les chemins de fer, les pires cas de cheminement se produisent toujours sur une plateforme compressible où une action ondulatoire visible prend naissance sous les charges. 3° Au cours du freinage, lorsque l'on exerce au moyen du sabot de frein une pression Q sur une roue chargée d'un poids P fig. 160, cette pression engendre une action tangentielle retardatrice égale à fQ. D'autre part, la réaction du rail sur la roue produit, au contraire, une action tangentielle horizontale φP tendant à faire tourner la roue dans le sens de la marche du train. Fig. 160 Ces deux efforts doivent constamment se faire équilibre. Au fur et à mesure que la pression Q croît, φP augmente. Comme P est constant, le coefficient φ augmente. Il en résulte que, lors des freinages, l'action horizontale φP des roues porteuses est augmentée. Par ailleurs, à ce moment, le régulateur de la prise de vapeur est fermé, les roues motrices et accouplées deviennent porteuses et leur action antagoniste disparaît ; il est clair que, dans ces conditions, le cheminement est plus accentué. Il est à remarquer que φP, tout en augmentant, doit rester sous la limite d'adhérence si l'on veut éviter le calage des roues, la pression Q doit donc rester dans une limite déterminée. Dès que le calage se produit, l'action retardatrice n'est plus le frottement des blocs de frein sur les roues, mais le frottement de glissement, beaucoup plus faible, des roues sur les rails. Le cheminement est maximum aux abords des gares et sur les lignes déclives où le freinage est fréquent et continu. La S. N. C. B. multiplie les dispositifs anticheminants sur les sections des lignes en forte pente. Pour un train de voyageurs de longueur moyenne et, à fortiori, pour un train de marchandises, remorqué par une locomotive à vapeur ou électrique, l'influence des chocs des roues aux abouts des rails est prédominant et semble suffire pour expliquer le cheminement en avant qui seul se constate. Sur une ligne à double voie qui ne serait parcourue que par des automotrices ou des autorails pour lesquels le nombre de roues motrices est très grand par rapport au nombre de roues porteuses, le cheminement en avant pourrait être moindre. Enfin, si l'on envisage une ligne à double voie, reliant, par exemple, un dépôt de locomotives à une gare, ligne sur laquelle ne circuleraient que des locomotives à forte adhérence et roulant haut le pied », le cheminement pourrait se produire dans le sens opposé à celui de la circulation. De même, le cheminement en avant peut être sérieusement freiné sur un tronçon de voie où les démarrages sont fréquents note 140, lesquels s'accompagnent parfois du pivotement des roues motrices et accouplées. Si, comme nous l'avons dit, l'influence des chocs est prédominante, on comprendra, et c'est ce qui se constate, que le cheminement sera d'autant plus grand que les roues seront plus chargées, que le trafic tonnage sera plus grand et que la vitesse sera plus grande. Sur une ligne à double voie, le cheminement est le plus accentué sur la voie la plus chargée. Courbes. - Dans les courbes, le cheminement est plus accusé sur la file de rails où la charge est la plus élevée. Si le dévers est établi pour les grandes vitesses, la file de rails du petit rayon de la courbe supporte des charges plus lourdes que celle du grand rayon, c'est alors le rail intérieur de la courbe qui doit cheminer le plus et c'est ce que l'on observe. Si, au contraire, le surhaussement du rail extérieur est insuffisant, c'est celui-ci qui aurait tendance à prendre de l'avance sur le rail intérieur. Déclivités. - Sur les lignes fortement déclives, plus de 15 mm/m par exemple plan incliné d'Ans à Liège 33 mm/m, les effets de la dilatation s'ajoutent au cheminement provoqué par la circulation et le freinage. Le rail s'allonge dans le sens de la pente lors d'une hausse de la température et, à cause de la gravité, ne remonte pas lors de la contraction due au refroidissement ultérieur. B. - Lignes à simple voie. Sur les lignes à voie unique, parcourues dans les deux sens, le cheminement ne s'observe guère. S'il se produit, c'est alors dans le sens de circulation des trains les plus lourds et les plus rapides ou dans le sens des pentes ou encore dans les sections courbes. Parfois un rail d'une voie unique chemine plus que l'autre ou bien il chemine en sens contraire de l'autre sans qu'il soit possible d'expliquer ce fait. Sur une ligne à voie unique aboutissant à une gare en impasse, l'effet des freinages à l'arrivée et celui des démarrages au départ pour repartir en sens inverse peuvent s'ajouter pour provoquer un cheminement dans la direction du heurtoir. C. - Nuisance et danger du cheminement. Le cheminement tend à fermer les joints de dilatation dans le voisinage des points fixes vers l'aval en voies principales aiguillage, bifurcation, traversée, cuvette entre pente et rampe ; en voies accessoires les ponts tournants, les ponts à peser. Ce resserrement des joints, en aval est naturellement accompagné d'une augmentation correspondante de l'ouverture des joints en amont. Tout cheminement qui n'est pas atténué suffisamment, exerce un grand effort sur tout obstacle en aval. Il y a alors de grands risques de flambement » de la voie dans son ensemble lorsque survient une brusque élévation de température note 141. Ce flambement est accompagné d'un élargissement ou d'un rétrécissement de l'entrevoie. Si les traverses cheminent, elles se placent en porte à faux sur leurs moules et tendent à s'incliner. D. - Cheminement différentiel ou chevauchement. Le cheminement n'est pas toujours le même pour les deux files de rails d'une même voie, même en alignement droit. Le rail du côté de l'accotement avance plus vite que celui du côté de l'entrevoie, c'est-à-dire que, sur les réseaux où les trains prennent la gauche, le rail de gauche chevauche sur le rail de droite. Diverses raisons ont été mises en avant pour expliquer ce phénomène sans que l'on soit parvenu à élucider complètement la question. D'aucuns y trouvent une justification dans le fait que la traverse est moins bien soutenue du côté de l'accotement que du côté de l'entrevoie ; cette raison n'est pas péremptoire car le rail peut cheminer sur la traverse sans que celle-ci se déplace. Sur certains réseaux, avec circulation à gauche, on a cherché une relation entre le cheminement du rail de gauche et le fait que, sur ces chemins de fer, la manivelle motrice de gauche des locomotives est en avance sur la manivelle de droite. Cette explication, basée sur la dissymétrie de la locomotive, trouverait une justification dans le fait que sur le Great Eastern Railway, où la manivelle du côté droit des locomotives est en avance sur celle de gauche, il a été constaté, au contraire, que c'était le rail de droite qui, en alignement droit, cheminait plus que le rail de gauche. La même observation a été faite sur les chemins de fer du Midi français. Là où les trains prennent la droite, c'est aussi le rail de gauche qui chemine. Sur les lignes électriques à mécanisme moteur central, le cheminement parallèle existe mais pas le chevauchement. Comme le chevauchement a pour conséquence que les traverses se disposent obliquement et que, dès lors, l'écartement des rails diminue, il est indispensable d'y remédier dès qu'il atteint quelques centimètres. Fig. 161 Exemple d'un chevauchement très particulier constaté certain jour sur la ligne de Bruxelles à Ostende aux abords de Bruges fig. 161. Il s'agit d'une pose en rails de 52 kg/m. Or, en vue de freiner le cheminement, les tirefonds traversaient les ailes des éclisses cornières des joints ; de ce chef, l'avance du rail de gauche sur le rail de droite avait entraîné les seules traverses de contre-joint, les traverses intermédiaires étaient restées normales à la voie, les rails ayant simplement glissé sur celles-ci par suite d'un serrage insuffisant des attaches. E. - Sur les Tramways Il ne se produit pas de cheminement pour les rails à ornière. Les raisons sont les suivantes Les rails sont soudés sur une grande longueur. Les charges par essieu sont plus faibles et partant les efforts dynamiques sont moindres. F. - Remèdes contre le cheminement. Il est difficile d'empêcher le cheminement d'une façon radicale. On parvient assez bien à réduire, voire à annuler, le cheminement du rail par rapport aux traverses, mais il est plus difficile d'empêcher que le rail se déplace avec les traverses. Celles-ci cheminent avec un déplacement du moule. Quoi qu'il en soit, un cheminement important est généralement l'indice que la voie est mal entretenue ou bien que sa superstructure n'est pas en rapport avec son trafic. Il en découle que le premier remède contre le cheminement est d'avoir une voie bien entretenue et une plateforme bien drainée. Evidemment, l'entretien de la voie ne peut s'opposer qu'au cheminement et non à sa cause l'action dynamique des véhicules, mais l'effet de celle-ci augmente avec le défaut d'entretien. Le second remède consiste à réduire le nombre de joints par l'emploi de rails de grande longueur obtenus soit directement par laminage, soit par soudure de rails de longueur normale note 142. En effet, d'une part, à longueur de voie égale, on réduit le nombre de chocs des roues sur les extrémités des rails ; d'autre part, la résistance de frottement du rail sur les traverses qui doit absorber l'effort de cheminement est d'autant plus grande que le rail est plus long. Enfin, le rail lui-même est solidaire d'un plus grand nombre de traverses et par conséquent le cheminement des traverses sur le ballast est plus efficacement combattu. Anti-cheminants. En ce qui concerne les mesures spéciales, nous poserons à la base le principe suivant les mesures prises contre le cheminement ne doivent pas intéresser le joint. La pratique qui consiste à faire passer les tirefonds par des entailles ou des trous ménagés dans les ailes plates des éclisses cornières doit être condamnée. Les traverses de contre-joint ont déjà une assez lourde tâche sans devoir remplir par surcroît le rôle de moyen de retenue contre le cheminement. Par ailleurs, l'assemblage des éclisses aux rails supporte suffisamment d'ébranlements sans y ajouter encore un nouvel effort. La tendance moderne est d'employer des dispositifs spéciaux agissant sur les traverses intermédiaires. Ces dispositifs peuvent être à action positive, à frottement. Les premiers comportent un dispositif d'arrêt, par exemple, un bout d'éclisse cornière fig. 162 ou une plaque d'arrêt, boulonnée au rail et venant buter contre une traverse intermédiaire. Ces dispositifs nécessitent le forage de trous dans l'âme du rail. Fig. 162. - Dispositif d'arrêt boulonné au rail. Il existe des dispositifs à frottement qui évitent ce forage. a Selle anti-cheminement Winsby fig. 163. Elle se compose de deux pièces à mâchoires, le verrou et la semelle, qui enserrent de part et d'autre le patin du rail. Ces deux pièces s'agrafent par rainure et languette à crochet suivant un joint oblique. Il en résulte qu'en chassant le verrou dans la semelle, les mâchoires serrent de plus en plus sur le patin. Tout cheminement qui tend à se produire, accentue le serrage sur le patin. La semelle comporte une face d'appui F en retour d'équerre, portant contre la traverse intermédiaire qui, par frottement sur le moule de ballast, doit résister à l'effort de cheminement. b La fig. 164 représente un autre modèle d'ancre anti-cheminante. Elle se compose de deux pièces une griffe en acier découpé, un coin en acier estampé exactement au profil du patin du rail. Elle coûte moins cher que la selle Winsby qui est en acier coulé. ** * Pour éviter que la traverse intermédiaire qui reçoit l'effort des butées d'arrêt boulonnées fig. 162, ne se déplace sur le ballast, on la relie à quatre ou cinq traverses en amont par rapport au sens du cheminement par des lattes de cheminement, fixées à ces traverses par des tirefonds. Ces lattes se placent aujourd'hui parallèlement aux rails et à l'extérieur de la voie où leur action est plus efficace. Si la tendance au cheminement est grande, on peut multiplier le nombre de butées pour reporter l'effort sur un nombre suffisant de traverses intermédiaires. A la S. N. C. B., lorsque les éclisses d'arrêt boulonnées ne suffisent pas, on ajoute, à chaque traverse, une selle Winsby ou une ancre anti-cheminante et cela, pour éviter de devoir forer de nouveaux trous dans l'âme du rail. Avec la pose sur traverses métalliques, on place un anti-cheminant à autant de traverses que de besoin. Le système d'attache des traverses Angleur-Athus dispense de l'emploi de dispositifs spéciaux pour combattre le cheminement du rail par rapport à la traverse. QUATRIÈME PARTIELes Appareils de la Voie Introduction. Parmi les appareils de la voie, on distingue 1° Les appareils qui servent à faire traverser une voie par une autre voie, ce sont les traversées qui peuvent être rectangulaires ou obliques fig. 165 et 166. 2° Les appareils qui permettent le passage des véhicules d'une voie sur une autre voie. On rencontre ici deux catégories d'appareils a ceux qui permettent le passage continu des véhicules, ce sont les branchements fig. 167 ; b les dispositifs qui exigent l'arrêt du train et, le plus souvent, ne permettent le passage que des véhicules un à un, ce sont les plaques tournantes, les transbordeurs. Le branchement comporte un changement de voie aiguillage et un croisement fig. 167, alors que la traversée fig. 168 est composée de quatre croisements deux croisements aigus ou croisements proprement dits et deux croisements obtus, communément dénommés traversées dans le sens restreint du mot. On retrouve donc dans les traversées et les branchements une partie analogue le croisement. CHAPITRE ILes branchements 1. Généralités A. - Description. Les aiguilles aa', bb' fig. 169 sont manœuvrées autour des talons a', b' ; ce sont les pointes a, b qui se déplacent. Les deux files extérieures de rails sont continues. Les files intérieures comprennent les parties mobiles aa', bb' qu'on appelle les aiguilles parce que ce sont des tronçons de rails dont les extrémités sont effilées. Les pointes des aiguilles peuvent ainsi venir s'appuyer, sans former de saillie sensible, contre las rails extérieurs aux points a et b. Fig. 169. - Le branchement - commande par tringle. Généralement, les deux aiguilles se déplacent ensemble. Elles sont reliées entre elles par une ou deux tringles d'écartement t articulées de telle manière que le parallélogramme puisse se déformer quand les aiguilles se déplacent. Dans la position indiquée N du levier de manœuvre, la position normale, la voie est faite pour la direction AB ; dans la position renversée R, elle serait faite pour la direction AC. A l'endroit du croisement c des rails intérieurs, des ornières sont ménagées pour le passage des mentonnets des roues. Le branchement comporte en outre de l'aiguille et du croisement, l'arc de branchement a'a". B. - Types d'aiguillages. Un aiguillage peut être caractérisé par la forme des aiguilles aiguilles rigides qui peuvent être droites ou courbes, aiguilles flexibles ; par sa talonnabilité éventuelle ; par le nombre de voies qu'il commande à deux directions, à trois directions ; par le mode de commande des aiguilles commande à la main, commande par transmission mécanique rigide ou flexible, commande par transmission par fluide transmission électrique ou pneumatique ou hydraulique. C. - Forme des aiguilles. On utilise des aiguilles rigides droites ou courbes et des aiguilles flexibles. Le plus souvent, la voie principale est la voie directe, c'est-à-dire qu'elle se présente en alignement droit voir fig. 169. Dans ces conditions, l'aiguille bb' donnant accès à la voie directe est une aiguille droite, mais l'aiguille aa' donnant accès à la voie déviée peut être une aiguille droite ou une aiguille courbe. Les aiguilles droites sont simples, résistantes à la pointe et moins coûteuses. Elles simplifient les approvisionnements qui ne comportent que deux modèles pour les déviations à droite et à gauche alors qu'il en faut quatre avec les aiguilles courbes. D. - Talonnabilité. Si le train arrive de B et se dirige vers A, il prend les aiguilles par le talon et trouve la voie ouverte si l'appareil est disposé normalement comme le montre la figure 169. Si l'appareil était dans la position renversée, représentée en pointillé, les mentonnets des roues, roulant contre le rail extérieur, refouleraient les aiguilles dans la position convenable. Lorsque ce déplacement forcé peut se faire sans bris ou déformation d'aucune pièce, on dit que les aiguilles sont talonnables. E. - Dispositions adoptées pour les branchements. a Branchements simples. - Sur les plans, les branchements fig. 170 sont généralement représentés comme l'indique le croquis fig. 171, les axes des deux voies faisant entre eux l'angle α du croisement. D'une manière générale, la voie courbe du branchement se pose sans dévers, à moins que cette voie ne soit importante et doive être parcourue à vitesse assez grande ; dans ce cas, l'ensemble du branchement et partant les deux voies se posent en dévers note 148. b Branchements doubles. - Le branchement double est formé d'une voie directe sur laquelle se greffent deux voies déviées. Les branchements doubles symétriques comportent un changement à trois voies, les voies déviées à gauche et à droite partant du même point fig. 172. Fig. 174. - Branchement double dissymétrique avec les deux déviations du même côté. Ce système présente l'inconvénient que les parties mobiles des appareils se maintiennent difficilement dans un même plan horizontal et que des confusions dans la manœuvre des aiguilles sont fréquentes. Aussi préfère-t-on faire chevaucher l'une des déviations sur l'autre fig. 173, ce qui donne une installation plus solide et permet de faire la pose avec des aiguilles ordinaires. On peut de la même manière établir des branchements doubles dissymétriques dont les deux déviations sont du même côté fig. 174. Ces branchements dissymétriques sont encore désignés sous le nom de branchements enchevêtrés. L'angle formé par les deux voies se définit par sa tangente, exprimée en fraction décimale comme en France 0,09 - 0,11 - 0,125, etc. ou, ce qui est plus commode pour le tracé des plans, en fraction ordinaire comme en Allemagne 1/11 - 1/9 - 1/8, etc. En Belgique, l'angle de croisement est exprimé en degrés, minutes, secondes et dessiné à l'aide de la tangente = 5°1'24", tg= 0, ou 1/11,3 ; = 6°11'55", tg= 0, ou 1/9,2 ; = 7°7'30", tg= 0, ou 1/8 ; etc. F. - Pourquoi le branchement normal, c'est-à-dire à aiguilles courtes 5 m ou de longueur moyenne 6 m, constitue-t-il un point faible dans la voie ? Pour trois raisons Le soutien imparfait des aiguilles. L'aiguille est, en effet, moins solidement établie que le reste de la voie, car elle ne peut être supportée que par des coussinets sur lesquels elle doit pouvoir se déplacer. La présence d'un coude inévitable à la pointe de l'aiguille angle de déviation de l'aiguille. Le faible rayon de courbure de la voie déviée. G. - Longueur des branchements. Il y a généralement grand intérêt à utiliser des branchements courts Pour permettre de donner aux voies des stations le maximum de longueur utile note 149 et de tirer ainsi tout le parti possible de la superficie disponible. Les appareils courts peuvent être groupés sur une étendue réduite d'où facilité de manœuvre et de surveillance. Les branchements courts réduisent le temps nécessaire au dégagement des itinéraires ce qui accélère les manœuvres. Cependant, pour la facilité de la circulation, il conviendrait d'avoir des courbes de grand rayon. Mais alors le branchement s'allonge et la place occupée par l'appareil augmente ; en outre, les courbes de grand rayon conduisent à un angle du croisement très aigu. Pour les appareils de bifurcation, quand la question de superficie disponible n'est pas en jeu, il peut y avoir, dans certains cas, intérêt à adopter un grand rayon plutôt qu'un branchement court. La longueur du branchement dépend du rayon de la voie déviée formule 9, page 153. Puisque nous voulons employer des branchements courts, ce rayon devra être le plus petit possible compatible avec la vitesse de circulation. Les deux desiderata sont donc contradictoires. Dans les gares, les voies parcourues par des trains complets ne peuvent présenter des rayons inférieurs à 180 mètres. Évidemment, si on insère dans les voies principales des branchements de petit rayon, on ne pourra circuler à grande vitesse que sur la voie droite. Sur la voie déviée, en courbe de 180 m de rayon, les trains devront ralentir à 40 km/h. 2. - Relations A. Calcul de l'ornière à ménager au talon de l'aiguille de déviation. Considérons l'aiguille de déviation AO fig. 175. Théoriquement, son axe se raccorde tangentiellement à celui du rail, l'aiguille étant entaillée pour pouvoir s'appliquer contre le rail. Fig. 175. - Aiguille de déviation OA. Au talon A de l'aiguille, il faudra ménager une ornière d2 suffisante pour laisser passer le mentonnet des roues et pour éviter que l'aiguille effacée ne soit à aucun endroit touchée par le mentonnet de la roue. L'ornière d2 représente la distance entre la face latérale du talon de l'aiguille et la face latérale du rail d'applique. Elle correspond à la différence entre l'écartement normal des faces intérieures des rails voie neuve 1,435 m et la plus petite valeur de e fig. 177 . 1 Or, d'après l'Unité Technique Internationale note 150, la distance réglementaire entre les faces intérieures des bandages des roues d'un même essieu est de 1,360 m avec une tolérance de 3 mm en plus ou en moins, soit 1,357 m et 1,363 m. D'où . 2 dl = largeur réglementaire du mentonnet = 33 mm note 151, mais il faut tenir compte des tolérances. Fig. 176 L'épaisseur maximum de dl bandage neuf est égale à fig. 177 . 3 Fig. 177. - Calcul de l'ornière à aménager au talon de l'aiguille. Mais quand le bandage est arrivé à sa limite d'usure, dl = 20 mm. Il s'ensuit que la valeur minimum de e est . 4 Dans ces conditions, puisque formule 1 la largeur d2 de l'ornière doit être au moins égale à d2 = 1,435 m voie neuve - emin, on a, d'après la formule 4 d2 = 1,435 m - 1,377 m = 58 mm = 60 mm. 5 Souvent, on prend d2 = 60 mm pour tenir compte d'un élargissement possible de la voie. Si nous voulons connaître la déviation » minimum, c'est-à-dire la distance d d'axe en axe de l'aiguille et du rail contre-aiguille fig. 175 et 177, nous devrons ajouter à d2 deux demi-épaisseurs de bourrelet du rail soit 72 mm avec le rail de 50 kg/m ou 62 mm avec le rail de 40 kg/m et nous aurons selon le cas d = d2 + 72 mm = 58 + 72 = 130 mm ou d = d2 + 62 mm = 58 + 62 = 120 mm. 6 B. - Relations entre les éléments de l'aiguille de déviation proprement dite. Fig. 178 Déterminons le rayon de courbure R de l'aiguille en fonction de la largeur de l'ornière d et de la longueur l de l'aiguille proprement dite fig. 178 l = AB = OA. Dans le cercle de rayon R, on a et en négligeant d2 devant 2 R l² = 2Rd d'où La longueur de l'aiguille l dépend donc de la largeur d de l'ornière au talon et du rayon R de la voie déviée. Or, d = 120 à 130 mm. Pour que R soit égal à 300 mètres, avec d = 130 mm, il faut . Pour que R soit égal à 500 mètres, avec d = 130 mm, il faut . Ordinairement, on n'emploie pas des aiguilles rigides aussi longues, ce serait insérer dans la voie un trop long tronçon de rail mal soutenu, exposé à fléchir ; en outre, plus l'aiguille est longue, plus elle est lourde et plus sa manœuvre devient dure. La longueur normale actuelle des aiguilles rigides note 153 est, à la S. N. C. B., de 5 mètres. La formule 8 montre que l'emploi d'aiguilles courtes conduit à des aiguilles de petit rayon. C. - Relations entre les éléments principaux du branchement. Fig. 179. - Le branchement. Soient, fig. 179 L = la longueur totale du branchement comprenant la longueur Aa de l'aiguille proprement dite, l'arc de raccord ab du branchement, la branche bC du croisement proprement dit jusqu'à la pointe de cœur mathématique C. R = le rayon de la voie déviée ACE = l'angle du croisement e = l'écartement de la voie. Quelle est l'influence de l'anglesur la longueur L du branchement et sur le rayon R de la voie déviée ? et, négligeant AD devant 2 R, on a , d'où or 10 on a successivement Il s'ensuit que les valeurs de L et de R du branchement augmentent au fur et à mesure que l'angle a du croisement diminue, e étant une constante. La formule 13 déduite de 12, montre que des courbes de grand rayon donnent à l'angledu croisement, une valeur très petite. Or, nous verrons combien l'acuité de cet angle constitue un danger. Le rayon R ne peut descendre au-dessous de 180 mètres pour les branchements parcourus par les trains à l'entrée en gare. Cette limite imposée à R, fixe en même temps une limite àet décide du choix des appareils de croisement. L'adoption d'un rayon de 180 mètres dans la voie déviée des branchements conduit à un type d'appareil présentant un croisement de tangente 1/9 en usage sur la plupart des réseaux angle d'environ 6°. Pour ne pas multiplier les types de croisement, les réseaux se bornent à construire quelques modèles d'appareils. Par exemple, la S. N. C. B. a adopté Croisements en rails de 50 kg/m. Types Longueur des appareils Branche déviée Angle à la pointe mathématique Angle à la sortie Tangente de l’angle à la sortie H0 8,750 R m 2° 51'44" 3° 8'55" 0, H1 6,000 R 561 m 4° 5' 0" 4°29'33" 0, H2 5,200 droite 5° 1'24" 5° 1'24" 0, H3 4,850 droite 6°11'55" 6°11'55" 0, H4 4,450 droite 7° 7'30" 7° 7'30" 0, H5 4,200 droite 8° 57' 1" 8°57' 1" 0, H6 4,000 droite 11°18'40" 11°18'40" 0, H7 3,500 droite 12°23'50" 12°23'50" 0, H8 3,200 droite 14°15' 0" 14°15' 0" 0, Remarque. - Les appareils H5 à H8 ne sont utilisés que dans les traversées de voies. 3. - Construction des branchements A. - Calcul et tracé. 1° Branchements à aiguilles droites manœuvrées par rotation autour du talon aiguilles articulées. Le tracé de la voie déviée AC d'un branchement fig. 179 n'est pas rigoureusement tangent en A à l'alignement de la voie AB parce qu'il est impossible de réaliser la lame de couteau » que cela exigerait ; le tracé présente, à la pointe de l'aiguille, un angle de déviation» fig. 180. L'aiguille de déviation droite ou courbe est raccordée au croisement proprement dit par l'arc de branchement ab fig. 179, en forme d'arc de cercle de rayon R. Nous supposerons que les branches bC fig. 179 du croisement proprement dit sont conservées droites note 155_1. Fig. 180 L'angle de déviationdoit être minimum, mais la nécessité de donner à la pointe de l'aiguille une solidité suffisante, ne permet pas de descendre au-dessous de 30 minutes. Par ailleurs, nous avons vu, page 152, que la déviation minimum d au talon de l'aiguille doit être de 120 mm à 130 mm selon le profil du rail. Pour réaliser cet angle de déviationde 30 minutes, au moyen d'aiguilles droites fig. 180, il faudrait leur donner une longueur de 13,745 m note 155_2 ; or, la longueur de 5 mètres est de règle actuellement à la S. N. C. B. Remarque. - A mesure que la longueur AT de l'aiguille augmente, le rayon R de l'arc de branchement TB diminue. En effet fig. 181, partons d'un angle de déviation donnéet d'une longueur donnée d'aiguille droite AT. Fig. 181. - A mesure que la longueur de l'aiguille augmente, le rayon de l'arc de branchement diminue. La longueur totale du branchement AC est déterminée par la condition pratique d'avoir deux tangentes égales ST-SB pour la courbe du rail intercalaire TSB. BD = l'alignement droit du croisement. Nous constatons que si nous allongeons l'aiguille AT jusqu'en T', la condition S'T' = S'B' refoule le croisement en C', mais plus le croisement recule, plus la longueur des tangentes diminue. La longueur de l'arc TSB diminue, mais son angle au centre, égal à, reste constant. Le rayon R de l'arc intercalaire est égal à ,, il dépend donc de la longueur des tangentes, de la longueur de l'aiguille, de la valeur de l'angle au centre. Comme , nous voyons que, pour un angle de croisementdonné, plus l'angle de déviationest petit, plus l'angle au centreaugmente et par conséquent plus le rayon de l'arc intercalaire diminue puisque . Plus l'angleest petit et plus le rayon augmente. 2° Branchements à aiguille de déviation courbe manœuvrée par rotation autour du talon. Les deux inconvénients que nous avons signalés à propos de l'aiguille droite longueur exagérée des aiguilles et faible rayon de l'arc de branchement, sont atténués par l'emploi d'aiguilles de déviation courbes, tracées en arc de cercle. Fig. 182 Deux solutions sont possibles tracer l'aiguille CA tangentiellement au rail d'applique AB fig. 180, p. 155 et substituer, à l'extrémité de l'arc de cercle, une tangente CD réalisant l'angle de déviation minimum de 30 minutes ; tracer l'aiguille en arc de cercle coupant le rail d'applique sous un angle de 30 minutes fig. 182. Cette dernière solution, qui pour un même angle de déviation, donne une aiguille plus courte, doit être préférée. Remarque. - Pour un même angle de déviationà la pointe, une aiguille courbe c fig. 183 pourra être plus courte qu'une aiguille droite d mais la course AA' de la pointe devra être plus grande et égale à AA" pour dégager complètement l'ornière entre le rail d'applique et l'aiguille. Cependant la course de la pointe qui doit être au moins égale à la déviation d page 152 ne peut dépasser une limite déterminée qui est en général de 120 à 160 mm note 157_1. Avec les aiguilles courbes, à cause de cette limite, l'ornière d1 devient fig. 184, sur une certaine longueur de l'aiguille, plus petite que la déviation d au talon T, et, dès lors, il est nécessaire d'adopter au talon une ornière d2 plus grande qu'avec les aiguilles droites. a Tracé géométrique de l'aiguille courbe de déviation note 157_2. Soient AB et TP fig. 185, les bords intérieurs à la voie des bourrelets du rail d'applique et de l'aiguille courbe, se coupant en P sous l'angle de déviation. L'aiguille TP est tracée en arc de cercle de rayon R. Fig. 185. - Tracé géométrique de l'aiguille courbe de la voie déviée. Emplacement du talon de l'aiguille. Étant donnéet, R étant choisi en tenant compte des considérations développées page 160, on détermine l'emplacement du talon T de façon que pour la facilité de la manœuvre, l'aiguille soit la plus légère possible et, pour cela, elle devra être la plus courte possible ; dans sa position effacée, l'aiguille ne puisse être touchée par les mentonnets des roues. Il s'agit donc de déterminer l et d-f. On procède par essais successifs Partant d'une longueur d'aiguille TP = l choisie approximativement, on détermine l'angle au centrede l'arc de cercle TP par la relation qui, traduite en degrés, donne . Dans le triangle OPN, la corde TP est égale à l, on a d'où 1 et la distance BT du talon au rail d'applique c'est-à-dire la déviation d est égale à 2 La manœuvre de l'aiguille l'amène dans la position TP'. Dans le cas d'une aiguille courbe, le déplacement PP' = a de la pointe est limité à ± 160 mm. L'arc a = PP' a pour rayon TP' = l, dès lors, l'anglede rotation de l'aiguille est 3 Il se peut que cet anglesoit plus petit quec'est-à-dire que la tangente au talon de l'aiguille n'atteigne pas, pendant la manœuvre, la parallèle Tt au rail d'applique menée par le talon T. Cherchons quelle est, dans ce cas, la valeur de l'ornière réelle d-f. La flèche f de l'arc TP' délimité par cette parallèle Tt résulte de la relation fig. 186 f = AO - OB = R - R cos 4 dans laquelle . Les formules 2 et 4 donnent 5 Enfin, les formules 1 à 4 donnent d-f en fonction de R, deet de a Il faut que la distance d-f soit au moins égale à la distance minimum nécessaire pour mettre l'aiguille à l'abri des chocs des mentonnets des roues. Fig. 186 Si l'on se donne l'angle de déviation, le rayon R et la course a, on déduit, puis ; au contraire, si l'on se donne, l et, on calcule R. Différents essais permettront de fixer la longueur minimum de l'aiguille pour la valeur admise pour le rayon R et pour la course PP' = a. Si la longueur trouvée pour l'aiguille était trop grande, c'est-à-dire si elle était incompatible avec une manœuvre facile, c'est que le rayon R adopté pour l'aiguille serait trop grand et, dans ce cas, il faudrait reprendre les calculs en partant d'un rayon moindre. Remarque. - On réduit la longueur l de l'aiguille en augmentant la course de la pointe de façon que, dans ce cas f = 0. Si nous nous reportons aux figures 184 et 185, nous voyons que la valeur à donner à la course est égale à dans laquelle d est la déviation minimum et l la longueur de la corde de l'aiguille. b Arc de raccord DT du branchement. - Choix du rayon. - Courbure uniforme depuis la pointe de l'aiguille jusqu'au croisement. Considérons la fig. 187. De l'extrémité D de la branche du croisement au talon T de l'aiguille, l'arc de raccord du branchement a un rayon R'. En T, où commence l'aiguille, la courbure change et le rayon devient R. Fig. 187 La partie TP du branchement où la courbure est différente de celle de l'arc de branchement DT correspond à l'angle au centre. Le talon T, endroit où la courbure change, se trouve à une distance l" de l'extrémité du croisement, mesurée perpendiculairement à la voie droite. On démontre note 160_1 que 6 Mais théoriquement, il y a intérêt à réaliser une courbure uniforme dans la voie déviée des branchements depuis la pointe de l'aiguillage jusqu'au croisement. Dans ce cas, la partie à courbure différente de celle de l'arc de branchement disparait, que, l" devint l’ fig. 188 et la formule donne pour le rayon de courbure uniforme R' = R 7 où l’ = la distance de l'extrémité de la branche du croisement au rail opposé de la voie directe et= l'angle de croisement. Cette courbure uniforme R dépend donc de l'angle de déviationet des caractéristiques du croisement note 160_2. Mais la condition de la courbure uniforme dans l'aiguille et dans l'arc de branchement conduit à multiplier les types d'aiguillage dont le nombre devient nécessairement aussi grand que celui des types de croisements employés. Aussi réalise-t-on seulement l'uniformité de courbure dans les branchements les plus aigus le plus petit où se rencontrent les plus grands rayons et qui sont par conséquent adoptés pour les voies parcourues aux vitesses les plus grandes. Fig. 188. - Rayon de courbure uniforme. On utilise les aiguillages de ces branchements avec des croisements moins aigus pour autant évidemment que le rayon R' de l'arc de branchement ne devienne pas trop petit. Ces aiguillages ont des anglesetdéterminés et correspondent à une valeur d déterminée ; le croisement moins aigu a les caractéristiqueset l’ ce qui détermine l" = l’ - d. Le rayon R' de branchement dans le cas de la courbure non uniforme est donné par la formule 6. Il n'est toutefois pas recommandable de réaliser une courbure uniforme dans le branchement lorsque le croisement employé est très aigu parce que la longueur des aiguilles devient trop grande. Remarque. - Pour adoucir l'entrée en courbe, certains réseaux, dont les chemins de fer belges, renoncent à réaliser la condition de courbure uniforme dans la voie déviée des branchements schéma de la figure 189. Fig. 189 Au lieu d'un rayon uniforme R1 = O1A = O1C R1 = m, par exemple, tracé interrompu de la figure, ils augmentent le rayon à la pointe entre A et B par exemple R2 = O2A = O2B = m et le diminuent ensuite entre B et C par exemple R3 = O3B = O3C = m. c Tracé géométrique de l'aiguille T'O de la voie directe MN fig. 190. Dans tous les cas où le rayon de la voie déviée MQ est plus petit que 400 mètres, il faut donner à la voie déviée une surlargeur e déterminée par le rayon R de la courbe note 162. Cette surlargeur est réalisée par un déplacement du rail intérieur de CF en C’E fig. 190. Au point C, c'est-à-dire à la pointe du changement de voie qui constitue l'origine de la courbe, la surlargeur CC’ doit être égale à e. En amont du branchement, la voie est élargie suivant DC’. Fig. 190. - Tracé géométrique de l'aiguille de la voie directe. Pour permettre une construction facile, le rail d'applique C’E peut être rectiligne sur la longueur en contact avec l'aiguille. Pour cela, le rail dévié DC’, au lieu d'être tangent à l'arc de cercle C’C"E est tracé suivant une sécante DC". Cependant, à la en cas d'aiguilles courbes, le rail contre-aiguille dévié est également courbe. Les pointes des deux aiguilles sont en regard l'une de l'autre. L'aiguille T'O de la voie droite doit, pour venir en contact avec le rail contre-aiguille DC", avoir sa pointe P' tournée vers l'extérieur, à cause de la surlargeur. On peut ou bien lui donner une forme rectiligne T'P' ou bien la forme brisée T’OP'. Dans le croisement proprement dit, la voie déviée est rectiligne et, au surplus, aucune surlargeur n'est réalisée afin que la roue soit bien guidée au passage des lacunes. La surlargeur est réalisée dans la courbe même en traçant le rail intérieur suivant EF. A la S. N. C. F., EF est fixée à 3,50 m depuis l'origine de la courbe supposée en F. Les branchements à aiguille de déviation courbe présentent sur ceux à aiguille droite le grand avantage d'un meilleur tracé dans la voie déviée. En effet, les aiguilles courbes réduisent de moitié environ l'angle de déviationde l'aiguille droite, d'où diminution du choc à l'entrée de la voie déviée. Elles diminuent la longueur du branchement, l'angle de la tangente au talon de l'aiguille étant plus grand avec l'aiguille courbe qu'avec l'aiguille droite. Par contre, les branchements à aiguille de déviation courbe nécessitent l'emploi d'appareils différents suivant que la voie déviée se détache d'un côté ou de l'autre de la voie directe, tandis que le même appareil peut servir dans les deux cas lorsque les aiguilles sont droites. B. - Changements de voie usuels de la S. N. C. B. note 163. 1° Tracé et construction du changement de voie à aiguilles droites articulées au talon. En 1929, date à partir de laquelle elle a étudié et réalisé des changements de voie à aiguilles flexibles, la S. N. C. B. n'utilisait plus qu'un seul changement de voie à aiguilles articulées. Le schéma de cet appareil est donné figure 191. Fig. 191. - Tracé du changement de voie à aiguilles droites articulées de la S. N. C. B. Ses caractéristiques principales sont les suivantes A. Tracé la construction est symétrique par rapport à l'axe AB ; les aiguilles et les rails contre-aiguilles sont droits ; l'angle de déviation à la pointe des aiguilles est exactement de 1°30'46" et non de 1°30' comme l'indique la figure 191 ; l'écartement de la voie au joint de pointe jj’ est normal 1,435 m ; au talon, la surlargeur est de 10 mm écartement 1,445 m et l'ornière cd est de 60 mm portée, depuis 1938, à 72 mm par rabotage, vers l'extérieur de la voie, du bourrelet des aiguilles. En joignant jF etj’E, écartés de 1,577 m, on obtient à la pointe un écartement pp' de 1,455 m, soit 20 mm de surlargeur. B. Construction les aiguilles et les rails contre-aiguilles proviennent de rails ordinaires qui sont judicieusement rabotés ; les aiguilles ordinaires rigides sont articulées au talon, grâce à un éclissage maintenu lâche ; les aiguilles et les rails contre-aiguilles sont posés verticalement alors que les rails de la voie courante sont posés à l'inclinaison de 1/20. Dans ces conditions, l'assemblage de la voie courante à l'appareil est assuré par un éclissage ordinaire qui, au serrage, provoque la torsion des éléments assemblés ; la pointe de l'aiguille est accolée à la face latérale du rail contre-aiguille et fait légèrement saillie sur celui-ci. Cette saillie peut présenter un danger pour la circulation des essieux dont le bandage est près d'atteindre la limite d'usure. La conception de ce changement de voie lui donne l'avantage d'une large utilisation ; par contre, elle conduit, dans tous les cas, à une solution imparfaite. Ce changement de voie peut être combiné indifféremment avec des croisements d'angles différents 4°5'0" - 5°1'24" - 6°11'55" - 7°7'30" - 8°57'01". Ainsi, il donne lieu à une gamme de branchements qui répondent à tous les cas d'application. Il peut être posé indifféremment en déviation droite, fig. 192, ou en déviation gauche, fig. 193, ainsi qu'en symétrie complète, fig. 194, ou en toute position intermédiaire entre les positions droite et gauche. Mais le tracé de la voie est fort irrégulier et s'oppose à la circulation à une vitesse supérieure à 40 km/h, quel que soit le rayon de la voie déviée dans le branchement. En effet, ce tracé comporte toujours une déviation angulaire fort élevée 1°30'46" ; un tronçon droit de 5 m longueur de l'aiguille ; un excès de surlargeur à la pointe 20 mm qui provoque un flottement des essieux qui parcourent la voie directe. Ce flottement donne lieu à des chocs violents aux grandes vitesses. Quant aux essieux qui empruntent la voie déviée, l'angle sous lequel ils attaquent l'aiguille peut être supérieur à l'angle de déviation de l'aiguille déjà fort élevé si l'essieu se présente à la pointe de l'aiguille dans une position oblique à la voie à la faveur de cet écartement excessif. Enfin, l'articulation au talon réalisée par un éclissage lâche, laisse à l'aiguille une mobilité propice à l'usure rapide et à la destruction des pièces constitutives. 2° Changements de voie à aiguilles flexibles ou aiguilles élastiques. La substitution d'aiguilles flexibles, manœuvrant par flexion, aux aiguilles rigides, articulées au talon, permet de réaliser un meilleur tracé dans la voie déviée. Le plus souvent, l'angle de déviation est de 30'. Quant au rayon à la pointe, il atteint jusqu'à m. La longueur des aiguilles flexibles est variable ; il en est qui mesurent jusqu'à 14 mètres. Une aiguille flexible aussi longue est lourde et réclame un plus grand effort de manœuvre ; mais, grâce au rapport des bras de levier, cet effort ne dépasse pas celui que l'on peut demander à l'aiguilleur. Pour localiser la flexion de l'aiguille près de l'encastrement, on entaille le patin du rail sur une certaine longueur et l'action du levier de manœuvre est transmise à l'aiguille en deux points situés, l'un près de la pointe, l'autre à l'extrémité de la partie rabotée. Pendant la manœuvre, l'aiguille qui s'écarte de son rail d'applique fléchit, tandis que l'autre se détend. En d'autres termes, les aiguilles flexibles ne sont pas sous tension lorsqu'elles sont parcourues ; elles le sont seulement dans la position où elles ne sont pas parcourues. Indépendamment du meilleur tracé de la voie déviée, les aiguilles flexibles présentent le grand avantage d'être éclissées rigidement au talon et de réaliser ainsi une voie plus robuste que les aiguilles rigides articulées. Les changements de voie à aiguilles flexibles, construits par la S. N. C. B., forment une série de quatre types différents. Cette série comporte également quatre traversées-jonctions à aiguilles flexibles. Ces changements de voie sont représentés schématiquement figure 195, leurs caractéristiques sont les suivantes A. Tracé 1. Leur construction est asymétrique par rapport à l'axe de la voie directe, chaque type comporte donc un appareil à déviation à droite et un appareil à déviation à gauche. Elles peuvent cependant être utilisées symétriquement en les forçant légèrement et en posant, sur les mêmes pièces de bois, un demi-changement de voie de gauche, déviant à gauche, avec un demi-changement de voie de droite, déviant à droite, ou inversement. Les pièces employées sont symétriques l'une par rapport à l'autre et se maintiennent mutuellement en équilibre. Fig. 195. - Tracé des changements de voie à aiguilles flexibles de la S. N. C. B. 2. Ils possèdent une aiguille courbe et une aiguille droite qui s'accollent respectivement à un rail contre-aiguille droit et à un rail contre-aiguille courbe. 3. La tangente à la pointe de l'aiguille courbe fait un angle de 30' avec le rail contre-aiguille. L'angle de déviation à la pointe est ainsi ramené au minimum compatible avec la construction de l'aiguille. Toutefois, dans le type IV, cet angle est porté à 42' pour améliorer le tracé en augmentant les rayons de l'aiguille et de l'arc de branchement. 4. Le tracé de l'aiguille courbe comporte deux arcs consécutifs de rayons différents. L'arc dont le rayon est le plus grand prend naissance à la pointe et s'étend jusqu'au point où le bourrelet de l'aiguille se sépare de celui du rail contre-aiguille position collée, l'autre fait suite au précédent et s'étend jusqu'au croisement. Pour les deux changements de voie qui offrent les plus grands rayons, l'arc est prolongé jusqu'à la sortie des croisements. Des croisements spéciaux ayant une branche courbe ont été construits à cet effet. A titre documentaire, nous donnons ci-après les caractéristiques des branchements en rails de 30 kg/m. Les types I, II, III, IV correspondent aux indicatifs F7H0, F6H1, F5H2, F4H3 du tableau. Branchements en rails de 50 kg/m. Types Longueur de l'aiguille Angle de déviation de l'aiguille Angle de sortie au talon de l'aiguille Rayon de la voie déviée Vitesse en voie déviée Pose sans devers Pose avec dévers F7H0 14 m 30’ 1° 1’24’’4 m 90 km/h 120 km/h F6H1 12 m 30’ 1°24’ 0’’5 561 m 90 km/h 80 km/h F5H2 10,500 m 30’ 1°57’18’’8 320 m 50 km/h 60 km/h F4H3 8,600 m 42’ 2°48’16’’15 203 m 40 km/h - F3H3 5 m 1°30’46’’ 1°30’46’’ 184 m 40 km/h - Remarque. - Les changements de voie F7, F6, F5 et F4 sont à aiguilles flexibles et courbes ; seul F3 est à aiguilles rigides et droites. B. Construction des aiguilles flexibles Les rails contre-aiguilles proviennent de rails de profil ordinaire, tandis que les aiguilles sont issues de rails à âme renforcée. Dans ces rails, l'épaisseur de l'âme est portée à 20 mm au lieu de 15 mm, afin de donner plus de résistance à l'aiguille dans la partie voisine de la pointe où les rabotages ne laissent subsister que l'âme du rail. Les aiguilles sont encastrées au talon par trois châssis d'encastrement qui les solidarisent avec le rail contre-aiguille. Elles se meuvent par flexion de la barre. Cette flexion est localisée dans une zone, longue de 1,50 m à 1,75 m, voisine de la section d'encastrement, grâce à un affaiblissement adéquat de la raideur de la barre, obtenu par rabotage du patin. Les rails contre-aiguilles sont inclinés au 1/20, comme les rails de la voie courante, tandis que les aiguilles sont verticales. Dans la zone d'encastrement, les aiguilles subissent une torsion à chaud qui leur donne au talon l'inclinaison de 1/20. La construction d'aiguilles inclinées au 1/20 sur toute la longueur, ne constitue pas une impossibilité mais elle entraînerait des difficultés de réalisation et de manœuvre qui ont fait préférer la solution ci-dessus. La pointe de l'aiguille est complètement dérobée sons le bourrelet du rail contre-aiguille, lequel est ; d'ailleurs légèrement entaillé à cet effet. L'aiguille sort progressivement de son logement pour prendre contact latéralement avec le mentonnet de la roue. Toute attaque de front de l'aiguille par le mentonnet est ainsi rendue impossible quel que soit le degré d'usure du bandage. Les changements de voie à aiguilles élastiques sont conçus pour être combinés chacun à un croisement d'angle déterminé. On obtient ainsi des branchements qui répondent chacun à un cas d'application déterminé et dont le tracé est le plus favorable. Certains croisements H0, H1 qui entrent en combinaison avec les aiguilles flexibles sont du type Monobloc » en acier moulé au manganèse, à surfaces de roulement inclinées au 1/20. S'ils sont moins employés qu'autrefois, c'est à cause de leur prix très élevé. Les angles de ces croisements et les vitesses maxima auxquelles peuvent être parcourues les voies déviées sont repris au tableau ci-dessus. C. -Détails de construction des aiguilles en général. 1° Section transversale des aiguilles. Les aiguilles longues en rail Vignole ordinaire sont-elles assez robustes ? L'aiguille de déviation c'est-à-dire celle de la voie courbe, imprime aux trains un changement de direction, elle supporte de ce chef des efforts horizontaux transversaux d'autant plus grands que l'angle de déviation est moins aigu, c'est-à-dire que le changement de direction est plus brusque. Les aiguilles de déviation courbes sont donc moins sollicitées que les aiguilles rectilignes. Par ailleurs, comme nous l'avons déjà souligné, les aiguilles ne sont pas comme les rails, fixées aux traverses, elles sont donc dans des conditions défavorables pour résister aux efforts transversaux qui tendent à les déformer ou à les renverser. Fig. 196Aiguille en profil spécial Sans doute, elles sont, d'une part, fixées au talon et s'appuyent, entre celui-ci et la pointe, contre le rail d'applique par l'intermédiaire d'entretoises-butées judicieusement réparties. Néanmoins, pour leur donner une grande résistance transversale, certains réseaux ont substitué au rail Vignole des barres de profil spécial fig. 196. En effet, si l'aiguille fléchissait, il pourrait résulter de cette courbure un entrebâillement à la pointe et, au cas où un véhicule aborderait l'aiguille par la pointe, il pourrait y avoir prise de deux voies et déraillement. Ce profil spécial présente, par ailleurs, une hauteur réduite de manière à offrir plus de stabilité au renversement. 2° Usinage des aiguilles. Lorsque l'aiguille ordinaire rigide est constituée d'un rail Vignole ordinaire, elle est ployée à partir du point où les bourrelets de l'aiguille et du rail d'applique se rencontrent. Le bourrelet et le patin de l'aiguille sont rabotés de manière que la pointe, réduite sensiblement à l'âme fig. 197, se dissimule sous le bourrelet du rail d'applique et échappe à toute charge verticale jusqu'à ce que son bourrelet ait atteint une largeur suffisante. Les aiguilles courbes sont d'abord rabotées droites puis cintrées. En outre, on rabote légèrement la partie inférieure du bourrelet du rail d'applique vers la pointe de l'aiguille, ce qui permet de renforcer et de dérober celle-ci à la pointe. Les figures 197 à 201 montrent cinq coupes successives d'une aiguille en rail Vignole. Fig. 197 à 201. - Coupes successives de la pointe vers le talon d'une aiguille en rail Vignole. L'aiguille est posée verticalement, le rail contre-aiguille est incliné au 1/20. Fig. 202 à 205. - Coupes successives de la pointe vers le talon d'une aiguille en profil spécial. Le rail contre-aiguille et l'aiguille sont posés verticalement. Les figures 202 à 205 représentent quatre coupes dans le cas du profil spécial. Lorsque le bandage de la roue aborde la pointe de l'aiguille, il continue à porter uniquement sur le rail d'applique, l'aiguille sert simplement de guide, jusqu'au moment où l'écart entre l'aiguille et le rail devient assez grand pour que la roue quitte le rail d'applique. 3° Coussinets de glissement. Les coussinets de glissement fig. 206 et 207 fournissent à l'aiguille l'appui nécessaire pour résister aux charges verticales et maintiennent le rail d'applique dans une position invariable. Leur longueur est en rapport avec la course de l'aiguille. Fig. 206 et 207Coussinet de glissement. 4° Talon de l'aiguille. Dans le cas des aiguilles en rails, la liaison du talon de l'aiguille au rail qui la suit s'effectue à la faveur de la partie montante du coussinet du talon, laissant un certain jeu. Le profil spécial ne permet plus l'éclissage des aiguilles avec les rails. Les aiguilles sont alors fixées aux traverses par un assemblage à pivot fig. 208. Lors de la construction de ce pivot, on évite d'abaisser les pièces de bois » de fondation de l'appareil pour ne pas rendre le bourrage difficile. Fig. 208. - Assemblage à pivot d'une aiguille en profil spécial. Ce pivot se détériore rapidement sous l'action des chocs répétés et du freinage et c'est pourquoi, à la S. N. C. B., les aiguilles de profil trapu ont été abandonnées. Pour parer à cet inconvénient, on peut forger le talon de l'aiguille de manière à lui donner le profil Vignole et à permettre l'assemblage au moyen d'un éclissage normal. Dans le cas des aiguilles élastiques, le talon est réalisé par un assemblage éclissé rigidement et renforcé par des châssis-entretoises page 167. D. - Pose en courbe des appareils de voie note 170. Les développements qui précèdent sont tous basés sur l'hypothèse que l'une des deux voies d'un branchement ou d'une traversée est en ligne droite. C'est ce que nous avons appelé la voie directe et c'est cette voie droite qui est prise comme base des tracés géométriques. En pratique, il se fait souvent que des appareils doivent être posés dans des voies existantes dont le tracé n'est pas rectiligne, mais courbe, cette courbe pouvant même affecter la forme parabolique. 1° Solution idéale. La meilleure solution consisterait alors à créer des appareils changements de voie, croisements, traversées épousant exactement la forme de la courbe et dont les éléments pourraient être calculés mathématiquement. Toutefois, en raison de la grande diversité des rayons de courbure, ceci exigerait la fabrication à la pièce », qui se révélerait beaucoup trop onéreuse dans l'exploitation d'un réseau ferré. Les Français se rapprochent de cette solution en créant des appareils cintrés suivant quelques rayons bien déterminés, soit 500, 800 et m pour les croisements et traversées tg 0,10 à tg 0,13, ou 420, 600 et m pour les croisements à angles plus petits. 2° Méthode classique. Le procédé classique consiste à considérer le changement de voie et le croisement pour les branchements, ou les croisements et les traversées simples pour les traversées complètes, comme des tronçons de ligne droite qui doivent se raccorder tangentiellement aux tronçons de courbes intermédiaires ou extrêmes. Fig. 209. - Branchement posé en courbe avec maintien du rayon. Mais dans ce genre de pose, si l'on conserve dans les intercalaires ab de la voie directe le rayon primitif R, le tracé de la voie en courbe s'en trouve altéré fig. 209. En effet, les extrémités des intercalaires se prolongeront par des éléments droits tangents auxquels la voie courbe devra ensuite se raccorder, d'où réduction de son rayon fig. 210, côté droit. Fig. 210 On est généralement amené à éviter cette anomalie de tracé, mais ce au prix d'une réduction considérable du rayon de la courbe dans les intercalaires de la voie directe fig. 211 et 210, côté gauche ; ceci entraîne par voie de conséquence une réduction de la vitesse autorisée sur le tronçon de voie envisagé. Des procédés trigonométriques permettent de calculer dans chaque cas le rayon de la voie déviée ainsi que la longueur des rails intercalaires. 3° Méthode belge. En Belgique, on utilise depuis une vingtaine d'années un procédé de pose qui donne entière satisfaction. Il repose sur deux principes fig. 212 Fig. 211. - Branchement posé en courbe avec maintien du tracé. 1° la voie directe étant censée former une courbe circulaire et ininterrompue, les changements de voie, croisements et traversées simples sont posés suivant les cordes des arcs auxquels ils se substituent, mais les calculs du rayon de la voie déviée et de la longueur des rails intercalaires se l'ont comme s'ils étaient cintrés au rayon de la courbe ; Fig. 212. - Branchement posé en courbe suivant la méthode belge. 2° la longueur totale d'un branchement et d'une demi-traversée note 172_1 est fixée une fois pour toutes ; il en résulte que la longueur d'un des rails intercalaires ab de la voie directe celui qui n'est pas attenant au cœur de croisement est constante, c'est-à-dire indépendante du rayon de la voie directe. On fait les calculs en s'aidant de la figure 213 dans laquelle A1B1 A1'B1' et A2B2 A2'B2' représentent chacun un appareil de voie s. Les points P1 et M2 sont les milieux des branches A1B1 et A2B2 ; P2 est situé sur un rayon passant par M2 ; P1 et P2 sont appelés les points caractéristiques. Partant de la longueur courbe P1 P2, qui est constante par définition et est reproduite dans des tableaux de calcul on l'appelle longueur caractéristique », en même temps que des vecteurs P1'P1 et P2P2' ainsi que d'autres valeurs auxiliaires, on constitue le polygone P1SP2P2'S'P1'P1 dans lequel seuls les côtés P2'S' et S'P1' sont inconnus ; les vecteurs B2'S' et S'B1' forment les tangentes à la courbe de la voie déviée. Fig. 213. - Étude géométrique d'une combinaison d'appareils en courbe. Pratiquement ces vecteurs ne sont jamais égaux le plus petit des deux servira au tracé de la courbe ; sur l'autre, il restera une portion de droite inutilisée pour le tracé de l'arc de cercle. En projetant successivement le polygone en question sur les axes U'U' et V'V', perpendiculaires respectivement à P2'S' et S'P1', on élimine alternativement chacune des deux inconnues, ce qui permet de déterminer l'autre. L'angle ' au sommet de la courbe déviée découlant du calcul préalable de angle au sommet de la courbe de la voie directe et des angles et que forment les deux appareils de voie posés en combinaison, on calcule le rayon de la voie déviée et le développement des trois rails intercalaires qui ne sont pas fixés d'avance. La connaissance de la longueur constante d'un des rails intercalaires de la voie directe ou de la longueur caractéristique ce qui, à une constante près, est la même chose est une aide précieuse dans l'étude de groupements complexes d'appareils situés dans des voies concentriques, tels que celui représenté à la fig. 214. Sur cette figure, les longueurs caractéristiques lI, lII, lIII, lIV sont représentées en traits gras, et les longueurs rigides des appareils AIBI, AIIBII,... AVBV qui s'étendent par moitié de part et d'autre des points P ou M en traits d'épaisseur moyenne. Fig. 214. - Tracé d'ensemble d'une liaison-traversée en courbe. Si l'on applique à la combinaison de deux croisements II et III sur la figure une théorie analogue à celle exposée pour les branchements et les demi-traversées, et si l'on fait jouer au hors-d'équerre d'une traversée MIV - PIV sur la figure le rôle d'une longueur caractéristique, on voit que par une succession de projections radiales des points caractéristiques sur une base courbe et concentrique aux voies considérées, on obtient sans peine des calculs effectués à la règle suffisent la position sur cette base de tous les points principaux joints des appareils du groupement A', B', C',... J' ; il suffit dès lors de projeter par des procédés trigonométriques les points obtenus sur une base rectiligne tangente en un point quelconque à la base courbe, p. ex. en 0 sur le rayon passant par PI, pour être à même de procéder au montage sur le chantier de tout le groupement d'appareils points A", B", C", D",... J". Des tableaux et des abaques facilitent les calculs, et indiquent notamment d'avance au calculateur si la combinaison envisagée entre certains types d'appareils est permise en vertu des limitations de rayon minimum 250 m en voie directe et 150 m en voie déviée et si la voie déviée à obtenir aura un tracé convergent centre du même côté de la voie directe que le centre de celle-ci ou divergent centres de côtés opposés ; dans un groupement d'appareils, en effet, il convient de s'efforcer de réaliser autant que possible une voie déviée à tracé entièrement convergent ou divergent d'un bout à l'autre. Cette faculté permet de procéder à une étude préalable rapide et néanmoins absolument exacte de n'importe quel groupement d'appareils dans des courbes concentriques, sans se préoccuper provisoirement du calcul toujours fastidieux de la longueur des rails intercalaires. Des abaques ont d'ailleurs également facilité cette dernière partie de l'étude. Fig. 215 à 219. - Aiguille de dilatation. E. - Aiguille de dilatation. Sur certains réseaux, les barres soudées de grande longueur et les rails des extrémités des ponts métalliques se prolongent par un dispositif à aiguille et rail contre-aiguille fig. 215 à 219. C'est une aiguille ordinaire mais qui ne se détache jamais du rail. Les trous des boulons d'assemblage sont elliptiques ou en forme de boutonnières de manière à permettre la dilatation. CHAPITRE IICroisement Dans l'ensemble MNPQ fig. 220, l'appareil de croisement que l'on retrouve à la fois dans les branchements et dans les traversées s'insère sur une longueur de 3 à 5 mètres dans les deux files de rails intérieurs des voies qui se croisent. Fig. 220 Au centre de l'appareil, pour le passage des mentonnets des roues, les rails sont interrompus par des lacunes Ep, Fp, qui constituent de toute évidence un point faible dans la voie. Fig. 221 Si l'on se bornait à pratiquer ces lacunes comme le montre la figure 221, une roue venant de B ou de C pourrait heurter les pointes E ou F et la roue aurait à franchir une lacune importante. On remédie à ces inconvénients, en prolongeant le rail R1E fig. 222, parallèlement au rail R2R2, jusqu'en r1 ; de même, le rail R2F jusqu'en r2. Les extrémités r1 et r2 de ces contrerails sont légèrement recourbées afin de donner de l'entrée et de ramener la roue si elle s'était écartée. Les tronçons Er1, Fr2 s'appellent pattes de lièvre. La pointe p est désignée sous le nom de pointe de cœur. Fig. 222 Grâce à la largeur l du bandage fig. 222, la roue, roulant de C vers A, ne quitte la pointe p que lorsqu'elle repose déjà sur la patte de lièvre r1E, ce qui diminue sensiblement le choc vertical sur le rail au passage de la lacune pE. Mais la pointe de cœur p est exposée aux chocs des roues circulant en sens contraire de A vers B ou de A vers C. On la préserve en l'infléchissant légèrement fig. 223 ; de cette manière la roue ne l'attaque qu'en un point où elle présente déjà assez de largeur pour pouvoir supporter la charge. La pointe de cœur réelle p, est donc un peu au-delà de la pointe mathématique p fig. 222 et 223. Fig. 223 En fait, au passage du croisement, la roue roulant sur le rail R1R1 fig. 224 suivra le chemin abc, elle sera donc supportée de a en b, par la patte de lièvre seulement, de b en c, par la patte de lièvre et la pointe de cœur, à partir de c, elle roulera normalement sur la pointe de cœur. Remarquons encore que, par suite de la conicité de son bandage, la roue circulant par exemple de A vers C fig. 222 roule sur un diamètre de plus en plus petit aussi longtemps qu'elle porte sur le rail coudé Er1 ; le cercle de roulement recule de a vers b fig. 225 et la roue tend à s'abaisser de h, ce qui exige aussi que la pointe de cœur soit infléchie pour être soustraite au contact prématuré de la roue. Fig. 224 Mais nous n'avons pas encore écarté tous les dangers. Fig. 225 Considérons fig. 220 un essieu mn venant de A et roulant vers B. Il se pourrait, à la suite d'un mouvement de lacet, par exemple, que la roue n heurte la pointe de cœur. Pour éviter ce danger, on agit sur la roue conjuguée m que l'on astreint à suivre de très près son rail au moyen d'un contrerail Cr1. Ce contrerail guide constamment l'essieu dans sa position normale pendant tout le temps que la roue circule sur la lacune. ** * Quel que soit le type d'aiguillage utilisé, il faut adopter des croisements aussi aigus que possible et à branches de croisement très courtes pour obtenir le plus grand rayon de courbure dans l'arc de branchement. Par exemple, en rail de 50 kg/m, il existe des croisements de 2°51'44" à la pointe mathématique tableau p. 154. Il faut que la roue soit parfaitement guidée dans sa direction au passage de la lacune. Dans ce but, et aussi pour simplifier la construction, la branche correspondant à la voie déviée était autrefois construite en alignement droit dans le croisement. Il était cependant alors de pratique courante, lors de la pose, de cintrer les extrémités de cette branche. En fait, l'alignement droit était ainsi limité à la partie centrale du croisement. Actuellement, dans certains branchements, la branche déviée est construite suivant la courbure circulaire de l'arc de branchement. 1° Largeur de l'ornière de protection ef entre le rail et le contrerail fig. 226. Fig. 226 Nous avons vu que pour éviter que la roue A vienne heurter la pointe de cœur, on limite son déplacement transversal en guidant la roue conjuguée B par un contrerail. L'ornière de protection ef doit être suffisamment petite pour que, en aucun cas, le mentonnet de la roue A puisse monter sur la pointe de cœur. Fig. 227 L'hypothèse la plus défavorable à envisager est celle des roues neuves montées sur l'essieu au maximum d'écartement 1,363 m fig. 227. Comme l'épaisseur maximum d'un mentonnet neuf est de 34,5 mm note 178, la valeur de l'ornière de protection ef sera de 1435 mm - 1363mm + 34,5 mm = 37,5 mm. Généralement, on adopte une valeur un peu plus élevée, 40 mm à la S. N. C. F. et à la S. N. C. B. Le calcul suppose que, dans le croisement, la voie est à l'écartement normal 1,435 m. Lorsque le croisement est en courbe, ou bien, comme en Belgique, on maintient l'écartement normal 1,435 m ou bien, comme en France, on donne une surlargeur en majorant la distance entre le rail et le contrerail tout en maintenant rigoureusement constante la distance entre le contrerail et la pointe du croisement. Remarque. - En France, la notion d'ornière a été remplacée par celle de cote de protection » représentée par 1,435 m - 0,040 m = 1,395 m avec les tolérances + 1 et - 5. Cette cote est matérialisée par une entretoise métallique posée entre les rails. La même notion est en cours d'application en Belgique. 2° Largeur de l'ornière cd ménagée de part et d'autre de la pointe de cœur fig. 226 et 227. Comme il s'agit d'éviter les chocs des roues contre les pattes de lièvre, la largeur de L'ornière cd sera, en principe, aussi grande que la distance minimum entre l'aiguille et le rail d'applique, soit 60 mm de bord à bord voir page 152. Mais on adopte une largeur plus petite ± 45 mm pour réduire la longueur de la lacune. C'est qu'en effet fig. 226, la longueur théorique de la lacune ao en réalité ao + ob est égale à . La lacune y est donc d'autant plus grande, d'une part, que l'angle du croisement est plus petit et d'autre part, que l'ornière cd de la patte de lièvre est plus largo. C'est pourquoi, il convient de donner à l'ornière la plus petite valeur possible. Si l'épaisseur d'un mentonnet arrivé à la limite d'usure est de 20 mm et si l'on considère la distance minimum 1,357 m entre les faces intérieures des roues, on a cd = 1,435 m - 1,357 m + 20 mm = 58 mm. En pratique, on adopte une valeur plus petite variant de 40 à 50 mm afin d'éviter une lacune de trop grande longueur. A la S. N. C. B., l'ornière cd est fixée à 45 mm. Danger du croisement. Le danger que présente un croisement réside dans la lacune y fig. 228 que la roue franchit sans être guidée. Or, cette lacune est d'autant plus grande que l'angleest plus aigu . Si le point de contact t du cercle de roulement de la roue fig. 229 quitte le sommet obtus o fig. 228 avant que le bord s du mentonnet de la roue ait atteint, la pointe de cœur p, la roue pourra dévier, prendre une position oblique fig. 230 et heurter la pointe de cœur, d'où risque de déraillement. 1° Pour un angle donné, la longueur y de la lacune . a = cd = la distance entre le rail et la patte de lièvre, elle varie de 40 à 45 mm. Pour l'appareil n° 1, le plus aigu, en rails de 40,650 kg et d'où . Pour le croisement n° 6, et , on a . 2° Le mentonnet de la roue intercepte une longueur de rail égale à 2x fig. 229. Pour que la sécurité soit complète, il faut que . Fig. 230 Si e = 35 mm = la saillie du mentonnet sur la surface du roulement de la roue et r = le rayon du cercle de roulement de la roue, dans le cercle extérieur, on a . Pour une roue de 1 mètre de diamètre 2 r = 1 m . La roue n'est donc pas guidée sur une longueur de y - x c'est-à-dire de 630 - 190 = 440 mm dans l'appareil n° 1 et de 225 - 190 = 35 mm dans l'appareil n° 6 note 181_1. Posant le problème sous sa forme générale ; pour que la roue ne dévie pas, il faut que y y. l = écartement des rails. Dans le triangle OAC, on a , on doit avoir . Exprimons tout en fonction de , il vient ou et comme , on a posons a = 48 mm, l = 1,435 m, d'où l-a = 1,387 m, on a et, pour cela, il faut que c'est-à-dire ou > 1/3,7. Comme un croisement d'angle aussi élevé est exceptionnel, il y a donc presque toujours danger. En résumé, le contrerail n'est efficace que dans une certaine mesure. La zone dangereuse dans les traversées obliques correspond à la valeur y - z. Evidemment, au passage de la lacune, la roue continuera sa trajectoire et n'en déviera qu'à l'intervention d'une cause extérieure, telle qu'un coup de lacet, une pierre engagée dans le croisement, un boulon d'éclisse égaré, une pièce tombée d'un véhicule. On peut augmenter la protection en surélevant le contrerail au-dessus du plan de roulement du rail fig. 229. 2x devient 2x' quand le surhaussement du contrerail est h note 184. D'ordinaire h = 40 mm ; de toutes façons, le surhaussement ne peut dépasser 50 mm par suite des limites imposées par le gabarit du matériel roulant. On considère qu'il est dangereux d'adopter un angle plus aigu que à cause du risque de déraillement à droite et à gauche au passage des lacunes. On donne à la largeur des ornières entre les pointes et les rails coudés fig. 231, de 40 à 50 mm comme dans les croisements à la S. N. C. B. 40 mm. B. - Traversées rectangulaires et à grand angle. Deux cas sont à envisager 1er cas. - Les deux voies qui se coupent sont l'une et l'autre de peu d'importance. Dans ce cas, on interrompt les rails des deux voies pour le passage des mentonnets des roues fig. 233. On installe des contrerails pour éviter les chocs contre les bouts des rails sectionnés. Les contrerails font complètement défaut en regard des lacunes, mais la longueur de celles-ci n'est que de l'ordre de 40 mm alors que dans les croisements, on atteint jusqu'à 630 mm voir page 180. 2me cas. - Si l'une des voies est importante et parcourue par des trains rapides, tandis que l'autre est une voie vicinale ou une voie de tramway, on sacrifie la voie secondaire en conservant la continuité des rails de la voie la plus importante fig. 234 et 235. Comme les mentonnets des véhicules de la ligne secondaire doivent passer au-dessus des rails de la voie principale, la voie de la ligne secondaire est relevée par des plans inclinés ménagés de part et d'autre de la voie principale et les roues roulent sur leurs mentonnets. Les rails de la voie secondaire doivent présenter une ornière de largeur suffisante pour laisser passer, non seulement les mentonnets des roues de la voie principale, mais la largeur du bandage lui-même. Fig. 235. - Traversée d'une voie de la S. N. C. B, par une ligne vicinale. 3me cas. - Les deux voies sont importantes. Si la vitesse est faible, on fait usage du type représenté fig. 233, soit en rails assemblés, soit en acier au manganèse. Si la vitesse est grande, on crée un saut de mouton. C. - Construction des croisements et des traversées. Les croisements et les traversées se font en rails assemblés fig. 236 ou bien ces appareils sont coulés en acier spécial au manganèse fig. 237 à 240. Les appareils en acier moulé sont d'un coût beaucoup plus élevé que ceux en rails assemblés, mais ils sont beaucoup plus résistants à l'usure. Fig. 236. - Croisement en rails assemblés. Pour les appareils de voie croisements et traversées situés en voie très parcourue, la S. N. C. B., ainsi que bon nombre de compagnies étrangères, utilisent l'acier au manganèse du type Hadfield à 12 à 14 % de Mn avec teneur en carbone de 1 % minimum. Cet acier est austénitique note 186_1, il n'est donc pas dur, il ne le devient que par écrouissage. Sa dureté après trempe à l'eau ne dépasse pas le chiffre Brinell de 207 diamètre 4,2 mm. Sa grande résistance à l'usure n'est obtenue que sur les surfaces de roulement où l'austénite se transforme en martensite sur une faible couche et au fur et à mesure de l'écrouissage. Fig. 237 à 240. - Croisement coulé en acier spécial au manganèse. La dureté Brinell relevée à la surface dépasse alors couramment 400 diamètre 3,05 mm correspondant à une résistance d'environ 150 kg/mm². Ce type d'acier au Mn est inusinable par les moyens habituels note 186_2 et le calibrage des parties à travailler doit se faire au moyen de meules appropriées. Les Sociétés de Tramways utilisent également beaucoup l'acier au manganèse pour les aiguillages et appareils situés en pavage pour éviter les interruptions de la circulation routière provoquées par les remplacements fréquents auxquels conduit l'emploi d'acier ordinaire. Les Compagnies de Tramways utilisent aussi pour leurs appareils sur une échelle assez large, les aciers au Nickel-Chrome qui, après traitement thermique, donnent des duretés en surface comparables à celles des aciers spéciaux au Mn et qui, au surplus, se prêtent à la soudure et au rechargement par métal d'apport. A la S. N. C. B., certaines traversées à niveau ont été réalisées en acier Nickel-Chrome, notamment la traversée à niveau des voies de la S. N. C. B. par celles des Tramways Bruxellois au passage à niveau de la rue Belliard Bruxelles-Quartier-Léopold. Tous les appareils sont soudés entre eux de sorte que les rails de la S. N. C. B. ne comportent aucun joint dans toute l'étendue du pavage du passage à niveau note 186_3. D. - Les traversées-jonctions. Supposons qu'il s'agisse de faire communiquer entre elles deux voies AB, CD, fig. 241 de telle manière que, de A, on puisse aller vers C ou vers B et, de B, vers D ou vers A. On pourra installer une double liaison 1-2, 3-4. On aura ainsi 4 branchements comportant chacun 1 changement de voie et 1 croisement et 4 appareils de manœuvre. C'est une première solution qui réclame une longueur l1 ; mais on peut recourir à une bretelle 1-2, 3-4 fig. 242 qui comporte également deux liaisons 1-2, 3-4 mais ces liaisons se coupent, ce qui permet de réduire l'encombrement en longueur de l1 à l2. Fig. 243. - Détail de la bretelle. Remarquons cependant que pour être réalisée en matériel standard, la bretelle exige une surlargeur d'entrevoie 0,80 m minimum en Belgique, ce qui fait perdre une partie du bénéfice résultant du raccourcissement. Mais il faut également 4 branchements et 4 appareils de manœuvre, mais en plus une traversée complète, comportant 2 croisements et 2 traversées simples fig. 243, c'est-à-dire un appareil plus compliqué. Traversée-jonction T. J. ou traversée anglaise. A la différence de la bretelle qui réunit deux voies parallèles, la traversée-jonction établit fig. 244 et 245 une communication directe entre deux voies AB et CD qui se croisent. Dans ce but, dans chacun des deux angles obtus de la traversée, on dispose deux rails courbes rr' et on introduit quatre changements de voies 1-2, 5-6, 3-4, 7-8. On obtient ainsi une traversée-jonction double. Ce double système d'aiguilles permet d'établir entre les deux voies qui se coupent toutes les communications désirables et cela, avec une concentration des appareils sur un espace relativement petit. Fig. 244. - Schéma montrant la naissance d'une traversée-jonction. Fig. 245. - Traversée-jonction double. Remarquons que les rails extérieurs r, r sont continus. Si le raccordement n'était réalisé que d'un seul côté, on aurait une traversée-jonction simple fig. 246. La traversée-jonction double de la figure 245 peut être figurée simplement comme le montre le schéma de la figure 247. A la S. N. C. B. sur les plans, on adopte le schéma figure 248. Fig. 246. - Traversée-jonction simple. Pour une traversée-jonction simple, le schéma est celui de la figure 249. Remarquons qu'un branchement correspond à une traversée dont on a supprimé l'une des branches fig. 250. Quand aura-t-on recours à la traversée-jonction fig. 247 plutôt qu'à deux branchements disposés pointe à pointe schéma 251 ? Si l'une des voies est plus importante que l'autre, par exemple AA, c'est-à-dire si elle est utilisée par des trains rapides et est très parcourue, la voie BB étant secondaire, on adoptera, à moins que la place fasse défaut, le schéma plus économique de la figure 251. Mais si les deux voies AA et BB sont également importantes, on aura recours à la traversée-jonction fig. 248. Fig. 252 Les traversées-jonctions sont très employées dans les grandes gares où elles simplifient et accélèrent les manœuvres et diminuent l'espace occupé par les appareils de changement de voies. En établissant, par exemple fig. 252, en travers des voies parallèles 1, 2, 3, 4 deux voies en bretelle AB, CD munies de traversées-jonctions T. J. à leur intersection avec les voies 2 et 3, on pourra diriger un train de l'une quelconque des voies 1 à 4 sur une autre quelconque et cela dans les deux sens. Si l'on réalisait les mêmes communications au moyen de changements de voie ordinaires fig. 253, d'une part, il faudrait un développement plus grand en longueur et, d'autre part, on aurait sur les transversales, des sinuosités défavorables à la circulation. Fig. 253 Il ne faut cependant jamais perdre de vue qu'une traversée-jonction double complète pose comprise coûte frs environ, en voie secondaire et frs environ, en voie principale prix de 1950 ; il est donc prudent, avant de décider de son installation, de supputer son rendement probable note 190_1. Lorsqu'on examine le croquis de la figure 245, on constate que pour loger le double aiguillage entre les deux croisements aigus a, a' de la traversée-jonction fig. 245 sans donner aux rails courbes rr' une courbure trop prononcée, la distance aa' devrait être la plus longue possible, mais cette grande longueur conduit à des croisements a, a' très aigus qui n'assurent pas la couverture de la lacune. Si, pour diminuer le danger du passage des lacunes aux croisements a et a', on adopte pour ceux-ci un grand angle, le rayon des rails courbes rr' diminue et la circulation dans ces courbes raides est défectueuse. Par ailleurs, l'angle de déviation des aiguilles augmente. Mais, en fait, la limite inférieure de l'angleest déterminée par la traversée installée entre r et r' et la limite supérieure de cet angle par le rayon r. r'. A la S. N. C. B., il existe deux types de traversée-jonction l'une correspond à l'angle H3 = 6°11'55" dont la tangente est égale à 0, et l'autre à l'angle H4 = 7°7'30", tangente 0, Les deux changements de voie de chaque extrémité de la traversée-jonction sont manœuvrés par un seul levier, il y a donc deux leviers par traversée-jonction. Fig. 254. - Traversée-jonction double. La manœuvre se fait dans des conditions telles que 1er cas les deux aiguilles intérieures, par exemple, 2 et 3 fig. 245, se meuvent dans des sens opposés, autrement dit, la manœuvre les rapproche l'une de l'autre ou les éloigne l'une de l'autre. 2me cas les deux aiguilles intérieures 2 et 3 se déplacent dans le même sens c'est-à-dire que leurs courses sont parallèles fig. 254. Dans ce dernier cas, il suffit de réserver pour la manœuvre un espace E sensiblement moitié moindre que dans le 1er cas. Dans le 1er cas, il faut, en effet, disposer d'un espace 2E fig. 255, égal à deux fois la course l, plus deux fois la largeur e de l'aiguille elle-même ; dans le 2me cas fig. 256, une fois la course, plus deux fois la largeur de l'aiguille. Comme d'autre part, on est enfermé dans le losange aa' formé par la traversée, il faut, dans le 1er cas, pour loger l'espace minimum indispensable 2E, ramener les pointes des aiguilles vers le centre du losange alors que le tracé le meilleur demande au contraire que les pointes se rapprochent le plus possible du sommet des angles aa'. Fig. 257. - Traversée-jonction double en rails de 50 kg/m, angle de 6°11'55", tg= 0, Le seul avantage du 1er cas fig. 245, c'est que l'on peut circuler sur la traversée-jonction selon deux itinéraires successifs différents par exemple, sens AD, puis sens CB sans devoir manœuvrer la traversée-jonction, ce qui n'est pas possible dans le dispositif de la figure 254. Pour la clarté du dessin, l'angle de la traversée-jonction a été fortement exagéré sur les figures 245 et 254 ; mais nous reproduisons à l'échelle, figure 257, une traversée-jonction double en rails de 50 kg/m telle qu'elle se présente sous un angle de 6°11'55". Le tableau ci-dessous donne les caractéristiques des traversées proprement dites des appareils du genre de ceux qui se font vis-à-vis au centre de la figure 257. Traversées en rails de 50 kg/m. Types Longueur des appareils Angle Tangente V3 3,950m 6°11'55" 0, V4 3,450 7° 7'30" 0, V5 3,400 8°57' 1" 0, V6 3,300 11°18'40" 0, V7 3,200 12°23'50" 0, V8 3,000 14°15' 0" 0, Il existe sur certains réseaux, notamment en Allemagne, une traversée-jonction à changements de voie extérieurs E fig. 258 placés en dehors du losange aa'. Fig. 258. - Traversée-jonction à aiguilles extérieures au losange aa'. Ce type présente l'avantage de pouvoir s'appliquer à des angles plus grands ou, inversement, d'obtenir des rayons plus grands. Il a l'inconvénient d'exiger des pièces très spéciales, par exemple, 3 cœurs de croisements combinés et un rail R doublement concave. Enfin, ce dispositif est très encombrant. CHAPITRE IVAppareils de manœuvre des aiguillages A. - Appareils de manœuvre sur place Quand la manœuvre des aiguilles se fait sur place, la tringle de connexion t fig. 259 qui réunit les deux pointes est prolongée par une tringle de manœuvre reliée elle-même au levier de manœuvre OA fig. 260. Un régulateur de connexion permet de régler la longueur de la connexion de manière que les aiguilles s'appliquent bien contre les rails contre-aiguilles. C'est un simple manchon dont les extrémités sont taraudées en sens inverse et dans lesquelles viennent s'engager les filets des tringles de connexion. Fig. 259 Un contrepoids C, fixé au levier de manœuvre, maintient l'aiguille fixe dans la position qu'on lui a donnée. Le levier de manœuvre est à simple action ou à double action. A. - Le levier à simple action fig. 260 n'a qu'une position d'équilibre OA ; amené dans sa position renversée OB, il revient dans sa position normale dès qu'on l'abandonne à lui-même. Fig. 260. - Levier de manœuvre à simple action. On l'emploie lorsque le changement de voie doit occuper normalement une direction déterminée qui correspond à la position d'équilibre du levier, par exemple, en voie principale, pour la manœuvre des aiguillages pris normalement par la pointe par les trains en marche ou encore, sur les lignes à simple voie, pour la manœuvre des aiguillages qui donnent accès à la voie dédoublée dans les stations ou enfin, sur les lignes à double voie, aux aiguillages donnant accès aux voies principales. La manœuvre du levier à simple action ainsi conçu n'est pas sans danger ; en effet, pour donner la position renversée, l'agent doit exercer un effort continu et fatigant pour tenir le contrepoids relevé et cela, pendant tout le temps du passage de tous les véhicules un train de marchandises peut comporter 60 wagons, plus le fourgon et plus la ou les locomotives. Pour peu qu'il relâche son effort, l'aiguille s'entrebâille et les véhicules qui l'abordent reprennent la voie normale alors que les premiers ont pris l'autre voie, d'où déraillement. B. - Le levier à double action se maintient indifféremment dans la position normale ou renversée dans laquelle on l'abandonne. On l'utilise notamment pour la manœuvre des aiguillages en voie principale pris par le talon par des trains en marche. Fig. 261. - Levier de manœuvre du système Rhénan à double action. Il permet le talonnement du changement de voie, c'est-à-dire qu'un véhicule abordant l'aiguillage par le talon, peut écarter la pointe de l'aiguille suffisamment pour la franchir sans la briser et sans la laisser entrebaillée après son passage. La figure 261 représente le levier de manœuvre système Rhénan à double action. Quand l'aiguilleur tourne le contrepoids de la position normale dans la position diamétralement opposée, le contrepoids fait basculer le levier, ce qui provoque le changement de voie. On peut transformer le levier système Rhénan de double en simple action, simplement en empêchant la rotation du contrepoids en le fixant par une broche b sur le levier L ; mais alors, il présente le danger signalé ci-dessus. Levier système Vanneste. Ce levier peut agir à simple ou à double action selon les positions respectives données à ses éléments constitutifs fig. 262 à 265. Fig. 264. - Levier de manœuvre système Vanneste à simple action. Le levier principal AGB de l'appareil fig. 262 et 263 est construit de telle manière que le levier secondaire CD peut être monté obliquement sur le levier principal, cas du levier à simple action ou dans le prolongement de l'axe du levier principal, cas du levier à double action. Pour la simple action, le support EF du contrepoids fait avec le levier secondaire un angle plus petit que 90° 90° - 11°30' ; pour la double action, un angle plus grand que 90° 90° + 11°30'. Montage à simple action. - Pour renverser l'aiguillage fig. 264, l'agent amène le contrepoids dans la position diamétralement opposée 2 par un simple mouvement de rotation. Dans cette position 2, le contrepoids provoque le basculement du levier et vient en 3. A l'inverse du système Rhénan, l'aiguilleur maintient sans fatigue le contrepoids dans cette position 3. Mais, dès qu'il l'abandonne, la gravité ramène le contrepoids de 3 en 4 par un mouvement de rotation, puis de 4 en 1 par un basculement du levier qui ramène l'aiguillage dans la position normale. Fig. 265. - Levier de manœuvre système Vanneste à double action. Montage à double action fig. 265. - Pour renverser le levier, le contrepoids est amené de 1 en 2, la gravité le fait tomber en 3, le levier bascule entraînant l'aiguillage. En tant que levier à double action, le levier Vanneste n'accuse aucun avantage sur le système Rhénan ; au contraire, il coûte plus cher. Enfin, le système Rhénan a été modifié par les chemins de fer belges comme l'indique la figure 266 en vue d'éviter les difficultés et les risques de l'appareil utilisé comme levier à simple action. La tige du levier est coudée suivant un angle de 23° à partir de son axe de rotation. La tige du contrepoids fait un angle de 78°30' 90° - 11°30' avec la tige du levier. L'appareil ainsi agencé fonctionne comme levier à simple action. Le maintien du levier dans la position renversée est assuré dans les mêmes conditions qu'avec le levier Vanneste, sans fatigue et sans risque. Dans l'appareil Rhénan, à double action, du type nouveau fig. 267, la tige du levier n'est pas coudée mais l'emmanchement de la tige du contrepoids sur le levier proprement dit est tel que l'angle des deux tiges est égal à 101°30' 90° + 11°30'. B. - Manœuvre des aiguilles à distance La manœuvre des aiguilles sur place n'est pas possible dans les gares importantes où le nombre des aiguilles est considérable. Les aiguilleurs devraient courir d'une aiguille à l'autre pour les placer successivement dans la position convenable. Ces agents devraient être nombreux et seraient continuellement exposés aux dangers graves de la circulation à travers les voies. On améliore déjà la situation en concentrant un certain nombre de leviers au même endroit poste à terre », d'où un seul agent donne, sans se déplacer, la position désirée aux aiguilles. Mais la solution complète du problème consiste à réunir dans une cabine le plus grand nombre possible de leviers d'aiguilles. On y concentre aussi les leviers de manœuvre des signaux qui commandent ou protègent la circulation des trains ou des manœuvres dans la gare. Cette concentration des leviers d'aiguilles et des leviers de signaux dans un même poste permet d'établir entre eux les solidarités ou enclenchements note 198 nécessaires pour garantir la sécurité. De ce poste central, la manœuvre à distance des aiguilles peut se faire par transmission mécanique ou par fluide eau sous pression, air comprimé, électricité. Mais quel que soit le système employé, il est indispensable que l'agent du poste central de manœuvre ait la certitude que les aiguilles en campagne suivent bien le mouvement des leviers en cabine et qu'elles sont parfaitement appliquées contre les rails contre-aiguilles. Il importe encore que l'aiguilleur soit mis dans l'impossibilité de déplacer les aiguilles pendant qu'elles sont parcourues par les trains. Pour satisfaire à ces conditions, l'appareillage central de la manœuvre doit donc comporter, non seulement des transmissions, mais encore ce que l'on appelle des sécurités ». 1. - Transmissions mécaniques Ces transmissions sont du type rigide ou du type funiculaire. A. - Transmissions rigides ± 185 m. Les transmissions rigides sont constituées par des tuyaux à gaz note 199 assemblés bout à bout comme le montre la figure 268. Les transmissions sont supportées par des poulies ou par des galets fig. 269 ; d'autres galets empêchent leur soulèvement. Des leviers coudés renvoient le mouvement soit dans un plan horizontal, soit dans un plan vertical. Fig. 270. - Compensateur pour transmission rigide. La course des transmissions par tringles varie de 22 à 28 centimètres. Les variations de température pourraient provoquer l'entrebâillement des aiguilles ; pour y obvier, on intercale un compensateur dans la transmission dès que sa longueur dépasse 30 mètres fig. 270. Ce compensateur peut être constitué par un balancier BB' à bras égaux, dont les extrémités sont reliées aux deux parties de la tringle de transmission par deux bielles AB, A'B', de même longueur. Le pivot P du balancier est au même niveau que l'axe des tringles et les extrémités de celles-ci sont soutenues par des galets g, g'. Les deux extrémités du tringlage étant fixes d'une part, le levier ; d'autre part, l'aiguillage, les variations de longueur se reportent sur les points B et B'. Le compensateur doit naturellement être installé à mi-longueur de la transmission. L'intercalation d'un compensateur a nécessairement pour effet de renverser le sens du mouvement de la transmission. Fig. 271. - Compensation partielle de la dilatation. Il faut aussi tenir compte de l'influence des équerres de renvoi qui, dans certains cas, peuvent jouer le rôle de compensateurs. Dans le cas de la figure 271, bien que la transmission ait 35 m de longueur, il ne faut pas de compensateur parce que les variations de longueur sur les 35 m sont compensées sur 10 m par l'équerre de renvoi BOC et la tringle DC. Mais pour qu'il y ait possibilité de compensation du chef de la dilatation, il faut que, partant des points fixes A levier et D aiguille, les allongements aient pour tendance de faire tourner les deux bras BO et CO de l'équerre de renvoi dans le même sens et non en des sens opposés. Fig. 272 - Cas où un compensateur est nécessaire. La figure 272 montre un cas où un compensateur est nécessaire, une compensation automatique étant impossible car sous l'effet des dilatations le levier coudé BOG est sollicité dans des sens opposés. B. - Transmissions funiculaires ± 600 m. Une transmission funiculaire ne peut agir que par traction alors qu'une transmission rigide peut transmettre l'effort dans les deux sens par traction et par poussée. Comme les aiguilles doivent être déplacées dans les deux sens, il faut un double fil pour commander le mouvement fig. 273. Le fil diamètre 5 mm doit présenter une grande résistance à la rupture 100 à 125 kg/mm² et un très faible allongement 5 % maximum mesuré sur 200 mm. Fig. 273. - Manœuvre d'un aiguillage par transmission à double fil. Au point de départ, en cabine, une chaîne, rattachée au fil de manœuvre, s'enroule sur une poulie P1 à laquelle elle est attachée de sorte qu'en déplaçant, vers le haut ou vers le bas, le levier de manœuvre solidaire de la poulie, l'on tire sur l'un ou l'autre brin du fil. Le levier doit être maintenu fixe dans ses deux positions extrêmes et la poulie doit suivre tous ses mouvements. A l'autre extrémité, en campagne, les deux brins de la transmission aboutissent aux extrémités de la chaîne qui actionne la poulie P2 commandant les aiguilles fig. 273. Cette poulie, logée dans une cuve en fonte, tourne autour d'un axe vertical. Elle porte sur chacune de ses faces un verrou circulaire V ; un galet d'entraînement C ; une bielle B pourvue d'une coulisse E. Par la rotation de la poulie, le galet C s'engage dans la coulisse de la bielle et commande le mouvement de celle-ci. La bielle B, située sur la face supérieure de la poulie, actionne l'aiguille de droite A ; la bielle B' située sous la poulie actionne l'aiguille de gauche A'. Au repos, en position normale, la bielle actionnant l'aiguille A prise en pointe est verrouillée par le verrou V qui pénètre dans l'encoche correspondante de la bielle. Remarquons que les deux aiguilles ne se meuvent pas simultanément, celle de gauche commence à se mouvoir au moment où celle de droite commence à se déverrouiller ; celle de droite se meut encore pendant que celle de gauche se verrouille. Talonnement. Dans le cas où le premier essieu d'un véhicule talonne l'aiguillage fig. 274, la roue de droite Rd attaque immédiatement l'aiguille A ouverte de droite alors que l'aiguille A' fermée de gauche n'est pas encore en prise avec la roue de gauche Rg. Fig. 274. - Talonnement de l’aiguillage L'essieu roulant du talon de l'aiguille vers la pointe, l'aiguille de droite se déplace, agit sur la bielle B qui actionne le galet C et par conséquent la poulie. Ce déplacement se poursuivant jusqu'à ce que l'aiguille considérée soit en contact avec le rail contre-aiguille, la poulie effectue une rotation complète. Quant à l'aiguille de gauche A', elle a été entraînée par la poulie. Naturellement, la transmission funiculaire, reliant la poulie au levier de commande de l'aiguillage, a suivi ce mouvement et l'a communiqué à la poulie de ce levier. Mais celui-ci n'est pas rigidement lié à la poulie. Compensateurs. Des précautions doivent être prises en cas de variation de température car les deux fils doivent rester tendus malgré la dilatation. Lorsque la longueur n'est pas trop considérable, on intercale des tendeurs à main, l'un près du levier, l'autre près de l'aiguillage. Lorsque la distance dépasse 200 mètres, ce moyen ne suffit plus. On compense alors l'effet de la dilatation en faisant agir sur la transmission un poids tendeur C fig. 275 qui descend quand le fil s'allonge sous l'effet d'une élévation de température et qui remonte quand le fil se contracte. Une précaution supplémentaire doit être prise le renversement du levier de manœuvre pourrait simplement soulever le poids tendeur C sans qu'il y ait mouvement correspondant de l'aiguillage. Pour transmettre intégralement à l'appareil à manœuvrer toute la course du levier, on est donc amené à compléter le compensateur par un dispositif qui cale le poids tendeur dès que le levier de manœuvre est mis en mouvement et l'immobilise pendant toute la durée de ce mouvement. Fig. 275 et 276. - Compensateur à brins inclinés et poulie hélicoïdale. Le calage du poids tendeur s'obtient à l'intervention d'une crémaillère fig. 275 et 276. Les deux fils de la transmission passent sous les poulies fixes P1 à l'entrée du chevalet compensateur, puis sur les poulies mobiles Q, pour sortir en passant sous les poulies fixes P2. L'action du compensateur peut s'exercer de plusieurs manières compensateurs à brins inclinés et poulie hélicoïdale ; compensateurs à brins parallèles et poulie différentielle. a Dans le système à brins inclinés et poulie hélicoïdale, les poulies mobiles sont suspendues à une chaînette qui, après avoir passé sur le tambour T, se relie à une poulie à gorge hélicoïdale H calée sur le même arbre que la poulie circulaire B sur laquelle s'enroule la chaîne du contrepoids C. La fonction fondamentale du compensateur est de maintenir constante la tension malgré les variations de la température. Si la force C du contrepoids est constante, la direction des fils f et f’ varie, il s'ensuit que l'action du contrepoids varie suivant la position en hauteur de l'étrier, position qui modifie l'angle formé par les deux brins f, f’. Pour que la tension reste constante dans la transmission, l'effort du contrepoids doit varier suivant l'ouverture de cet angle ; quand les brins se rapprochent de l'horizontale, la tension dans la chaînette doit être faible et, alors, l'étrier agit sur le grand rayon de la poulie hélicoïdale ; lorsque les brins se rencontrent sous un angle très aigu, c'est le petit rayon de la poulie qui intervient. Si R = le rayon uniforme de la poulie supportant le contrepoids constant et = le rayon variable de la poulie hélicoïdale retenant l'étrier, l'équation des moments donne contrepoids x R = tension x par conséquent à une tension faible de la chaînette brins horizontaux doit correspondre le grand rayon de la poulie. L'étrier pend entre deux guides dont les faces, taillées en crémaillère, peuvent immobiliser l'étrier quand ses extrémités inférieures, taillées en biseau, viennent en contact avec elles. Lorsque la transmission est au repos, les deux fils ont une tension égale et l'étrier ne vient pas en contact avec ses guides fig. 277. Dès lors, lorsque la température varie, l'étrier se déplace verticalement sous l'action du poids tendeur. Mais, dès que le levier de manœuvre agit sur la transmission et que, par conséquent, l'un des fils se détend pendant que l'autre se surtend fig. 278 l'étrier s'incline à droite ou à gauche, une de ses extrémités biseautées mord dans la crémaillère et il s'immobilise dans le sens vers le bas où s'exerce la traction. Ce réglage dans la position du fil sur la poulie hélicoïdale selon la température réclame une précision difficilement réalisable dans la pratique. C'est pourquoi, à la S. N. C. B., on a renoncé aux brins inclinés pour adopter les brins parallèles. b Compensateurs à brins parallèles et poulie différentielle fig. 279. Ici la tension reste constante et la poulie hélicoïdale peut être supprimée. La chaînette du contrepoids s'enroule alors sur une poulie différentielle D de rapport 1,6/1 pour les transmissions inférieures à mètres et de rapport 2/1 pour celles supérieures à mètres, la poulie différentielle n'ayant d'autre raison d'être que de diminuer l'importance du contrepoids. La chaîne supportant l'étrier mobile se rattache au petit tambour, la chaîne supportant le contrepoids est fixée sur le grand tambour. Fig. 279. - Compensateur à brins parallèles et poulie différentielle. ; Le calage du contrepoids se produit de la même manière qu'avec les brins inclinés. Champ d’action du compensateur. Tout compensateur possède un rayon d'action maximum calculé en tenant compte des écarts maxima de température, -20° et + 40°, par exemple. Fig. 280. - Champ d'action du compensateur. Appelons h fig. 280, la course maximum de l'étrier le long des crémaillères ; h dépend donc de la construction du compensateur. 2h = l'allongement que le compensateur peut racheter. Si = l'écart de température le plus considérable, C = 0, le coefficient de dilatation linéaire de l'acier, L = le champ d'action du compensateur, On aura d'où note 205 . Pour h = 1 centimètre, on a Lm = X 0,01 m, d'où Lm = 27,78 m. par conséquent, chaque centimètre de longueur de course de l'étrier compense 27,780 mètres de transmission. Si L = 600 mètres, h doit être égale à . Si l'on veut éviter de devoir installer plus d'un compensateur dans une même transmission, on sera amené à créer plusieurs types de compensateurs ayant des champs d'action de plus en plus étendus. ** * Pour supporter et guider les fils de transmission, on emploie des poulies à gorge montées sur potelets dont l'écartement ne doit pas dépasser 10 mètres dans les parties rectilignes. Aux changements de direction de plus de 5°, le fil n'ayant pas la flexibilité voulue, on fait passer la transmission sur une poulie horizontale ou verticale et on intercale dans le fil un bout de câble ou de chaînette qui s'enroule sur la poulie. Dans les transmissions funiculaires, le levier de commande de l'aiguillage est du même type que celui employé pour les signaux fig. 273, page 201. En position normale, il est incliné vers le bas ; pour le renverser, il faut lui faire décrire vers le haut un angle de 144° et entraîner dans ce mouvement la poulie, ce qui communique au fil une course de 500 mm. Mais alors que le levier de signal est invariablement fixé à la poulie, il ne peut en être ainsi avec le levier d'aiguillage parce que l'on s'impose d'ordinaire la condition que, en cas de talonnement de l'aiguillage, l'appareil de manœuvre ne subisse aucune avarie. La manœuvre à double fil permet la commande des aiguillages à la distance de 600 mètres. L'appareil central à commande funiculaire se prête fort bien aux relations d'enclenchement à réaliser entre les leviers des signaux et ceux des aiguillages, les champs récepteurs et transmetteurs de l'appareil de block. C'est une des raisons pour lesquelles il se substitue de plus en plus à l'appareil central Saxby à commande par tringle note 206. Comparaison des systèmes rigide et funiculaire. Les transmissions rigides présentent les avantages suivants elles comportent des compensateurs de construction simple et de fonctionnement plus certain ; elles offrent une grande sécurité aux courtes distances, mais elles présentent certains inconvénients elles sont plus coûteuses ; elles demandent plus d'entretien. On estime que les charges annuelles d'entretien et d'amortissement des transmissions par tringles sont de 8 à 10 fois supérieures à celles des transmissions par fil ; aux grandes distances, elles sont moins sûres que les transmissions par fil. Effectivement, quand une rupture de tringle se produit à une grande distance de la cabine, il peut arriver que l'aiguilleur renverse le levier de manœuvre sans s'apercevoir que le déplacement du tringlage n'a pas suivi son mouvement, la diminution de résistance n'étant pas suffisamment sensible, parce que la plus grande partie de la résistance est celle offerte par le déplacement des tringles sur les galets. Dans le cas de la transmission funiculaire, une rupture de fil se fait immédiatement sentir à l'appareil de manœuvre, l'appareillage devient inerte. La commande des aiguillages par tringles n'est possible que si la distance ne dépasse pas 485 mètres, alors que la transmission par double fil permet d'atteindre 600 mètres. Aussi, à la S. N. C. B., quand on renouvelle un poste de concentration à transmission rigide, le remplace-t-on par un poste central à transmission funiculaire. 2. - Transmissions par fluide La manœuvre mécanique ne convient pas pour les installations étendues des grandes gares, l'aiguilleur devant déployer des efforts importants pour renverser successivement les très nombreux et lourds leviers. Il est indispensable que les postes centraux soient desservis par des agents se dépensant très peu physiquement, faisant office en quelque sorte de préparateurs du mouvement, une source d'énergie spéciale manœuvrant les aiguillages. L'agent, ainsi soulagé, peut prêter toute son attention aux itinéraires à établir. On a utilisé des transmissions hydrodynamiques, pneumatiques, hydropneumatiques, électriques, mais ces dernières ont rapidement détrôné toutes les autres. L'électricité, en tant qu'agent de transport de force, présente des qualités très précieuses les canalisations sont peu encombrantes, elles se posent aisément, elles s'accommodent des différences de niveau, elles contournent les obstacles, elles sont insensibles aux variations de température, les pertes dues à l'emmagasinement et à la distribution de l'énergie peuvent être aisément réduites, la transmission du mouvement est instantanée, le champ d'action est pratiquement illimité. Manœuvre électrique des aiguillages note 208. Les appareils mécaniques de manœuvre ont un champ d'action restreint, leurs leviers sont volumineux, les bâtis occupent beaucoup de place et l'aiguilleur doit déployer de grands efforts. La manœuvre électrique supprime tous ces inconvénients. A la S. N. C. B., on s'impose les conditions suivantes Les aiguillages doivent pouvoir être manœuvrés individuellement, c'est-à-dire chacun par un petit levier spécial ou par une manette distincte. L'agent, en cabine, doit pouvoir se rendre compte de la position de l'aiguillage en campagne ; il s'ensuit que les positions concordantes du levier et de l'aiguillage doivent être contrôlées par un courant. Aucun contact accidentel de fils ne peut donner lieu à une indication fausse en cabine. Les aiguillages doivent être talonnables, sauf dans les cas où il s'agit d'aiguillages élastiques. Tous les appareils de contrôle doivent être concentrés dans la cabine. Pour pouvoir mettre au passage un signal donnant accès à un itinéraire, il faut que tous les aiguillages de cet itinéraire se trouvent dans la position convenable. L'aiguillage est manœuvré par un moteur électrique série à courant continu sous tension de 120 volts, muni de deux enroulements inducteurs bobinés en sens inverse de manière à permettre de faire tourner l'induit dans les deux sens. Un jeu d'engrenages et une vis sans fin transforment le mouvement de rotation de l'induit en mouvement de translation transmis à l'aiguillage au moyen d'une crémaillère fig. 294 et 295. En cas de suppression de courant, le moteur peut être manœuvré à la main par une manivelle que l'on adapte directement sur l'axe du moteur. Un câble à deux conducteurs relie le moteur à la cabine, d'où l'aiguillage est commandé au moyen d'une manette, dite de champ d'aiguille, disposée dans l'appareil central. Chaque manette d'aiguillage peut occuper deux positions extrêmes inclinée vers la droite, la manette se trouve dans sa position normale qui correspond à la position normale de l'aiguillage ; inclinée vers la gauche, elle se trouve dans sa position renversée qui correspond à la position renversée de l'aiguillage. A. - Appareil Siemens pour la manœuvre des aiguillages. Le schéma définitif est représenté figures 290 à 292, nous allons le décomposer et le décrire par étapes note 209. Par la rotation de la manette fig. 283, on déplace le commutateur de manœuvre C, qui met l'un ou l'autre des deux fils de manœuvre du câble en relation avec la source d'électricité selon que l'aiguillage doit être renversé ou ramené dans sa position normale. On utilise le courant continu à 120 volts. Pour permettre la rotation du moteur dans les deux sens, l'enroulement inducteur I2 est inverse de l'enroulement I1. Chacune de ces connexions comporte un interrupteur m1 m2 manœuvré par la crémaillère actionnée par le moteur d'aiguille i fig. 295. Cet interrupteur est disposé de telle sorte que le circuit de manœuvre est coupé aussitôt que l'aiguillage se trouve dans la position extrême correspondant à celle de la manette en cabine et par conséquent, à ce moment, le moteur s'arrête. Les figures 284, 285 et 286 montrent en traits forts le schéma des circuits empruntés par le courant de 120 volts dans chacune des trois positions en position normale. Les positions du commutateur C et de l'interrupteur m2 sont telles que le courant de commande de 120 volts ne peut passer aux inducteurs du moteur de manœuvre fig. 284 ; pendant la course du moteur. Les positions du commutateur C et de l'interrupteur m1 permettent au courant de 120 volts d'arriver au moteur fig. 285 ; en position renversée. Le circuit du moteur est coupé par m1 fig. 286 note 210. 1° Contrôle. A chaque instant, il doit exister une relation entre la position de l'aiguillage en campagne et la position de la manette de manœuvre en cabine, relation qui ne peut exister que s'il y a concordance entre les positions de la manette et de l'aiguillage. Cette relation est réalisée au moyen d'un courant de contrôle qui n'excite l'électro-aimant de contrôle E du champ d'aiguille que lorsque cette concordance existe. Ce n'est que dans ce cas que l'on peut mettre le signal à voie libre. Dans le cas où l’électro-aimant de contrôle E n'est pas excité, une sonnerie de contrôle retentit en cabine. Complétons les schémas des fig. 284 à 286 comme indiqué aux fig. 287 à 289. Nous constatons que pour établir le circuit de contrôle E, les interrupteurs m1 et m2 du moteur sont en réalité des commutateurs, de sorte que, à la fin de la course de la crémaillère, le courant de manœuvre de 120 volts ne passe plus par le moteur, il est dérivé par des fils spéciaux de manière à exciter l'électro-aimant de contrôle E. Il s'ensuit que le circuit de contrôle n'est établi que si l'appareil de manœuvre est arrivé à fond de course et a manœuvré le commutateur de moteur correspondant m2. L'interrupteur n est manœuvré par les tringles de contrôle solidaires du mouvement des aiguilles. Afin d'éviter de fausses indications de contrôle en cas de mélange de fils, les fils de contrôle sont reliés à la terre dès qu'ils ne doivent plus être parcourus par un courant. Le commutateur a contrôle la concordance de la position même de la manette par rapport à celle du commutateur de manœuvre. Ce commutateur est monté sur l'axe même de la manette, mais il faut compter avec un bris possible de pièce. Légende C commutateur commandé par la manette de manœuvre de l'aiguillage, m1, m2 commutateurs commandés par la crémaillère actionnée par le moteur, crémaillère qui manœuvre les aiguilles, n, n - interrupteurs commandés par les tringles de contrôle de la position des aiguilles. 2° Commutateur d'économie. Si, pour la manœuvre de l'aiguillage, un courant de 120 volts est nécessaire, 25 volts suffisent pour le courant de contrôle. C'est pourquoi, dès que le courant de contrôle est établi, un commutateur d'économie e fig. 290 substitue automatiquement au courant de manœuvre de 120 volts un courant de 25 volts. Ce commutateur, disposé normalement de façon à relier la batterie de 25 volts au circuit de contrôle, est manœuvré par la manette du champ d'aiguille, de façon à relier le circuit de manœuvre à la batterie de 120 volts dès le commencement de la course du moteur. A la fin de la course de l'aiguillage, dès que l'électro de contrôle est excité par le courant de 120 volts, il attire son armature qui renverse automatiquement le commutateur d'économie e, de façon à établir la connexion du circuit de contrôle avec la batterie de 25 volts. Pour éviter la manœuvre intempestive d'un aiguillage, en cas de contact entre la source de 120 volts et le fil en relation avec le moteur, le commutateur d'économie manœuvre, en outre, un contact t fig. 290 qui relie à la terre le fil de manœuvre du moteur non parcouru par un courant. Le schéma définitif des connexions d'un aiguillage dans l'appareil Siemens est dès lors représenté par les figures 290 à 292. Manœuvre des deux aiguillages d'une liaison AB fig. 293. Fig. 293 Deux aiguillages formant liaison sont manœuvrés par un seul champ d'aiguille. La manœuvre se fait en parallèle et le contrôle se fait en série. B. - Appareil des Ateliers de Constructions Électriques de Charleroi pour la manœuvre des aiguillages. Les figures 294 et 295 représentent la disposition d'ensemble du moteur de manœuvre avec sa démultiplication. La crémaillère C actionne deux contacts 7 et 6. Fig. 294. - Schéma de l'appareil de manœuvre des aiguilles système A. C. E. C. Deux tringles de contrôle T et T" sont reliées chacune à une des pointes d'aiguille. Lorsque les deux tringles occupent l'une des positions extrêmes, l'un des deux interrupteurs 8-9 est fermé, soit 8. Lorsque les deux tringles occupent l'autre position extrême, l'autre interrupteur, soit 9, est fermé. Fig. 295. - Manœuvre des aiguilles système A. C. E. C. Fonctionnement. Le moteur actionne la crémaillère qui manœuvre l'aiguillage. Au cours de la rotation du moteur, le contact 7 s'inverse en vue de préparer le circuit de 120 volts pour la manœuvre dans l'autre sens. Quant aux contacts 8 et 9, à la fin de la course, ils ont également pris la position inverse établissant le circuit de contrôle de 25 volts pour la position correspondante de l'aiguillage. Fig. 296 Un embrayage à tournevis E embrayage avec jeu permet au moteur de démarrer à vide fig. 296. Enfin, deux cônes F et F' dont la pression est réglée par le ressort à boudin r, jouent le rôle de frein aux fins de course. Renversement de l'aiguillage. Pour renverser la manette d'aiguillage, le cabinier agit sur l'interrupteur d'économie P fig. 297. S'il n'y a aucun véhicule sur le rail ri, isolé électriquement à ses deux extrémités note 214_1, l'électro A s'excite, attire son armature qui libère la manette de commande et permet la manœuvre de cette dernière. S'il y avait un essieu sur le rail isolé, cet essieu mettrait en court-circuit les deux rails auxquels aboutissent les connexions de l'électro A. Fig. 297 En même temps qu'il manœuvre l'interrupteur d'économie P, le cabinier tourne la manette d'aiguillage, ce qui a pour effet de renverser mécaniquement les contacts 1, 2 et 3 fig. 298 solidaires de l'armature de l’électro-série C note 214_2 et les met dans la position indiquée fig. 299, ainsi que les contacts 4 et 5 situés sur un tambour entraîné par la manette et les met dans la position indiquée sur cette même figure. Le courant à 120 volts est dès lors admis dans l'enroulement 1 du moteur qui se met à tourner en entraînant l'aiguillage dans la position renversée fig. 299. Remarquons que l'armature de l'électro C est, à la fin de la rotation de la manette de commande, mécaniquement libérée par le dispositif spécial qui en avait produit le soulèvement ; mais, pendant la rotation du moteur, l'électro-série C est excité, son armature reste donc collée et la position des contacts 1, 2 et 3 est maintenue. Les contacts 7 et 6 de la crémaillère, actionnés mécaniquement par le moteur sont respectivement renversés au commencement et à la fin de la course. De ce fait, le circuit de 120 volts vers le moteur est fig. 300 coupé par 6 qui est actionné à la fin de la course par la crémaillère de manœuvre de l'aiguillage, l'électro C se désexcite et les contacts 1, 2 et 3 reprennent leur position première de la figure 298. Contrôle. Les contacts 8 et 9, actionnés par les deux tringles de contrôle T, T" qui suivent le mouvement des aiguilles fig. 294 et 295 se renversent si ces dernières occupent bien la position correspondant à celle de la manette en cabine et se trouvent, l'une contre le rail avec un jeu inférieur à 5 mm et d'autre dans sa position extrême d'ouverture avec une tolérance de 20 mm. Dès lors fig. 300, le circuit de contrôle de 25 volts est établi comme suit 3, 8, 6, 4, 1 et électro B. Ce dernier s'excite à la condition que tous les contacts soient convenablement établis. Un voyant mû par l'armature de l'électro B donne au cabinier l'indication que l'aiguillage a obéi au mouvement du moteur. Remise de l'aiguillage en position normale. Le cabinier remet la manette d'aiguille en position normale en même temps qu'il manœuvre l'interrupteur d'économie P de façon à exciter l’électro A, dont l'armature maintenait la manette enclenchée dans sa position renversée. Par suite du jeu des contacts 1 et 7, et aussi des contacts 4 et 5 entraînés par le tambour de la manette fig. 300, le courant à 120 volts passe dans l'enroulement inducteur 2, lequel, étant inverse de l'enroulement 1, provoque la rotation du moteur en sens contraire et ramène l'aiguillage dans la position normale. Contrôle. A la fin de la course du moteur, lors de la remise en position normale, tous les contacts sont ramenés dans la position représentée à la figure 298, ce qui établit le circuit de contrôle de 25 volts comme suit contacts 3, 9, 7, 5, 1 et électro B. Remarque. Les contacts 1, 2, 3, 4 et 5 suivent le mouvement de la manette de manœuvre mais, grâce à un dispositif spécial, les contacts 1, 2 et 3, qui dépendent de l'électro-série C reprennent la position de la figure 298 dès que le moteur a terminé sa course dans un sens ou dans l'autre. Dispositif de talonnement. Il en existe plusieurs, nous décrirons le plus simple. Le plus grand des engrenages fig. 295 se compose d'une couronne dentée cd qui engrène avec le petit pignon p. La partie centrale de cette couronne est constituée par un plateau calé sur le même axe que l'engrenage attaquant directement la crémaillère. Un galet G, se logeant dans une encoche ménagée dans le bord intérieur de la couronne dentée, rend celle-ci normalement solidaire du plateau et cela, grâce à la pression de deux ressorts à boudin fixés au plateau. Fig. 301 En cas de talonnement, la crémaillère en se déplaçant brusquement agit sur le plateau central, les ressorts à boudin se compriment, le galet sort de son encoche et le choc se traduit simplement par un déplacement du plateau par rapport à la couronne dentée restée immobile. Manœuvre d'une liaison. La succession des opérations pour la manœuvre d'une liaison est identique à celle décrite pour la manœuvre d'un aiguillage simple. La manette de commande d'une liaison est enclenchée dans ses positions normale et renversée par les armatures de deux électros A et A' fig. 301. En manœuvrant l'interrupteur d'économie P, les électros A et A' sont simultanément excités si aucun rail isolé n'est occupé par un essieu. Les contacts 4 et 5 fig. 302 et 303 des circuits des deux moteurs sont situés sur un même tambour solidaire de la manette de commande. Les contacts 1 et 2 sont solidaires de l'armature d'un même électro-série C. Un seul électro de contrôle B est nécessaire. En suivant le jeu des contacts fig. 303, on voit que les moteurs marchent en parallèle. Quant au circuit de contrôle de 25 volts, il se fait en série, il se ferme par les contacts 9 de contrôle de pointes d'aiguilles dans la position de la figure 302, position normale, et par les contacts 8 dans la position renversée. C. - Commande électrique d'aiguille des Transports Urbains de l'agglomération bruxelloise. Description. Une commande électrique d'aiguille comporte 3 éléments principaux un contacteur de ligne, un relais sélecteur, un dispositif moteur commandant le déplacement de l'aiguillage. Ces éléments sont connectés électriquement comme indiqué au schéma simplifié figure 304. 1. Le contacteur de ligne est fixé sur le fil de trolley mais complètement isolé de ce dernier. Il est constitué par des lattes métalliques parallèles réalisant un chemin de roulement adapté au profil des roulettes de trolley. Quand la roulette aborde le contacteur, elle quitte le fil de trolley et roule sur le contacteur. Fig. 304. - Commande électrique d'aiguille des Transports Urbains de l'agglomération bruxelloise. 2. Le relais sélecteur est installé sur poteau ou sur façade. Il consiste en un électro E actionnant un doigt de contact c. Lors du passage d'une roulette de trolley sur le contacteur, l'électro E se trouve inséré, de par la construction même du contacteur, dans le circuit des moteurs de la voiture. Le doigt de contact établit, au repos, le contact d et, dans sa position levée, le contact g ; il n'est attiré sur le contact g que pour autant que le courant d'excitation de l'électro E soit supérieur à 15 ampères. 3. Le dispositif moteur, commandant le déplacement de l'aiguillage, est constitué par 2 solénoïdes G et D et par un noyau magnétique commun N, tous trois logés dans un coffre hermétique et parfaitement étanche à l'eau. Ce sont ces solénoïdes qui actionnent l'aiguille par leur noyau commun comme le montre schématiquement la figure. Fonctionnement. En principe, les wattmen des voitures allant à droite » doivent passer sous le contacteur avec controller ouvert, c'est-à-dire sans courant, et les wattmen des voitures allant à gauche », avec controller fermé sur le 2me ou 3me plot série - éventuellement frein légèrement serré - de telle manière que le courant voiture » soit supérieur à 15 ampères. A. Fonctionnement pour une voiture allant à droite » controller ouvert, courant moteurs » nul. Roulette en position 1 l'électro E du relais sélecteur n'est pas excité, le doigt de contact c reste dans sa position de repos, sur le contact d. Roulette en position 2 par ses joues, la roulette établit un contact entre les lattes A et B du contacteur, le solénoïde D du dispositif moteur est mis sous tension, l'aiguille s'écarte du rail de droite pour livrer le passage à droite. Roulette en position 3 le circuit de l'électro D est coupé. B. Fonctionnement pour une voiture allant a à gauche » controller fermé, courant moteurs » supérieur à 15 ampères. Roulette en position 1 l'électro E, excité par le courant moteurs », attire le doigt de contact c sur le contact g. Roulette en position 2 par ses joues, la roulette établit un contact entre les lattes A et B du contacteur, le solénoïde G du dispositif moteur est mis sous tension, l'aiguille est refoulée contre le rail de droite assurant le passage à gauche. Roulette en position 3 le circuit du solénoïde G est coupé. Roulette en position 4 le doigt de contact c reprend sa position de repos, sur le contact d. CHAPITRE VLes Sécurités A. - Généralités La manœuvre à distance des aiguillages quand ils sont abordés par la pointe comporte nécessairement des dispositifs de sécurité. En effet, l'aiguilleur en cabine, éloigné des appareils qu'il manœuvre, est dans l'incertitude sur la position réellement occupée par les aiguilles du changement de voie. La course des aiguilles dépend de la course des transmissions, or, celle-ci est sujette à des variations de longueur par suite de l'usure des articulations, de l'extension élastique, d'un équilibrage imparfait des dilatations. Il se peut même que la transmission soit interrompue accidentellement. Il s'ensuit que les aiguilles peuvent n'obéir qu'incomplètement ou même pas du tout à la commande. L'aiguilleur ignore donc si l'aiguille colle contre le rail contre-aiguille, de quel côté elle colle, ou si l'aiguille occupe une position intermédiaire. Si l'aiguilleur doit avoir la garantie que la position des aiguilles en campagne correspond bien à celle du levier de manœuvre ou de la manette de commande en cabine ; il doit, en outre, être empêché de mettre le signal à voie libre si les aiguilles ne se trouvent pas effectivement dans la position qui donne la direction indiquée par le signal au passage. Les dispositifs de sécurité sont les verrous de calage des aiguilles, les détecteurs de pointe et les pédales de calage. 1. Les verrous de calage des aiguilles. Le premier appareil de sécurité employé pour renseigner l'aiguilleur est le verrou de calage qui ne peut être introduit dans sa gâche que si les aiguilles sont bien placées d'un côté ou de l'autre. Le verrou cale l'aiguillage et en empêche tout déplacement aussi longtemps qu'il est engagé. Le verrou n'a aucune relation avec le signal, il est intercalé dans la transmission de commande de l'aiguillage ou bien il est manœuvré par une transmission indépendante. En somme, le verrou n'a qu'un rôle bloquer l'aiguillage. 2. Les détecteurs de pointe. Le fait que l'on peut engager un verrou de calage constitue déjà une détection, mais ce n'est qu'une détection élémentaire car l'aiguilleur ignore de quel côté l'aiguille est collée. C'est l'appareil détecteur qui renseigne l'aiguilleur sur la position réelle de l'aiguille collée à droite ou à gauche ou dans une position intermédiaire. Le détecteur donnera non seulement une indication de position, mais il devra, en outre, empêcher la mise au passage du signal correspondant si l'aiguille ne colle pas dans la position que donne la direction autorisée par l'ouverture de ce signal. A la différence du verrou, le détecteur est intercalé dans la transmission de commande du signal ou bien il libère un petit levier ou une manette dont le renversement dégage lui-même le levier de commande du signal. 3. Les pédales de calage. Le cabinier, opérant à distance, doit être mis dans l'impossibilité de manœuvrer l'aiguillage pendant qu'un véhicule ou un train est engagé sur l'appareil ; sinon, il s'ensuivrait un déraillement. Les dispositifs qui répondent à ce but sont les pédales de calage. B. - Les appareils de verrouillage 1. Appareils de verrouillage indépendants du levier de manœuvre du changement de voie. a Verrou Saxby. Le lançant peut être poussé dans l'une ou l'autre des lumières de la tringle lorsque l'aiguillage occupe l'une ou l'autre de ses positions extrêmes. Aussi longtemps que le verrou est engagé, il est impossible de manœuvrer l'aiguillage. Si, pour une cause quelconque, l'aiguillage n'achevait pas sa course, le lançant du verrou buterait contre la partie pleine de la tringle de connexion et le cabinier, ne parvenant pas à amener son levier à fond, serait averti de l'incident. Pour éviter que le verrou puisse forcer sur la tringle de connexion et y pénétrer avant que l'aiguille ait parcouru toute sa course, le verrou ne peut se terminer en pointe et son extrémité ne peut être arrondie. Remarquons cependant que si, après le retrait du verrou, la connexion entre le verrou et son levier de manœuvre venait à être rompue, le verrou n'obéirait plus à la manœuvre du levier. La sécurité n'est donc assurée que si le verrou est complété par un détecteur. b Verrou circulaire manœuvré par transmission à double fil. Fig. 307 Le verrou circulaire à manœuvre par double fil se compose essentiellement fig. 307 à 311 d'une cuve portant en son centre un axe de rotation A autour duquel tourne une poulie à gorge P. Cette poulie porte sur sa face supérieure une nervure saillante de forme circulaire N. Enfin, dans la gorge de la poulie s'enroulent les chaînettes reliées à la transmission spéciale qui commande le verrou, de deux barres B1-B2, placées au-dessus de la poulie, coulissant dans deux coussinets C1-C2 portés par la cuve. Fig. 308 La barre B1 est reliée à l'une des deux aiguilles, la barre B2 à l'autre aiguille. Ces barres sont indépendantes des tringles de commande du mouvement des aiguilles, elles n'intéressent que le verrouillage. Chacune de ces barres porte deux encoches ; l'une mesure 36 mm, l'autre 22 mm. L'encoche la plus étroite correspond à la position de l'aiguille collée contre son rail contre-aiguille, position pour laquelle le verrouillage doit être très précis ; l'encoche la plus large se rapporte à la position de l'aiguille ouverte pour laquelle le verrouillage supporte une certaine tolérance. Fonctionnement. En position normale fig. 308, la nervure N est retirée des encoches des barres et son extrémité vient jusqu'à proximité de la barre B1. Il s'ensuit que les deux aiguilles peuvent se déplacer librement quand l'aiguilleur manœuvre le levier du changement de voie. Fig. 309 Pour verrouiller l'aiguillage, il suffit de manœuvrer la transmission spéciale qui commande la poulie P, celle-ci tourne, la nervure saillante N s'engage dans les encoches des barres B1-B2, immobilisant les deux aiguilles fig. 309. La figure 310 montre 1 le verrouillage de l'aiguille reliée à la barre B1 lorsqu'elle est collée contre son rail contre-aiguille fig. 309 ; 2 le verrouillage de l'aiguille reliée à B2 lorsqu'elle est dans sa position d'ouverture maximum fig. 309. La figure 311 représente le verrouillage des aiguilles dans la position renversée c'est-à-dire aiguille B1 ouverte, aiguille B2 fermée. Remarque. - Les aiguillages pourvus d'un verrou de calage indépendant du levier de manœuvre du changement de voie ne sont pas talonnables, c'est-à-dire que, lorsqu'ils sont verrouillés, ils ne peuvent être parcourus du talon vers la pointe sans qu'il en résulte un bris ou une déformation des parties constituantes. 2. Appareils de verrouillage dépendant du levier de manœuvre de l'aiguillage. Avantages Ils ne demandent qu'une seule transmission pour manœuvrer et verrouiller les aiguilles. Leur réglage est sensiblement indépendant de la transmission. On les range en deux catégories les appareils non talonnables, les appareils talonnables. a Appareils non talonnables. Verrous-aiguilles. Sous l'action de l'unique levier, le mouvement du verrou se décompose en trois phases fig. 312 déverrouillage de l'aiguillage, déplacement des aiguilles, verrouillage de l'aiguillage dans sa nouvelle position. La transmission attaque une plaque présentant une coulisse composée de deux rainures parallèles à la voie et reliées par une rainure oblique. La distance des axes des deux rainures parallèles est égale à la course de l'aiguillage. Fig. 312. - Verrou-aiguille. Un bouton, solidaire de la tringle de commande des aiguilles, coulisse dans la rainure et selon que ce bouton se trouve dans l'une des deux rainures parallèles ou dans la partie oblique, l'aiguille est dans une de ses positions extrêmes ou dans une position intermédiaire. Le déplacement de la plaque manœuvre l'aiguille et cale celle-ci. La figure représente la position de fin de course dans le sens indiqué par la flèche. Grâce à la surcourse ménagée dans la coulisse, la position de l'aiguille n'est pas influencée par les variations de longueur de la transmission. b Appareils talonnables. 1. - Appareil de manœuvre et de verrouillage à disque pour transmission à double fil. Nous ne décrirons que l'appareil à deux bielles. Il comporte fig. 313 à 317 a Une cuve C qui supporte une poulie ou disque P, La poulie porte sur chacune de ses faces supérieure indices 1 et inférieure indices 2, un galet d'entraînement G1-G2 et une nervure circulaire en saillie N1-N2. La gorge de la poulie reçoit les chaînettes constituant les extrémités de la transmission. Ces chaînettes sont attachées à la poulie par deux broches. Fig. 313 Fig. 314 Fig. 315 Fig. 316 Fig. 317 Fig. 313 à 317. - Appareil de manœuvre et de verrouillage à disque pour transmission à double fil. La partie gauche de la figure représente la face inférieure de la poulie, la partie droite correspond à la face supérieure. b Deux bielles de manœuvre B1-B2 sont placées, l'une au-dessus, l'autre au-dessous de la poulie. Ces bielles sont indépendantes l'une de l'autre. Chaque bielle comprend une partie élargie, entaillée jusqu'à mi-épaisseur, de manière à former une coulisse R, assez longue et destinée à recevoir le galet d'entraînement G1 ou G2. Une seconde coulisse plus courte R2 est prévue pour recevoir la nervure N1 ou N2 de la poulie, nervure qui jouera le rôle de verrou. Les deux bielles doivent être montées de manière que la face pourvue de coulisse soit tournée vers la poulie. Fonctionnement. Le fonctionnement se fait en trois temps. Au repos, eu position normale fig. 313, l'aiguille de gauche A, reliée à la bielle supérieure B1, se trouve, par exemple, appliquée contre le rail de gauche. On voit que le galet supérieur G1 est sorti de la coulisse R1 mais que la nervure N1 est engagée dans la coulisse R2. L'aiguille de gauche est donc maintenue collée contre le rail par cette nervure qui constitue en fait un verrou circulaire. A la face inférieure de la poulie, le galet G2 reste au contraire engagé dans la coulisse R1 de la bielle B2 reliée à l'aiguille de droite B laquelle est écartée de 165 mm du rail ; la nervure inférieure N2 heurte une butée de fin de course. - Premier temps de la manœuvre fig. 314. Lorsque l'on actionne la transmission, la poulie P tourne dans le sens de la flèche indiquée sur la figure 313, on constate que l'effet obtenu est différent suivant que l'on considère la face supérieure ou la face inférieure. A la face supérieure fig. 314, la première partie de la rotation de la poulie a pour résultat de dégager la nervure N1 de la coulisse R2 et d'engager le galet G1 dans la coulisse R1 ; la bielle supérieure B1 reste immobile, car le galet ne l'attaque pas encore. A la face inférieure, le galet G2, étant engagé dans la coulisse R1 de la bielle B2, entraîne immédiatement celle-ci. Le premier temps de la manœuvre a donc pour effet de déverrouiller l'aiguille de gauche A, sans la déplacer et de commencer le déplacement de l'aiguille de droite B. - Deuxième temps de la manœuvre fig. 315. Les deux galets G1 et G2 étant maintenant engagés tous deux dans les coulisses R1 correspondantes des bielles B1 et B2, la rotation de la poulie a pour résultat d'entraîner les deux bielles simultanément par les galets G. Pendant le deuxième temps de la manœuvre les deux aiguilles se déplacent donc ensemble. - Troisième temps de la manœuvre fig. 316. L'aiguille de droite B ayant commencé son mouvement de translation avant l'aiguille de gauche A, arrivera avant celle-ci à la fin de sa course, c'est-à-dire contre le rail de droite. A ce moment, à la face inférieure, le galet G2 se dégage de la coulisse R1 de la bielle inférieure B2, tandis que la nervure N2 pénètre dans la coulisse R2 de cette même bielle ; le mouvement de translation de celle-ci s'arrête donc et son verrouillage commence. A la face supérieure, le galet G1 reste au contraire encore engagé dans la coulisse R1 de la bielle B1 qui continue à se déplacer ; en fin de course fig. 317, la nervure N1 vient s'arrêter contre la butée de fin de course. L'aiguille ouverte se trouve alors à 165 mm du rail. Le troisième temps de la manœuvre a donc pour effet d'assurer le verrouillage de l'aiguille de droite B et d'achever le mouvement d'ouverture de l'aiguille de gauche A. Remarques. Tous ces mouvements sont réversibles ; lorsque l'appareil de manœuvre est actionné en sens inverse, l'aiguillage reprend sa position primitive en passant par les mêmes phases. Les deux aiguilles ne se déplaçant pas simultanément, elles doivent être absolument indépendantes l'une de l'autre et par conséquent elles ne peuvent être reliées entre elles par des tringles d'écartement. Tâtonnement. Dans le cas où le premier essieu d'un véhicule vient talonner un aiguillage relié à un appareil de manœuvre à deux bielles fig. 313 page 225 et fig. 274 page 202 on remarque que l'aiguille ouverte B est touchée la première par le mentonnet de la roue correspondante ; or, cette aiguille est reliée à la bielle B2 non verrouillée et dont la coulisse est en contact avec le galet ; elle peut donc se déplacer en entraînant la poulie ce qui a pour résultat de déverrouiller et de commencer le mouvement d'ouverture de l'aiguille collée A et cela avant que cette dernière soit touchée par le mentonnet de l'autre roue du premier essieu, donc sans déformation ou bris de pièces. 2. - Appareil de manœuvre avec calage des aiguilles par crochets système Büssing. Les pointes des aiguilles a1 a2 fig. 318 à 321 sont réunies par une liaison articulée P101 et O2P2. Dans chaque position terminale de l'aiguillage, l'un des deux crochets de verrouillage C1 ou C2, solidaires des bielles P1O1, P2O2, saisit un coussinet A ou B fixé au rail contre-aiguille R1 ou R2 de manière à maintenir la pointe de l'aiguille solidement appliquée contre le rail. Quand le levier de commande de l'aiguillage passe d'une position limite à l'autre, la tringle t se déplace de 22 cm. Si, partant de la position de repos fig. 318, la tringle t se déplace vers la gauche, le crochet C1 glisse sur la face du coussinet A et entraîne la pointe d'aiguille a1. La figure 319 représente la position de l'aiguillage quand la tringle a parcouru le tiers de sa course. On voit que le crochet C2 est libéré. Fig. 318 Fig. 319 Fig. 320 Fig. 321 Fig. 318 à 321. - Appareil de calage d'aiguilles par crochets système Büssing. Après le deuxième tiers de course fig. 320, le crochet C1 est prêt à saisir son coussinet A1 tandis que C2 aborde la face de glissement du coussinet B. Après le dernier tiers de course fig. 321, l'aiguille a1 est appliquée contre son rail contre-aiguille ; en même temps, le crochet C1 est complètement verrouillé fixant solidement l'aiguille dans cette position. Talonnement. Fig. 322. - Talonnement de l'appareil de calage par crochets système Büssing. Lorsqu'un véhicule roulant dans le sens de la flèche 2 talonne l'aiguillage fig. 322, l'essieu d'avant appuie d'abord contre l'aiguille a2 fig. 321, celle-ci se rapproche du rail contre-aiguille R2 fig. 320, le patin du crochet C2 glisse comme on l'a vu sur son coussinet B. Le déplacement de l'aiguille a2 n'entraîne donc pas l'aiguille a1 ; celle-ci ne bouge pas, mais le déplacement de a2 déverrouille le crochet C1, la bielle O2P2 pivotant autour de P2 fig. 320 et 322. Les deux aiguilles se déplacent ensuite simultanément fig. 319 jusqu'au moment où a2 colle contre le rail R2 ; a2 reste alors immobile, mais l'aiguille a1 continue à se déplacer, ce qui détermine le verrouillage de l'aiguille a2 fig. 318. Dans ces conditions, aucune action destructrice ne se produit. C. - Les détecteurs Les détecteurs permettent de contrôler à distance que les aiguillages se trouvent dans la position convenable pour les trains attendus. Ils sont intercalés dans les transmissions des signaux, de telle sorte que ceux-ci ne peuvent être mis à voie libre que si les aiguilles auxquelles ils donnent accès sont dans la position convenable. Les détecteurs sont appliqués aussi parfois à des aiguilles manœuvrées sur place aussi bien qu'aux aiguilles manœuvrées à distance note 229. Lorsque les deux aiguilles sont reliées par une connexion rigide, on peut se contenter d'appliquer un détecteur à l'une d'elles. Mais la détection est alors imparfaite puisqu'elle n'avertit pas le cabinier en cas de bris de la tringle d'écartement. Quand les aiguilles sont talonnables, on applique un détecteur à chaque aiguille et chacun de ces détecteurs contrôle, d'une part, si l'aiguille est appliquée contre son rail d'applique et, d'autre part, si, dans l'autre position, l'aiguille présente l'ouverture voulue. A la S. N. C. B., les détecteurs, même pour aiguillages reliés par connexion rigide, comportent toujours deux tringles de contrôle, une pour chaque aiguille. On rencontre des détecteurs mécaniques et des détecteurs électriques. 1. Détecteurs mécaniques. a Le bolt-lock verrou-serrure, fig. 323 et 324. Ce détecteur mécanique de pointes est réalisé de la manière suivante en face de l'aiguillage, une barre de fer AB de section rectangulaire est insérée dans la transmission tt qui relie le signal à son levier de manœuvre. Cette barre peut glisser parallèlement à la voie dans deux guides appropriés. Elle porte une entaille E dans laquelle peut coulisser une barre CD disposée perpendiculairement à la voie, barre rattachée à la pointe de l'aiguille et se déplaçant avec elle. Cette dernière barre CD présente deux encoches e1, e2. Quand l'aiguille est à fond de course d'un côté ou de l'autre, l'une des deux encoches e1, e2 vient se placer sous l'entaille E du bolt-lock AB. Dans ces conditions, le levier du signal peut être manœuvré par la transmission tt, mais il ne peut l'être que pour autant que l'aiguillage occupe effectivement l'une de ses positions extrêmes. En outre, le bolt-lock étant intercalé dans la transmission qui relie le signal à son levier de manœuvre, le signaleur ne peut mettre le signal à voie libre que si l'aiguillage donne la direction qui correspond à ce signal au passage. Vers la transmission du signal et parallèle à la voie. Solidaire de l'aiguille et perpendiculaire à la voie. Fig. 323 et 324. - Bolt-lock. A la S. N. C. B., le bolt-lock n'est employé que pour détecter, dans sa position normale, l'aiguille donnant accès à la voie de dédoublement des stations intermédiaires des lignes à voie unique. Dans ce cas, la barre CD ne comporte qu'une seule entaille. b La poulie de verrouillage, employée comme détecteur mécanique, s'apparente dans son principe au bolt-lock. Comme lui, elle comporte une barre telle que CD fig. 323 et 324 disposée perpendiculairement à la voie ; cette barre est fixée à la pointe de l'aiguille et se déplace avec elle. Elle présente aussi deux encoches telles que e1, e2 fig. 325 et 326 mais les ouvertures de celles-ci sont orientées vers le bas et non vers le haut comme dans le bolt-lock. La barre CD passe en effet au-dessus d'une poulie à gorge sur laquelle s'enroule la transmission à double fil qui commande la mise au passage du signal correspondant à l'aiguillage. La poulie porte une nervure semi-circulaire qui, lorsque l'aiguille est dans la position correcte, peut s'engager dans l'une des deux encoches de la barre CD. Il s'ensuit que le cabinier peut alors manœuvrer le levier du signal pour mettre celui-ci à voie libre. Pour toute autre position de l'aiguille, la nervure semi-circulaire butera contre la partie pleine de la barre CD, s'opposant à la rotation de la poulie et immobilisant ainsi la commande du signal. Remarque. - Lorsqu'ils sont intercalés dans la transmission du signal commandant l'aiguillage, les détecteurs mécaniques donnent lieu à des résistances passives supplémentaires qui peuvent nuire au bon fonctionnement de la transmission. Quand ils sont montés isolément, ils imposent l'emploi de connexions et de leviers spéciaux ; il en résulte une dépense et un encombrement supplémentaires ; leur efficacité est nulle en cas de bris de la transmission qui les commande. Les détecteurs électriques suppriment ces inconvénients. 2. Les détecteurs électriques fig. 327 et 328. Deux pièces de contact a et A sont solidaires chacune du mouvement de l'aiguillage. Chaque fois que l'aiguille se trouve à fond de course, d'un côté ou de l'autre, ces pièces de contact ferment des circuits électriques. Fig. 327 et 328. - Détecteur électrique d'aiguilles. Quand l'aiguille n'est pas dans la position convenable, les contacts ne se produisent pas, le courant fait défaut et le levier de signal en cabine est immobilisé par l'armature d'un électro-aimant E1 ou E2 désexcité. La barre solidaire du levier ne comporte qu'une encoche parce que l'on n'immobilise le signal que dans une position, la position normale signal à l'arrêt. D. - Les pédales de calage Les pédales de calage empêchent le cabinier de manœuvrer un aiguillage pris par la pointe avant le passage complet du train. Il existe des pédales mécaniques et des pédales électriques. 1. Pédales mécaniques ou lattes de calage fig. 329. La pédale mécanique ou latte de calage est constituée par une barre en fer cornière placée le long d'un des rails, à l'intérieur de la voie et en avant de la pointe de l'aiguille. Cette barre est supportée par de petites manivelles, mobiles autour d'axes S fixés par des consoles au patin du rail fig. 330. Elle peut donc s'abaisser ou se relever dans un plan vertical. Fig. 329. - Pédale mécanique ou latte de calage. Une bielle et un renvoi la relient à l'aiguille ou au verrou d'aiguille fig. 331 et rendent son déplacement solidaire de l'aiguille ou du verrou. Fig. 330. - Manivelle de manœuvre de la pédale de calage. - Pédale abaissée. Lorsque l'appareil occupe l'une ou l'autre de ses positions extrêmes, la table supérieure de la barre se trouve à 50 mm environ au-dessous du niveau de la table de roulement du rail. Pour pouvoir manœuvrer l'aiguille et retirer le verrou, il faut soulever la pédale, mais aussi longtemps qu'une roue se trouve au-dessus de celle-ci, le mentonnet du bandage maintient la pédale abaissée et rend ainsi impossible le déplacement de l'aiguille. Fig. 331. - Pédale mécanique de calage reliée au verrou d'aiguille. On place la pédale le plus près possible de la pointe de l'aiguille et on lui donne une longueur supérieure au plus grand écartement entre deux essieux consécutifs d'un wagon ou d'une voiture. 2. Pédales électriques de calage. Avec l'accroissement de la longueur des véhicules, l'écartement des essieux a atteint jusqu'à 15 mètres, les pédales mécaniques deviennent alors très lourdes, elles se montent difficilement, la manœuvre des leviers devient dure, les pédales se détériorent fréquemment, aussi cèdent-elles de plus en plus la place aux dispositifs électriques auxquels, par extension de la signification du mot, on a conservé le nom de pédales de calage fig. 332. Une pédale électrique de calage comporte essentiellement la présence en amont de l'aiguillage d'un rail R1 isolé électriquement des deux rails contigus. Pour réaliser l'isolement d'un rail, on intercale dans les deux joints d'extrémité une fourrure isolante cuir de bœuf imbibé d'huile de lin et les éclisses ordinaires sont remplacées par des éclisses en bois créosote ou en métal garni de fibre isolante. Fig. 332. - Pédale électrique de calage d'aiguilles. Deux circuits 1-2 relient le rail isolé R1 à la cabine, le circuit 1 comprend une source de courant et un interrupteur d'économie i ; le circuit 2, un électro-aimant dont l'armature, lorsqu'elle est abandonnée, enclenche le levier L de manœuvre de l'aiguille ou du verrou. Lorsqu'il n'y a pas d'essieu sur le rail isolé, le courant de la pile emprunte le rail isolé suivant ab et, parcourant le circuit 2, excite l'électro dont l'armature en se relevant libère le levier de manœuvre. Mais lorsqu'un essieu se trouve sur le rail isolé, le courant de la pile passe directement à la terre au travers de cet essieu suivant ac et l'électro désexcité lâche son armature qui verrouille le levier. L'interrupteur i permet au cabinier de ne faire agir le courant qu'au moment de la manœuvre du levier. Le rail isolé doit avoir une longueur de 15 à 18 mètres. CINQUIÈME PARTIEVirage et translation des véhicules de chemins de fer A. - Plaques tournantes pour wagons et voitures Les plaques tournantes servent à faire passer les véhicules d'une voie sur une autre, que ces voies soient convergentes ou parallèles. Elles ne permettent que le passage d'un véhicule à la fois. Si on les subit dans les installations anciennes, on tend de plus en plus à les remplacer par des liaisons par aiguillages et on ne les emploie plus guère que dans les installations étriquées, aux abords des magasins, des ateliers ou dans les raccordements industriels. Fig. 333 La plaque tournante se compose d'un plateau mobile sur un pivot central et soutenu à la circonférence par des galets qui roulent sur un chemin circulaire en acier. L'ensemble repose dans une cuve cylindrique encastrée dans la fondation. Fig. 334 Le plateau mobile est formé de quatre poutres disposées en croix, reliées entre elles et supportant les rails ; les intervalles sont remplis par un plancher en bois ou en tôle. Fig. 335 Quand les plaques sont placées à l'intersection des voies et des traversées rectangulaires fig. 333, elles portent deux voies à angle droit, de manière que ni la voie ni la traversée ne soient jamais interrompues. Des verrous immobilisent la plaque quand elle est abordée par les véhicules. La figure 335 montre que le mentonnet de la roue intercepte une longueur de rail 2 a ; dans le cas d'une roue de 1 mètre de diamètre, cette longueur est égale à 190 mm page 180. Dans ces conditions, le diamètre D de la plaque tournante en fonction de la jauge e de la voie et de l'empattement l du véhicule fig. 334 et 335, est donné par la formule . D'autre part fig. 333, la largeur minimum de l'entrevoie L est égale à L = D-e. Ainsi, pour D = 6 mètres, la largeur minimum de l'entrevoie sera de 4,50 m, si le déplacement latéral doit se faire normalement aux voies L = 6 m - 1,50 m. Si l'entrevoie ne peut dépasser trois mètres, les plaques tournantes chevauchent fig. 336. Fig. 336 Si D = 6 mètres, le décalage x est égal à . A la S. N. C. B., il existe encore quelques plaques tournantes de 4,80 m, mais le type normal est de 6 mètres. B. - Circuits de virage et ponts tournants Parvenues au point terminus de leur parcours, les locomotives doivent être virées bout pour bout pour reprendre la remorque, cheminée en avant, d'un autre train circulant en sens inverse. On utilise à cet effet les circuits de virage et les ponts tournants. 1. Circuits de virage. On leur donne des formes diverses avec la préoccupation de réaliser l'encombrement le plus réduit compatible, d'une part, avec le terrain disponible et, d'autre part, avec le rayon au-dessous duquel on ne désire pas descendre pour les courbes de circulation. On s'inspire également du souci de réaliser le maximum de rapidité dans les manœuvres. 1° La raquette fig. 337. Fig. 337. - La raquette. C'est la solution la plus simple et la plus complète. Il n'y a pas de rebroussement, par conséquent les pertes de temps sont réduites au minimum et l'on peut virer toute une rame de véhicules en une fois. L'aiguille est toujours orientée dans la même direction et ne nécessite l'intervention d'aucun agent. L'espace nécessaire s'inscrit dans un rectangle de surface L x l ; on a l = 2R et L = CO + OB = R + 2R cos 30° et comme cos 30° = , on a . La place occupée par cette solution est très considérable car si l'on s'impose, par exemple, que le rayon R ne peut descendre au-dessous de 150 mètres, on aura L = 409 mètresl = 300 mètres. Fig. 338. - Dispositif à rebroussement unique. 2° Le dispositif à rebroussement unique ABC de la figure 338. Il suppose que, d'une part, l'installation soit établie sur la voie principale AB et, d'autre part, que la locomotive virée puisse repartir de B sans devoir revenir au point de départ A. Il comporte deux arcs de cercle de rayon R et un cul de sac CD dont la longueur l est déterminée par celle du véhicule ou de la rame à tourner bout pour bout. La longueur L n'est plus que de 2 R au lieu de et la largeur de R + l au lieu de 2R, mais la largeur est à prendre tout entière du même côté. 3° Le triangle curviligne de virage fig. 339. Le triangle de virage ABC comporte deux rebroussements, d'où pertes de temps pour arrêts et remises en marche. Fig. 339. - Triangle de virage. Sous sa forme la plus régulière, il se présente comme le montre la figure 339, avec des culs de sac BD et CE de longueur l pour les rebroussements. L = R + 2l cos 30°, or cos 30° = , . Si R = 150 mètres et l = 24 mètres, on aura . Sans doute cet encombrement est encore sérieux, mais il ne faut pas perdre de vue que le triangle de virage ne doit pas nécessairement se trouver au centre des installations mais qu'il peut être refoulé à un endroit propice. L'aiguille, manœuvrée par un levier à simple action page 194, est prise par le talon dans un sens et revient d'elle-même dans la position convenable pour l'autre sens. Le chauffeur de la locomotive peut, par ailleurs, s'assurer de la bonne position de l'aiguille et éventuellement la manœuvrer. La S. N. C. B. a installé de nombreux triangles de virage. 4° Circuit de virage à fleuron ou étoilé fig. 340 à 343. Dans la solution précédente, les voies parcourues ne se recoupent pas. Si l'on admet le recoupement, on peut diminuer l'encombrement en adoptant les figures à fleuron ou étoilées note 237. Fig. 340. - Triangle de virage à fleuron. Dans la pratique, il y a souvent une dimension pour laquelle on n'est pas gêné et la difficulté n'existe que pour la dimension perpendiculaire. Or celle-ci peut être sensiblement réduite dans le cas du triangle curviligne en adoptant la forme de fleuron fig. 340. L'encombrement minimum sera donné par x = y. La figure 341 représente le triangle de virage à fleuron installé en 1926 à la gare belge d'Esschen proche de la frontière hollandaise. Le dispositif à fleuron a été adopté parce que l'on ne disposait que d'une bande de terrain de 150 m de largeur seulement. Fig. 341. - Triangle de virage à fleuron de la gare frontière belge d'Esschen. Avec les figures étoilées, plus grand sera le nombre de sommets, plus réduit sera l'encombrement. Mais pratiquement, on ne peut songer à dépasser le pentagone étoilé fig. 342 lequel comporte trois rebroussements. Un pentagone étoilé ABCDE a été établi à Roulers par la S. N. C. B. en 1920, mais il a été supprimé en 1947 pour permettre l'agrandissement d'un atelier. Le pentagone étoile a été remplacé par une plaque tournante de 22 m de diamètre. Fig. 342. - Pentagone de virage étoilé ABCDE de Roulers. La figure 343 représente le pentagone étoile réalisé à la station italienne de Brennero. En ce point frontière de la ligne du Brenner, tous les trains changent de locomotives. L'établissement d'un pont tournant y aurait été très onéreux, il aurait fallu le protéger contre la neige en raison de l'altitude m. D'autre part, l'espace dont on disposait entre une route et la montagne 104 m était insuffisant pour installer un triangle de virage ordinaire. Le problème fut résolu par l'emploi d'une sorte de polygone étoilé à cinq branches. Le rayon minimum des courbes est de 142 m. Pour éviter toute dépense de personnel, les aiguilles sont talonnables, un contre-poids fixe les ramenant toujours en position normale. Fig. 343. - Pentagone étoilé de virage de la station italienne de Brennero. La longueur totale du dispositif de pointe à pointe des aiguilles extrêmes est de 220 m, sa largeur de 90 m. Le virage d'une locomotive demande 4 minutes environ. Remarque. - Les circuits de virage permettent la circulation des locomotives accouplées sous condition de donner aux culs de sac une longueur adéquate. 2. Ponts tournants pour locomotives. Les ponts tournants se différencient des plaques tournantes en ce qu'ils ne comportent que les poutres portant les rails et n'ont pas de plateforme extérieurement à ces poutres pour recouvrir la fosse. Ponts tournants à équilibrage central. Dans ce système, la charge porte entièrement sur le pivot central et les galets d'extrémité ne sont là que pour s'opposer au basculement du pont au moment où la locomotive l'aborde ou le quitte. La position à donner à la locomotive sur le pont n'est pas indifférente, la locomotive doit toujours être convenablement centrée de manière que le centre de gravité de l'ensemble locomotive et tender tombe le mieux possible à l'aplomb du pivot. Le moment moteur pour la rotation du pont est réduit au minimum en concentrant les forces de frottement le plus près possible du pivot afin de leur donner un bras de levier minimum. La longueur des locomotives et par suite leur poids augmentant sans cesse, les ponts tournants sont toujours, à l'heure actuelle, équipés d'un tracteur électrique suffisamment lourd pour que son adhérence sur le rail circulaire, placé à la périphérie de la fosse, suffise pour entraîner le pont tournant. Le diamètre des ponts tournants modernes varie de 22 à 30 mètres ; il en existe même en Amérique qui mesurent 41 mètres pour le virage de locomotives de 537 tonnes. On se rend compte de l'importance que prennent les fondations du pivot des ponts tournants servant au virage des lourdes locomotives modernes. Il faut aussi considérer les fondations des culées qui ont à résister aux plus lourdes charges avec chocs. Dans la détermination des charges statiques assimilées, on recommande de multiplier le poids de l'essieu abordant par le coefficient 7,5. Les charges des extrémités du pont tournant abordé doivent normalement porter entièrement sur les sabots de calage, mais il peut arriver que les charges portent partiellement où même totalement sur les galets de roulement et, dans le calcul des fondations des culées, il convient d'avoir égard à cette dernière hypothèse. La longueur et le poids croissants des locomotives, la nécessité économique de plus en plus impérieuse d'un virage rapide ont souligné certains inconvénients des ponts à équilibrage central. Fig. 344 Pour assurer le portage sur le pivot malgré la flexion des poutres, il faut ménager sous les extrémités un jeu important qui oblige à placer les rails du pont à un niveau plus élevé que celui des voies aboutissantes fig. 344, d'où résultent des chocs importants au passage des locomotives. Il faut caler les extrémités du pont avant que la locomotive puisse l'aborder, les décaler sous charge avant le virage et les recaler au moment où la locomotive quitte le pont fig. 345. Le sabot de calage soutient le pont au moment où la locomotive l'aborde, le verrou empêche le pont de dévier à droite ou à gauche sous l'effet du choc d'abordage. Pour réaliser l'équilibre, le pont à équilibrage central exige un diamètre plus grand que l'empattement de la locomotive et de son tender ; en effet, il faut, avant le virage, perdre du temps à faire aller et venir la locomotive pour que son centre de gravité tombe le mieux possible à l'aplomb du pivot. Les ponts à équilibrage central se dérèglent facilement ce qui rend la manœuvre parfois difficile. Les réparations sont fréquentes. Fig. 345. - Verrouillage et calage d'un pont tournant à équilibrage = verrou,S = sabot de calage,L = levier unique de manœuvre du verrou et du sabot. Il existe d'autres types de ponts tournants qui suppriment ces inconvénients en répartissant la charge de la locomotive entre le pivot central et le chemin de roulement. Selon leur conception, on les range en deux catégories les ponts à poutres continues à trois appuis, parmi lesquels se classent les ponts étudiés par l'ingénieur Mundt des chemins de fer néerlandais ; les ponts composés de deux poutres à deux appuis, réunies par une articulation au droit du pivot. Ces conceptions éliminent tout basculement ou jeu entre galets et cercle de roulement et réduisent les chocs sur le pont lorsqu'une locomotive aborde celui-ci ou le quitte. Dès lors, ces ponts ne doivent plus être calés, ni décalés, mais simplement verrouillés et déverrouillés. Pour le cas où la charge porterait uniquement sur la travée opposée au galet moteur, les poutres principales du pont Mundt sont rendues plus flexibles dans la zone du pivot que vers le milieu des deux travées de manière à obtenir une adhérence suffisante à l'extrémité motrice pour les plus mauvaises conditions de charge. Avec le pont Mundt à poutres principales continues, lorsque le pont est soumis à une charge équilibrée, le poids est pour les 5/8 supporté par le pivot central et le surplus est uniformément réparti entre les galets d'extrémité. Avec un pont articulé, chargé d'une manière analogue, la moitié du poids repose sur le pivot et un quart sur chacun des deux jeux de galets. Les poutres de ces ponts tournants sont sensiblement moins hautes et partant moins lourdes, il s'ensuit que la cuve peut être moins profonde que pour le type ordinaire. Enfin, la répartition de la charge permanente permet d'employer des fondations moins importantes. Le temps de virage est réduit puisqu'il n'est plus nécessaire d'équilibrer la locomotive sur le pont. De ce chef aussi, et toutes choses égales, le diamètre du pont peut être plus petit. La S. N. C. B. a installé un pont Mundt de 20 mètres à Gouvy, un de 24 mètres à Stockem, Bruxelles-Nord, Bruxelles-Midi et Forest. Des ponts du type continu, légèrement différents du type Mundt, ont été installés récemment à Kinkempois et à Haine St Pierre. Remarque. - Comparés aux circuits de virage, les ponts tournants sont des ouvrages d'art coûteux soumis à des fatigues considérables et exigeant des fondations exceptionnelles. N'insistons pas sur la gravité d'une chute éventuelle de la locomotive dans la fosse par suite de négligence dans le verrouillage du pont. C. - Transbordeurs Les transbordeurs peuvent servir au transfert des wagons, voitures et locomotives d'une voie sur une autre voie parallèle. On construit 1° Des transbordeurs avec fosse ou transbordeurs à voies interrompues fig. 346. En France, dans certaines gares de coïncidence, il existe des transbordeurs servant à faire passer certaines voitures d'un train dans un autre sans devoir passer par la tête du faisceau. En Belgique, aux anciens quais du Sud du port d'Anvers, de part et d'autre du Steen, il existe encore des transbordeurs à fosse pour le classement des wagons à quai note 242, mais partout ailleurs au port, on a recours aux liaisons de voies par aiguillages. Fig. 346. - Transbordeur à fosse. 2° Des transbordeurs sans fosse. Parmi ceux-ci, on distingue les transbordeurs surélevés plus spécialement réservés au déplacement des voitures et des wagons ; les transbordeurs mi-surbaissés affectés au déplacement des véhicules lourds tels que les locomotives. En dehors des cas signalés ci-dessus, les transbordeurs sont surtout utilisés dans les remises à locomotives et dans les ateliers de réparation du matériel roulant. La description de ces appareils ne rentre pas dans le cadre de cet ouvrage. U. LAMALLE. Février 1951. Notes note 002_1 En Russie 1,524 m, en Espagne et au Portugal 1,676 m. note 002_2 Pour le rail belge de 50 kg/m, par exemple, la distance d'axe en axe des rails est de 1,507 m voir Fascicule II, Pose de la Voie en Courbe, troisième édition, 1949, page 2. note 002_3 En alignement droit, avec 2 mètres d'entrevoie, le gabarit belge du matériel roulant, avec portière ouverte, empiète sur le gabarit voisin, portière fermée, de 17 cm. Lorsqu'une portière s'ouvre en marche, elle tend à se rabattre complètement contre la paroi, en vertu de l'inertie et de la vitesse. Quand le train s'arrête, elle tend au contraire à se refermer. L'accrochage par ouverture de portière suppose qu'un train croise au moment même où la portière s'ouvrant, elle occupe la position normale à la paroi ou lorsqu'elle tend à se refermer lors d'un ralentissement ou d'un arrêt. Quoi qu'il en soit, en Belgique, la tendance est d'augmenter la largeur de l'entrevoie de 15 à 20 cm. note 006 Les cendrées des fours à zinc exceptées. note 008 Le petit granit » belge n'est qu'un calcaire dur. note 010 Le ballast 20 X 40 mm, devenu très cher parce qu'on l'utilise à d'autres fins béton, n'est plus guère employé à la S. N. C. B. note 012 Conférence du 11-10-1935 par Ch. Driessen à l'Institut royal des ingénieurs hollandais. note 013 Rail maintenu sous tension. note 015 Die Reichsbahn - 10 octobre 1928. note 016 Une mèche de coton trempée dans cette solution mixte de chlorate et de carbonate, puis séchée, brûle huit fois moins vite que si elle a été trempée dans la solution de chlorate pur. Les vêtements ou chaussures mouillés par la solution deviennent, lorsqu'ils sont secs, extrêmement inflammables. Il faut les laver à grande eau s'ils ont été éclaboussés. Il est prudent de pourvoir les ouvriers de bottes et de tabliers en caoutchouc. Les souliers à clous qui pourraient provoquer des étincelles, sont à proscrire. Pour permettre de déceler la présence de solution herbicide sur les vêtements, on peut colorer cette solution. Enfin, les ouvriers ne doivent pas oublier que le chlorate est un poison. note 018 Locomotive type 1 4-6-2 de la S. N. C. B. note 019_1 C'D' = 2 0,40 + 0,90 + 0,30 = 3,20 m. note 019_2 Avec les charges de 36 tonnes par essieu des locomotives américaines, l'écartement des traverses est réduit à 50 cm. note 024 La distillation fractionnée du goudron de houille donne, selon la température d'ébullition, les distillats suivants huiles légères benzol, benzine, huiles moyennes benzine lourde, naphtaline, huiles lourdes huile de créosote, anthracène. note 025 Une traverse de 2,60 m x 0,28 m x 0,14 m = 100 décim³. Pour une traverse en chêne, absorbant 4 kg de créosote, on obtient un taux d'imprégnation de 40 grammes par décim³ ; si la traverse est en hêtre et absorbe 15 kg de créosote, le taux monte à 150 gr par décim³. note 028_1 Le procédé Bethell peut cependant être utilisé également pour le sulfate de cuivre et pour le chlorure de zinc. note 028_2 On emploie également, mais sur une beaucoup moindre échelle, le chlorure de zinc avec le système Rüping. note 029 Dans les chantiers de créosotage des chemins de fer belges à Wondelgem, chaque cylindre mesure 23 m de longueur sur 2,50 m de diamètre et l'on peut y enfourner une rame entière de wagonnets chargés au total d'environ 360 traverses, soit environ 90 traverses par wagonnet. note 032 Dans le chêne, le cœur est à peu près réfractaire à la pénétration. note 034 La charge dynamique au droit d'un essieu moteur peut être près du double de la charge statique. note 041 Tome II - Exploitation technique - 3° édition, 1949, page 102. note 042_1 Voir page 34, paragraphe 6. note 042_2 Selle métallique d'appui pour voie en courbe avec attaches type Angleur. note 044 Pour éviter cet inconvénient, dans certaines selles, le rebord est abattu complètement à l'emplacement de la tète du tirefond de fixation du rail selle de 50 kg modèle 28. note 045 Voir 3e partie Les Rails, chapitre IX. note 046 Deux rails de 27 mètres soudés. note 047_1 Tome III - Fascicule II, 3e édition, 1949 - Pose de la voie en courbe - page 9. note 047_2 36 t x fr la tonne par exemple = fr/km. note 051_1 Avantages propres aux traverses en bois page 41. note 051_2 En 1922, les usines d'Ougrée-Marihaye laminaient des traverses métalliques sans trou. Le rail était fixé par selle à crochet, crapaud et boulon dont la tête se logeait dans un creux embouti dans la table de la traverse. La selle elle-même embrassait la table formant encorbellement et s'accrochait des deux côtés par un dispositif en queue d'aronde. Une cale complétait l'assemblage. Revue Universelle des mines - 16 juin 1923 - Génie Civil - 8 octobre 1922. note 051_3 Bulletin de documentation de l'Ossature métallique - janvier-février 1933. note 052 Voir 3me partie Les Rails - Chapitre IV Pose des rails de grande longueur ». note 054 Avec les traverses d'Ougrée et d'Angleur, on ne pose pas d'anticheminants, sauf lors de la pose de la voie, c'est-à-dire pendant le rodage » et ce provisoirement. note 056_1 Par suite de la présence de pyrites FeS dans le charbon dont proviennent les cendrées. note 056_2 Circuit de voie et block automatique - voir tome II, l'Exploitation technique - 3me édition - Signalisation - 2me partie - p. 102. note 057_1 La Suisse, par exemple, n'a que très peu de chêne. note 057_2 Soufflage, voir le chapitre Entretien de la Voie. note 058 L'Italie consomme 3 millions de traverses en bois par an, l'Angleterre 5 millions, la France 5 millions et la Belgique ± La disproportion entre les besoins et les ressources s'aggrave d'année en année. note 059 Circuits de voie voir tome II. L'Exploitation technique - 3me édition - La Signalisation - 2me partie - p. 102. note 061_1 Bulletin du Congrès International des Chemins de fer. Novembre 1921 - R. DESPRETS. Juin 1921 - DINO LEVI DE VEALI. note 061_2 M. VAGNEUX, Ingénieur en chef à l'ancienne compagnie française du P. L. M. note 072 On appelle traverse danseuse», une traverse qui, retenue par les attaches, est suspendue au rail à la suite d'un affaissement du moule ». Au passage de chaque essieu, elle s'abaisse puis se relève. Le moule » est la partie du ballast qui supporte directement la traverse. note 074_1 Niveau Van den Berghe de la S. N. C. B. ; il se compose d'une pièce métallique formant pont entre les deux rails. Cette pièce porte en son milieu un secteur circulaire gradué R = 1,30 m sur lequel glisse un niveau. Celui-ci, étant amené dans la position horizontale bulle entre les repères, on lit directement sur la graduation du secteur, la dénivellation d'un rail par rapport à l'autre. note 074_2 Le viseur se compose d'une lunette ordinaire, à lecture renversée. La lunette comporte un réticule à deux fils horizontal et vertical. Un dispositif de réglage et un niveau permettent de rendre le réticule parfaitement horizontal et de faire des visées dans un plan horizontal. Le viseur est fixé au rail par deux pinces à griffes, il peut pivoter autour de son axe vertical pour les visées dans les courbes. Une échelle graduée permet de fixer le viseur à une hauteur déterminée au-dessus du rail. note 074_3 La mire est composée d'un cadre ajouré portant trois échelles verticales graduées identiques. Elle se met en station sur le rail au moyen de pinces. Un niveau assure la parfaite horizontalité de la ligne des zéros. Sous les zéros, la mire est peinte en noir pour éviter toute confusion de lecture. Une échelle graduée, placée sur la tige support, permet de régler en hauteur la ligne des zéros. note 077 Diplorry ensemble de deux trucks lorry indépendants, composés chacun d'un châssis monté sur deux paires de roues et soutenant une traverse porteuse. La solidarisation des deux trucks se fait par le poids du chargement. note 080 Le mot anglais rail » signifie barre » d'où l'expression railways » chemins en barres. note 082 Le Great Western Railway » avait cependant adopté la voie de 2,34 m 7 pieds anglais et l'a conservée longtemps. note 085 Voir chapitre IX Le cheminement des rails. note 086 Les rails à patin furent préconisés aux États-Unis vers 1832 par Stevens et introduits en Europe en 1836 par l'anglais Vignole. note 088_1 C'est pourquoi les règlements prescrivent des pesées périodiques des locomotives, pour s'assurer que les essieux ont bien leur charge normale, notamment les essieux d'avant et d'arrière qui sont appelés à guider la locomotive en courbe. note 088_2 Nous traiterons la question de l'usure au chapitre VII. note 091 Cas du rail belge de 52 kg/m. note 093 Le patin, se refroidissant plus vite que le bourrelet, met d'abord le bourrelet en tension par effet de retrait mais, au fur et à mesure du refroidissement, c'est l'inverse qui se produit ; le patin est alors mis en tension et la cambrure finale se forme avec patin à l'extérieur de la courbe. note 096 U. V. F. 3. - Union des voies ferrées. - Profil n° 3. U. V. F. 3 R. - Union des voies ferrées. - Profil n° 3 renforcé. note 098 Nous reparlerons ultérieurement du rail Compound ». note 100_1 Température en degrés centigrades prise sur le rail au moment de la pose. note 100_2 Si l'on touche un rail exposé en plein soleil, on constate que le patin est moins chaud que le bourrelet. Sous un soleil ardent, les rails atteignent une température telle qu'il est presque impossible d'y poser la main. note 100_3 Les chemins de fer vicinaux belges posent leurs rails à ornière et même leurs rails Vignole sans joint de dilatation traverses recouvertes de ballast. note 102 Notamment, sur les fortes déclivités et dans les régions de freinage. note 104 Bulletin de l'Association internationale des Chemins de fer - février 1921. Le calcul des rails » par M. DESPRETS, Ingénieur en chef à la S. N. C. B. note 108_1 Voir L'état de la question des rails en acier Thomas sur le réseau de la S. N. C. B. » par J. SERVAIS - Bulletin du Congrès des Chemins de fer - janvier 1951. note 108_2 Retassure phénomène physique cavité, souvent en forme d'entonnoir, qui se produit dans la région supérieure des lingots par suite de retrait qui accompagne la solidification. note 108_3 Ségrégation phénomène chimique défaut dû à l'accumulation des impuretés sulfureuses et phosphoreuses, etc., au centre et vers le sommet du lingot c'est-à-dire dans la partie qui se solidifie en dernier lieu. note 109_1 Une flèche dont la pointe indique le côté des rails correspondant à la tête » du lingot est laminée en relief sur l'âme des rails. Pour le rail 50 kg/m, le choc se donne au moyen d'un mouton de 1000 kg tombant librement de 6 m de hauteur sur coupons de rails reposant par le patin sur appuis espacés d'un mètre. Après chaque choc, la flèche est relevée. Toutes les chutes de tête doivent résister à un choc sans se briser. note 109_2 Les éprouvettes sont prélevées dans la chute de culasse en nombre correspondant à 25 % du nombre total des coulées. note 109_3 La résilience est la force vive ou travail absorbé par l'éprouvette pour provoquer sa rupture sous l'effet du mouton pendule. Elle s'exprime par le nombre de kgm nécessaires pour produire la rupture mais ce nombre est rapporté au cm² de la section exposée à la rupture 10 mm x 8 mm. Pour l'éprouvette Mesnager, le nombre de kgm nécessaire à la rupture représente donc les 8/10 de la résilience. Les essais se pratiquent sur 20 % des coulées. note 109_4 Les bonnes fabrications donnent un pourcentage de résiliences, égales ou supérieures à 3 kgm, d'au moins 70 % du nombre total d'éprouvettes. note 110_1 Essai de dureté. - L'essai de dureté Brinell consiste à pratiquer une empreinte par pénétration, à la surface de l'acier à essayer, au moyen d'une pression P de 3000 kg exercée progressivement et maintenue pendant 15 secondes sur une bille en acier trempé de 10 mm de diamètre. Le diamètre de l'empreinte ainsi obtenue est relevé au moyen d'un microscope gradué. Si S est la surface en mm² de la calotte sphérique de l'empreinte laissée par la bille, le rapport P/S donne le chiffre de dureté Brinell. Si D est le diamètre de la bille, d celui de l'empreinte relevée, on a . Des tables donnent directement le chiffre de dureté Brinell correspondant aux empreintes obtenues. Pour les rails ordinaires nuance 70 à 80 kg/mm² les chiffres de dureté seront compris entre 200 et 242. Pour les métaux, on peut se faire une idée suffisamment approchée de la résistance à la rupture en kg/mm² en se servant du chiffre de dureté et en le multipliant par un coefficient qui pour les aciers est de 0,35. Les tables donnent également les résistances correspondant aux diamètres d'empreintes et aux chiffres de dureté. note 110_2 Prise d'une empreinte Baumann distribution du soufre sur une section bien dressée et passée à la lime douce. Le papier photographique au bromure ou au citrate d'argent est au préalable imprégné d'une solution d'acide sulfurique à 3° Baumé, puis appliqué sur la surface à explorer. Il y a dégagement d'hydrogène sulfuré sous l'action de l'acide sulfurique et des taches de sulfure d'argent apparaissent là où existent des sulfures dans le métal. Lorsque l'image est suffisamment nette, on lave et on fixe par l'hyposulfite de soude comme s'il s'agissait d'une reproduction photographique. note 110_3 La plus ou moins grande aptitude à la surchauffe est fonction de la grosseur du grain austénitique primaire propre à chaque coulée d'acier. Voir La grosseur du grain austénitique de l'acier » par W. MEERT, Ingénieur civil métallurgiste - Bulletin de l'Union des Ingénieurs de Louvain - Février 1946. note 111 La déformation des barres due au retrait après refroidissement provient de l'inégalité relative des masses entre bourrelet, âme et patin des rails. note 115_1 On constate également en courbe une tendance à l'écrasement du rail le plus chargé, écrasement qui se traduit par la formation de bavures métalliques, résultant de l'écoulement latéral du métal. note 115_2 Bulletin du Congrès des Chemins de fer - janvier 1940 - JACOPS, Ingénieur de la note 115_3 Sinon les mentonnets des roues heurteraient les éclisses de joints. note 117_1 Pour le procédé de fabrication des rails compound», voir la Verkehrstechnik» du 5-X-1940. note 117_2 Initiation à l'étude de la constitution physico-chimique des aciers de construction - Traitements thermiques - J. SERVAIS, chef du service des essais de la voie à la - 2e édition, 1942. note 118 D'après leur teneur en carbone, on distingue dans les alliages fer carbone la classification suivante le fer contenant de 0 à 0,04 % de C, les aciers ordinaires contenant de 0,04 à 0,9 % théoriquement jusqu'à 1,7 % de carbone aciers doux de 0,04 à 0,20 % de C ; aciers demi durs 0,20 à 0,35 % de C ; aciers durs de 0,35 à 0,9 % de C, la fonte contenant plus de 1,7 % de C. Les aciers de construction profilés divers, fers marchands, tôles et larges plats sont en acier doux. Les pièces de forge sont en acier doux ou en acier demi dur. Les outils de coupe sont en acier au carbone très dur ou en acier spécial. Les aciers sont obtenus par affinage de la fonte décarburation et élimination des éléments étrangers par des procédés divers Affinage par le vent dans les convertisseurs Bessemer à revêtement intérieur à réaction acide revêtement siliceux, à revêtement à réaction basique dolomie calcinée = carbonate naturel de chaux et de magnésie ; c'est le procédé Thomas appliqué aux fontes phosphoreuses le plus usuel en Belgique note 118_1. Affinage de la fonte sur la sole d'un four Martin à revêtement acide, à revêtement basique. L'acier est encore fabriqué aux fours électriques et aux fours à creusets. Il existe aussi des procédés mixtes Talbot, Bertrand-Thiel, Duplex. La cémentite est un carbure de fer Fe3C qui, considérée en tant qu'élément indépendant, contient 6,7 % de C. Les proportions relatives de ferrite et de perlite varient selon la teneur en C de l'alliage, de sorte que, entre les limites de 0 à 0,9 % de C des aciers usuels à 0 % de C, il n'y a que de la ferrite, à 0,9 % de C, il n'y a que de la perlite eutectoïde fig. 141. Propriétés mécaniques des constituants La ferrite est tendre. La cémentite Fe3C est un corps très dur et très cassant ; incorporée dans le fer, elle lui communique ses propriétés suivant la proportion absorbée. La ferrite faible résistance à la traction 28 à 35 kg/mm², grande ductilité ± 35 % d'allongement. La perlite agrégat de ferrite et de cémentite grande résistance à la traction 85 à 90 kg/mm², faible ductilité ± 8 % d'allongement. Il s'ensuit que la résistance à la traction des aciers croît avec la proportion de perlite, laquelle est fonction de la teneur en C, tandis que le pourcentage d'allongement diminue dans les limites de 0 à 0,9 % de C. L'austénite est une solution solide» homogène de carbure de fer dans le fer gamma. Il n'est pratiquement pas possible d'obtenir la structure austénitique avec l'acier au C sans alliage parce que le refroidissement n'est pas assez rapide. Pour obtenir l'austénite seule, il faut tremper des aciers spéciaux à forte teneur en Mn ou en Ni ou bien tremper dans l'eau glacée un acier très carburé 1 % de C par exemple et renfermant 2 de Mn. La martensite. - Si l'acier est fortement chauffé c'est-à-dire jusqu'au-dessus du point critique supérieur tout le carbone se dissout et reste en solution après refroidissement rapide trempe et forme la martensite. La martensite, très dure et très fragile, est la caractéristique de l'état trempé des aciers ordinaires suffisamment carburés. Pour obtenir cet état trempé, il faut empêcher toute décomposition avant d'atteindre les températures basses auxquelles prend naissance la martensite, c'est-à-dire, franchir rapidement les zones où cette décomposition de l'austénite s'opère à grande vitesse. L'apparition de la martensite est donc accompagnée d'une augmentation de la dureté. La troostite. - Quand, avant trempe, on part d'une température inférieure à celle qui donnerait la structure martensitique, on obtient de la troostite. Celle-ci est donc le constituant obtenu par la trempe douce de l'acier suffisamment carburé. La sorbite. - C'est la structure obtenue par revenu, pratiqué après trempe, d'un acier martensitique. Lorsque les pièces à traiter tels les rails doivent avoir une dureté différente en profondeur à partir de la surface, on peut pratiquer le revenu par conductibilité, c'est-à-dire, qu'on réchauffe les pièces jusqu'à la température de trempe et l'on trempe seulement la partie pour laquelle on recherche la dureté. La chaleur résiduelle du restant de la pièce réchauffe alors la partie trempée jusqu'à la température du revenu. Selon la température du revenu, la martensite subsiste ou disparaît complètement. Au-dessous de 400°, la martensite disparaît complètement et, avec elle, ses propriétés caractéristiques ; à partir de ce moment, la sorbite possède les propriétés de la perlite. La sorbite caractérise donc les aciers trempés et revenus. note 118_1 Par suite des facilités d'approvisionnement en minerais phosphoreux des bassins de Briey et du Luxembourg. note 119 La teneur de 0,9 % de C correspond à l'eutectoïde. On appelle eutectoïde l'eutectique qui se forme aux dépens d'une masse solide, l'appellation eutectique » étant réservée à la structure qui prend naissance aux dépens d'un liquide. Un eutectique comporte des teneurs bien définies de constituants. Il se caractérise, en outre, par le fait qu'il fond à une température nettement plus basse que celles auxquelles fondent les constituants. note 122_1 Sans réchauffage. note 122_2 Sans réchauffage. note 123_1 Mesurée sur éprouvette de 13,8 mm de diamètre dont le centre est à 10 mm de la surface de roulement. note 123_2 Maximilianshütte à Rosenberg Bavière. note 123_3 Sans réchauffage. note 125_1 Bulletin de l'Association Internationale du Congrès des Chemins de fer - J. SERVAIS - avril 1936. note 125_2 Le mécanisme par lequel les abouts des rails sont martelés par les roues au moment du franchissement du joint est encore assez obscur. Il semble qu'il se produise un choc direct sur le rail d'aval en même temps qu'un rebondissement de la roue. Ce phénomène provoque tantôt l'écrasement de l'extrémité du rail, tantôt la formation d'une cuvette dont la position est variable mais qui paraît s'éloigner du joint d'autant plus que la vitesse est plus grande fig. 143. Fig. 143 note 126_1 La Locomotive par U. LAMALLE et F. LEGEIN - 4e édition 1948 - page 587. note 126_2 La Locomotive par U. LAMALLE et F. LEGEIN - 4e édition 1948 - page 550. Pose de la voie en courbe - Tome III du cours d'exploitation des chemins de fer, fascicule II, 1949 - U. LAMALLE. note 127 Voir, page 90, l'étude des portées d'éclissage. note 128 Ancien type d'éclissage. L'éclissage actuel est représenté figure 120, page 91. note 130_1 Largeur du patin ± 1 mm ; hauteur, largeur du bourrelet et épaisseur de l'âme ± 0,5 mm ; ouvertures des portées d'éclissage + 0 mm, - 0,5 mm. note 130_2 Pour les éclisses, tolérance sur le profil de la chambre d'éclissage ± 0,5 mm sur les dimen-sions. Aucune tolérance n'est admise sur l'angle formé par les portées d'éclissage. note 131_1 Le rematriçage consiste à refouler du métal à la presse et à chaud vers le milieu de la portée supérieure des éclisses de manière à obtenir une forme bombée de la portée supérieure d'éclissage, épousant de très près et, en tous cas, mieux que des éclisses neuves, la portée usée des rails. note 131_2 Le traitement thermique a, comme nous le disons page 132, l'avantage de durcir les portées d'éclissage et de les rendre moins vulnérables à l'usure. note 132 Par limite élastique, il faut entendre ici la limite élastique apparente accusée par le commencement de la déformation permanente de l'éprouvette. note 133 Bulletin de l'Association internationale du Congrès des Chemins de fer - janvier 1938 - E. DESORGHER, Ingénieur en chef à la S. N. C. B. note 134_1 Bulletin de l'Association internationale du Congrès des Chemins de fer - janvier 1938 - E. DESORGHER, Ingénieur en chef à la S. N. C. B. note 134_2 Union internationale des Tramways, etc. Congrès de Zurich - Berne - juillet 1939. Voie progrès récents en matière de soudure et d'appareils de voie - H. D'OULTREMONT. note 137 Autrefois appliqué sur la ligne de Ciney à Statte. note 140 Quais de départ d'une station ou au pied d'un signal où les trains sont fréquemment arrêtés. note 141 Au printemps de 1922, sur le plan incliné d'Ans à Liège, du chef du cheminement combiné à la dilatation due à une hausse subite de température, la voie a serpenté au point de déplacer de 40 centimètres l'axe de la voie. note 142 Voir page 132. note 148 Voir fascicule II Pose de la Voie en courbe - 3e édition, 1949 - page 25. note 149 Les véhicules au repos ne peuvent occuper les branchements. note 150 Tome III, fascicule II - 3e édition, 1949 - Pose de la Voie en courbe - page 1. note 151 Circulaire n° 61 du 18 avril 1931 - Service du Matériel de la S. N. C. B. note 153 Nous parlerons ultérieurement des aiguilles flexibles. note 155_1 A la S. N. C. B., il existe des croisements à branche courbe pour les petits angles. note 155_2 d = l tg fig. 178. ; si= 30'et d = 120 mm, on a . note 157_1 On est limité par la course du levier et par sa démultiplication. note 157_2 MAY Les appareils de la voie - Branchements et traversées. note 160_1 fig. 187 l" =QV+VD, l" =TXsin+XDsin or TX=XD d’où formule 1 d'autre part donc et comme, voir formule 1 il vient note 160_2 On peut également déterminer R directement. On a, fig. 188 l’ = BN + ND, BN = PM sin, ND = MD sin d'où l' = PM sin + MD sin mais PM = MD, on a l’ = MD sin + sin d'autre part donc d'où note 162 Tome III, La Voie - Fascicule II. Pose de la voie en courbe - 3e édition, 1949 - Surlargeur pages 2 à 9. note 163 MASUY GEORGES, Ingénieur Principal du Service de la Voie à la S. N. C. B. note 170 Aanleg en Berekening van Wissels en Kruisingen in Gebogen Spoor Technisch-Wetenschappelijk Tijdschrift, nr 2, 1943, door A. JACOPS, Eerste Ingénieur bij de N. M. B. S. note 172_1 Pour le calcul, une traversée complète se subdivise en deux parties, comprenant chacune un croisement et une traversée simple c'est ce qu'on appelle une demi-traversée. note 172_2 Inutile de préciser en principe s'il s'agit d'un changement de voie, d'un cœur de croisement ou d'une demi-traversée le raisonnement mathématique est général. note 178 note 181_1 Avec une ornière de 40 mm au lieu de 45 mm, on a pour l'appareil n° 1, en rails de 40,650 kg, y = 40 mm x 14 = 560 mm, et pour l'appareil n° 6, y = 40mm x 5 = 200 mm. La roue n'est pas guidée sur une longueur de 560 - 190 = 370 mm dans l'appareil n° 1 et 200 - 190 = 10 mm dans l'appareil n° 6. note 181_2 Avec une ornière de 40 mm au lieu de 45 mm et . note 184 , négligeant h devant 2r + e, et tenant compte de ce que page 180, on a , mettant en évidence dans le second terme, on a e d'où . Si h = 40 mm, x' = x x 1,45 = 275 mm ; mais si h = 50 mm, x' = x x 1,55 = 295 mm. Rappelons que x = 190 mm. note 186_1 Voir 3e partie Les Rails - Chapitre VI, page 120. note 186_2 En essayant d'entamer le métal, l'outil l'écrouit et transforme sa surface austénitique en martensite. note 186_3 Les voies des Tramways étant très parcourues à cet endroit alors que les trains de la S. N. C. B. n'y circulent qu'à faible vitesse courbe de 250 m de rayon, les deux voies ont été considérées comme étant de même importance. note 190_1 On peut déterminer le rendement d'une T. J. au moyen d'un graphique d'utilisation note 190_2 établi à priori ou à posteriori. - Par ailleurs, si l'on constate que les surfaces de roulement des rails d'une T. J. sont rouillées, on peut en déduire que son maintien en service est discutable. note 190_2 Graphique pour faciliter l'étude de l'utilisation intensive des voies des gares à voyageurs. - R. DEVOOGHT, Ingénieur principal de la S. N. C. B. - Bulletin du Congrès des Chemins de fer - novembre 1934. note 198 Le chapitre Enclenchements» relève de l'Exploitation technique, du tome II note 199 Diamètre extérieur de 33 à 45 mm - Épaisseur 4 mm. note 205 Ce calcul théorique ne tient pas compte des tensions initiales. note 206 La description de l'appareil central relève de l'Exploitation technique du tome II. note 208 La manœuvre électrique des signaux repose sur les mêmes principes. note 209 Symboles figure 281 le courant électrique circule suivant ABC et est coupé suivant ABD. figure 282 le courant électrique passe suivant ABD et est interrompu suivant ABC. note 210 Remarque. - En réalité, dans la position de la figure 283, étant données les positions de C, m1 et m2 le courant de 120 volts ne peut passer au moteur ; c'est le courant de contrôle de 25 volts qui emprunte le circuit abcd fig. 284. note 214_1 Rail isolé - Voir Tome II, l'Exploitation technique - 3e édition, 1944 - page 168. note 214_2 Électro de faible résistance, monté en série. note 229 Notamment lorsque l'aiguillage n'est pas visité avant d'être pris en pointe par un train. note 237 Annales des Ponts de Chaussées de France - par GOUPIL - septembre 1908. note 242 La longueur de ces transbordeurs varie de 9 à 16,50 mètres, la distance de translation de M à 63 mètres.
Lamachine frigorifique est basée sur la propriété des fluides frigorigènes de s’évaporer et de se condenser à des températures différentes en fonction de la pression. Pour expliquer le fonctionnement, nous prendrons les caractéristiques du R 22 parce c’est le fluide le plus couramment utilisé en climatisation.
24 novembre 2015 Posted in TPS PSDurant le mois de Novembre, les élèves de la classe de TPS-PS-MS ont travaillé sur l’album A trois on a moins froid» d’Elsa Devernois et Michel Gay. Les objectifs principaux de ce projet étaient de développer le langage oral et écrit travail sur les personnages pour les PS et réécriture de l’album sous forme de dictée à l’adulte pour les MS et de développer le sens de l’entraide entre les enfants idée directrice de l’album Ce projet a également donné lieu à différents travaux d’arts visuels reprenant les personnages de l’histoire paysages d’automne avec des hérissons réalisés en pâte à durcir mobiles d’automne utilisant différentes techniques de peinture ainsi que le froissage collage de papiers crépons panneaux décoratifs réalisés collectivement représentant les trois animaux de l’album se tenant chaud
. 282 110 375 144 198 235 313 298
a trois on a moins froid exploitation